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TERRE SANS FOYER
Edité par Vincent SOHIER ©
Pour ses fils Laurent, Bruno, Frédéric et Lionel SOHIER
en hommage à son père Jacques SOHIER
TABLE DES MATIERES
Introduction p. 1
Chapitre I : Partir p. 5
Chapitre II : La dernière ville p.23
Chapitre III : Par toi-même p.35
Chapitre IV : Le raid p.57
Chapitre V : Noël de brousse p.87
Chapitre VI : Le parquet de tôles p.99
Chapitre VII : Détente p.115
Chapitre VIII: Kyombo p.133
Chapitre IX : Caravane p.163
Chapitre X : Fêtes p.195
Chapitre XI : De profundis p.213
Chapitre XII : Le retour p.235
Chapitre XIII: La maison de carton p.245
Chapitre XIV : L'île verte p.261
INTRODUCTION
J'ai longtemps rêvé d'évoquer les débuts du Katanga et de faire réfléchir à certaines réalités de la vie coloniale en écrivant mes mémoires. Mais quand j'ai tenté de me mettre à l'œuvre, je me suis convaincu de l'impossibilité de l'entreprise. Il est des détails, des précisions, qu'un magistrat ne peut donner sans manquer à la discrétion professionnelle. Puis, quand on n'a conservé ni journal, ni notes, on devrait, pour arriver à l'exactitude des dates, des décors, des personnages, se livrer à des recherches d'historien et introduire dans les souvenirs une documentation qui les dénaturerait. Enfin, la poursuite de la vérité des détails m'empêchait de montrer une réalité plus profonde, d'opérer la synthèse de la période que je voulais évoquer. Cette vérité plus complète, la littérature d'imagination était nécessaire pour la restituer.
J'avais donc abandonné le projet, quand, en mai 1944, les bombardiers américains vinrent détruire tout un quartier proche du quai où j'habitais. De ma fenêtre, j'apercevais la lueur des incendies, et, au bord du fleuve indifférent qui scintillait au soleil, le déferlement d'une foule, sauveteurs, parents, badauds, se précipitant vers le lieu du désastre, en croisant une autre foule les victimes fuyant avec leurs dernières hardes et des hommes au pas ferme, qui, maîtrisant leur cœur, se rendaient à la dure conquête du pain quotidien.
Tout-à-coup, j'aperçus parmi eux une bouquetière, ses paniers débordant de lilas, qui se hâtait vers la ville pour vendre ses fleurs avant qu'elles ne fussent fanées. Et je me dis soudain: quand les historiens décriront cette journée, aucun n'évoquera cette bouquetière au simple courage. C'est elle cependant qui lui donne sa grandeur, symbolise le mieux l'âme de notre peuple. Moi qui, sur une époque importante, puis apporter un témoignage en marge de la vérité officielle, n'en ai-je pas le devoir, même s'il faut passer par l'artifice du roman ?
Une heure plus tard, je commençais à rédiger Pierre Minguels. Sinistré moi-même peu après, je l'ai continué dans le collège où nous avions trouvé refuge, écrivant sur un banc d'écolier alors encore qu'une batterie allemande se déchaînait sur la route voisine.
Je ne cherchais pas à opérer une reconstitution complète du temps que je voulais soustraire à l'oubli. Ce livre est l'œuvre d'un esprit qui note le passage de la bouquetière plutôt que l'arrivée spectaculaire et tardive des sauveteurs officiels: celle-là, on pourra la trouver, glorifiée, dans toutes les histoires.
Qu'on ne m'attribue pas toutes les idées et les impressions de mes héros. Quand un auteur a créé ses personnages, il ne les conduit pas où il veut: ils se mettent à vivre et à s'imposer à lui. J'ai eu beau donner à Pierre Minguels une carrière parallèle à la mienne, lui et ceux qui l'entourent ont eu immédiatement des réactions qui m'ont étonné moi-même. Mais c'était, pour parodier une expression du général De Gaulle, l'implacable logique de la vie. Et puis, ils sont jeunes: déjà en deux ans de colonie, on les voit redresser plus d'un jugement prématuré. Que serait-ce si on pouvait continuer le récit de leur existence ?
J'ai été surpris de voir surgir du passé, dans mes précédents ouvrages et dans celui-ci, tant d'humbles figures et d'histoires grises. Qu'importe ? Il n'est pas d'effort inutile. Ce sont de modestes ruisseaux qui, à la genèse du monde, ont créé nos profondes vallées. L'humanité subsiste grâce aux plaines fécondes, tandis que des montagnes entières restent stériles. Médiocres pionniers, pauvres commis des premières entreprises, femmes qui fondent les premiers foyers, simples soldats des conquêtes pacifiques, dans toute création d'un empire nouveau, votre rôle obscur n'est pas moins important, et n'exige pas moins de vertus que celui des quelques vedettes dont les noms seront seuls connus de la postérité. Vus de près, vous aviez, comme tous les hommes, vos travers, vos préjugés, vos ignorances, vos passions et vos vices. Mais à présent, avec le recul du temps, c'est votre courage, mieux même, votre héroïsme seul qu'on aperçoit. Il faut montrer d'où l'on est parti pour que, en voyant le pays qui est sorti de votre effort, on comprenne votre grandeur profonde. C'est pourquoi, en me hâtant comme la bouquetière, j'ai voulu apporter ce témoignage sur le coin de la fosse commune où vous reposez.
CHAPITRE I PARTIR
I
A Liège, par un frais matin de Mars 1910, Pierre Minguels et Achille Raes gravissaient lentement, entre deux haies d'aubépine, la Colline de Xhovémont dont le sommet porte une grande maison carrée des pères Jésuites, qui domine la ville enfumée. Bedonnant à vingt-cinq ans, Achille soufflait et s'arrêtait à chaque pas, tandis que piaffant, maigre, brun, le nez fort supportant des lorgnons cerclés d'or, une mèche rebelle formant accroche-cœur sur son front haut, le jeune avocat pressait le pas, se trouvait sans cesse deux ou trois mètres devant son compagnon, et faisait halte pour l'attendre.
- Comment peux-tu te montrer si pressé, ronchonna Achille, quand nous allons faire une retraite spirituelle, une halte dans la vie.
- Allons, tu te rends compte pourtant que je ne vais à cette retraite que parce que nous l'organisons pour les membres de notre jeune garde. Je suis leur président, donc je dois les suivre. Mais je bous à cette idée que je vais perdre mon temps pendant quatre jours à écouter des sermons et faire semblant de me livrer à la méditation, alors que j'ai tant de besogne en retard, des dossiers pour mon patron, les dix cercles dont je m'occupe, mon article pour "la Province Ardente", mes conférences, ma plaquette de vers à l'impression...
- Et j'imagine, un ou deux bals, quelques rendez-vous avec ces flirteuses qui t'ont fait surnommer le papillon? Ne crois-tu pas que, dans une vie aussi trépidante, on a parfois besoin d'un petit repos et d'une occasion de faire son propre inventaire ? Tu pourrais par exemple te demander si tu penses tout ce que tu écris.
- Tu vas fort.
- Joséphine Tonir m'a montré le sonnet que tu lui as remis, elle le sait par cœur, il l'affole. "Quand nous serons deux bons vieux, deux bons vieux qui s'aiment." Rêves-tu de vieillir en sa compagnie ?
- Hélas, ces strophes sont sincères, mais n'ont pas été écrites pour elle. Pour personne d'ailleurs: dès que je pense à une jeune fille déterminée, l'inspiration me fuit. Tous mes poèmes sont dédiés à une amoureuse idéale. A celle qui m'est destinée et que je n'ai pas encore trouvée.
- Laisse ces chimères, choisis une brave fille, marie-toi.
- Je ne crois pas qu'on puisse choisir. Maintenant, j'aime toutes les femmes, mais je regarde le mariage comme une chose sérieuse, dont nous ne sommes pas les maîtres. Ma sœur Marguerite, du couvent où elle compte entrer, a rapporté une grave maxime: les mariages sont écrits dans le ciel. C'est un peu ce que je pense. Tout homme a sa complémentaire, qui lui est destinée, à qui il est destiné. S'il se met à raisonner, à vouloir prendre pour épouse celle qui a le plus de beauté, ou d'intelligence, d'argent, de bonté, il s'apprête une triste vie.
- Paradoxe ! Les qualités...
- Risquent de ne pas être en harmonie. Aussi, je ne veux pas m'en mêler. Un jour, je trouverai celle qui m'est vouée, sans l'avoir cherchée, ce sera comme une illumination.
- Le coup de foudre, en somme: Et en attendant tu vas continuer cette vie, brillante mais où tu t'éparpilles, d'animateur et de boute en train sur tant de plans, barreau, politique, littérature, flirt.
- Je vais t'étonner, mon vieil Achille, cette vie, elle commence à m'excéder. La politique est basse, faite de combinaisons où le bien public s'efface devant les intérêts particuliers. Les clients sont des égoïstes, des envieux dont nous devons épouser les rancunes au lieu de pratiquer la vraie justice, qui ne va pas sans charité. La littérature est affaire de coteries, de chapelles qui me dégoûtent même quand j'en profite
- Crise de misanthropie due au surmenage. Il n'y a qu'une solution, marie-toi. Il existe tant de jolies filles qui attendent ta demande. Tiens, mademoiselle Vallée.
- Une beauté, la grande Sophie, et pas bête, mais qui ne parle que de sa dot, de l'appartement qu'elle meublera comme ceci, de la villa qu'elle choisira comme cela, des clients que son père m'amènera. Je ne suis pas né esclave.
- Et Angèle ? Et la blonde Martine ?
- Bien jolies toutes deux. Mais Angèle est trop bêlante, caressante, "comme tu veux mon chéri." Je n'aime pas les nourritures fades. Et l'ardente Martine me donne trop aisément des rendez-vous. Je ne lui suffirai pas.
- Cependant le mariage est le port. Car, tu as raison, la vie actuelle n'est pas belle.
- Mais alors, Achille, que ne te maries-tu, toi, fiancé depuis si longtemps ?
- Peut-être précisément parce que c'est un port d'arrivée, et que je rêve de départ. Ma vie terne me pèse. Je lis des romans exotiques. Tiens, on m'a parlé du Congo...
- Ce pays de sauvages, au climat épuisant ? Il faut avoir tué père et mère pour s'y enfuir.
- On va y mettre en valeur une province à peine connue, le Katanga. Un climat merveilleux, des mines comme un Eldorado, des terres riches, des fleuves. Que je voudrais m'évader là-bas. Mais je suis relieur, qu'y
ferais-je ? Et Marie ne m'accompagnerait pas.
- Achille explorateur. Vrai, voilà une révélation.
Mais les amis sont arrivés à la maison de retraites. Ils retrouvent les autres membres de la Jeune Garde. Les exercices pieux commencent. Pierre n'écoute guère le prédicateur, sinon pour s'amuser de son pathos. En chambre, au lieu de méditer, il écrit des vers frivoles. Il dort comme il ne l'a plus fait depuis longtemps.
Puis, le troisième jour, pendant que le Jésuite parle des fins dernières, deux phrases surgissent en lui: "Je dois me fiancer, je dois partir au Congo." Quelle bêtise... Où mon esprit va-t-il s'égarer ? Il tente de suivre le discours, mais en vain. Me fiancer, partir... Les mots fatidiques reviennent, pressants, impératifs. C'est un ordre jailli du plus profond de lui-même. Il voudrait réfléchir, mais son cerveau reste vide, seules les deux phrases lancinantes y paraissent vrillées. On quitte la chapelle, ce sont les heures de détente, le souper en commun dans le grand réfectoire, la récréation. Il plaisante, discute, fait une partie de whist, mais il sent que les mots fatals sont toujours là, qu'il est inutile de résister, que tout est décidé.
Enfin, la cloche sonne. Le voilà dans sa cellule. En faisant sa toilette de nuit, il converse avec lui-même. Ridicule, mon vieux. Partir ? Pourquoi ? Le Congo sur lequel tu n'as même pas lu un bouquin. Stupide. Te fiancer en faisant à l'élue ce beau cadeau de l'abandonner immédiatement ? Complètement maboule. Je vois la tête de Sophie, si je lui proposais cela. Ou d'Angèle. Ou de Liline, aux formes plantureuses, mais si bien balancée, et si bonne. Achille ne l'a pas nommée, il ne la connaît pas. Mais c'est elle que je préférerais. Malgré sa mère. Eh bien non, je ne me vois pas passant une vie entière avec elle. Bêtise. Me fiancer, partir... Il sombre dans un sommeil lourd.
Au cours de la nuit, il s'éveille soudain comme s'il répondait à un appel. Jeanne. Une silhouette grêle surgit devant ses yeux.
D'où diable puis-je me rappeler cela ? Dans les ténèbres, il se retrace une bien courte aventure, vieille de deux ans déjà. Un jour, son condisciple Albin Druant l'a invité à passer une après-midi chez lui avec Marguerite: "j'ai trois sœurs, deux grandes et une gamine. J'aimerais qu'elles connaissent la tienne, qui est si sympathique." Ils y sont allés. Un peu de gêne d'abord. Puis, musique, récitations, charades, on a passé de bonnes heures. Les deux aînées, vingt et dix-huit ans, sont des jeunes filles accomplies. La gamine, c'est Jeanne. Pas même quinze ans. Voyons, comment est-elle ? Je ne parviens pas à l'évoquer, je crois que je ne l'ai jamais regardée. Petite, mince, et je revois, quand elle parle ou sourit, le coin de ses lèvres qui se retrousse, dégageant ses canines blanches, comme si elle voulait mordre. Brune, blonde ? Je ne sais. Pendant toutes ces heures, elle s'est tue, baissant les yeux, ne répondant pas, insignifiante. On lui a demandé de chanter, et soudain sa voix a défailli, comme sous le coup d'une émotion forte. Elle s'est soustraite aux jeux, a refusé de réciter. Au départ, on s'est dit joyeusement au revoir en se promettant de récidiver. On s'est serré la main. Mais, quand ce fut le tour de Jeanne, inattendu, un frisson est passé en moi, notre pression fut forte à nous faire crier, et j'ai vu une flamme dans ses yeux...
Les Minguels ont réinvité Albin et ses sœurs avec d'autres amis. Après-midi qui est la répétition de l'autre. Mais Pierre s'est placé à côté de Jeanne, il la sent émue et son propre cœur bat. Ils ne se sont pas dit un mot, mais au jardin, pendant qu'on courait dans les allées, tout-à-coup, derrière un bosquet, ils se sont embrassés longuement.
Ce soir-là, il a fait un retour sur lui-même. "Voyons, où vas-tu ? Une gosse à présent ? Elle joue sans doute encore à la poupée. Incapable de se défendre. Ce ne serait pas chic. Il faut arrêter les frais." Sa vie encombrée lui a fourni des prétextes pour s'abstenir aux réunions du petit groupe. Peu après, il s'est brouillé avec Albin...
J'ai agi proprement. Deux ans. Je ne l'ai même plus entrevue. Bien mieux, je n'y ai plus pensé. C'est à ce moment-là que j'ai eu ma grande passion pour Julie... Partir, me fiancer. Jeanne. Est-il vraisemblable qu'elle pense encore à moi ? Vraisemblable, non, mais certain cependant. C'est elle qui m'est destinée.
Et dans le silence de la petite cellule monacale, il se rendort paisiblement.
Le lendemain, on redescend la colline. Achille est apaisé. Dans la méditation, il a trouvé la résignation, l'acceptation.
- Et toi, Pierre ?
- Moi, je secoue tout. Je veux être libre.
- Libre?
- Non, je dis une bêtise. Enfin, je pars, je vais au Congo. Et je me fiance. Avec... inutile, tu ne la connais pas.
C'est une petite révolution dans la famille, dans le quartier. En arrivant chez lui, Pierre a annoncé son départ. Monsieur Minguels, fonctionnaire de l'enregistrement, discute, la mère pleure. Pierre n'entend rien. Il écrit des lettres de démission, convoque des réunions de comités où son remplacement figure à l'ordre du jour. Il demande à Marguerite d'inviter ses amies Druant pour le dimanche suivant. Il va chez son ancien professeur, l'éminent juriste Galopin, un de ceux qui, dans l'ombre et sans quitter l'Europe, doivent figurer parmi les grands fondateurs de la colonie Belge: elle lui doit le meilleur de ses lois. Galopin agite les bras, montre ses dents en un rictus qui fait saillir ses pommettes mongoliques. "Je l'avais prévu, cette vie ne pouvait vous convenir". Le samedi, Galopin l'avise déjà. "Je reviens de Bruxelles, votre nomination de magistrat congolais est virtuellement faite, allez vous présenter au ministère."
Dimanche: Pierre donne le matin une conférence, puis tient réunion d'un comité dont il démissionne. On s'étonne, on proteste. Il balbutie, incapable de rien expliquer. L'après-midi, dans son bureau, il travaille à liquider des dossiers. Du bas montent les éclats de rire des invitées de sa sœur. Soudain, doucement, la porte s'ouvre. Marguerite introduit silencieusement Jeanne, redescend. Ils se regardent un instant. Qu'elle est menue, dans sa robe de lainage vieux rose. Ses cheveux blond cendré tombent sur sa nuque en nattes épaisses. Elle baisse les yeux, mais ils sont presque verts. Son nez est droit, sa bouche un peu large. Debout, adossée au guéridon chargé de livres, elle attend que je parle. Qu'ai-je à lui dire ? Pourquoi ?
- Mademoiselle... je pars au Congo.
Elle a blêmi. Elle se tait.
- Je pars pour deux ans. Voulez-vous être ma fiancée, m'attendre, plus tard m'y accompagner ?
Elle n'hésite pas un instant: "Oui," fait-elle, les paupières toujours baissées.
- Jeanne, parlez demain à votre père. S'il est d'accord, le mien ira le voir. S'il ne l'est pas...
- Je vous attendrai, Pierre.
- C'est cela. Maintenant, partez, qu'on ne s'étonne pas de votre absence.
La petite redescend. Ils ne se sont même pas embrassés. Le soir, en montant se coucher, elle annonce à ses sœurs:
- Je vais vous dire un secret. Je suis fiancée.
Elles éclatent de rire: "Sotte. Et à qui?"
- A Pierre Minguels.
Leur hilarité redouble. "Bécasse. Il te l'a dit ? Le papillon ? Il s'est moqué de toi!"
Alors elle se jette sur son lit blanc, et elle pleure, elle pleure, sans bien savoir si c'est de tristesse ou de bonheur.
II
Mars 1910, avril. Printemps. Comme dans toutes les nations colonisatrices, en Belgique, la masse était indifférente, ignorait les efforts de quelques hommes pour la doter d'une province nouvelle. Mais çà et là, des jeunes gens entendant parler du Katanga, de "l'Eldorado du cuivre", sentent monter en eux comme une sève la hantise d'horizons plus larges.
Dans un bourg des Flandres, un ouvrier menuisier, Joris Van Neren, en buvant sa chope au cabaret, trouve sur la table le prospectus d'une compagnie de colonisation agricole. Katanga, espèce de Canada, sans doute ? Un moyen de posséder rapidement de la terre; cette terre qui est, depuis des générations la passion des siens. Demain, il va s'engager comme fermier.
A Bruxelles, Jef Houlemans sort d'un cinéma où il a admiré un film américain aux mirifiques chevauchées dans le Far-West. Voici qu'un ami lui exhibe le même prospectus. Katanga: chasse au lion, combats contre les nègres. Une existence de cow-boys. Demain il ira aux renseignements et, combinant le goût de l'aventure avec celui de la stabilité, il s'engagera à la police municipale du nouveau territoire. Rentrant rue Blaes, il interpellera sa voisine sa compagne de jeux depuis l'époque où leurs mères plaçaient leurs berceaux côte à côte sur le trottoir.
- Eh bien, Fintje, est-ce qu'on est pour se marier, nous deux ?
- ça, tu sais bien que je dis pas non, Jef.
- Alors, ce sera dans deux ans, parce que je vais d'abord être commissaire de police au Congo.
- Toi commissaire ? Tu ma zwanzes, Jef.
- Mais non, Fintje, même que voici mon papier.
- Ah Jef, je suis contente. Mais deux ans, ça sera long quand même.
A Ath, monsieur André, important industriel, découvre que son fils Agapit mène une vie de bâton de chaise et a des dettes criardes. Il n'hésite pas: "Tu dois te racheter, tu partiras". Il alerte ses relations, entreprend des démarches, et voici Agapit André, licencié en sciences commerciales, nommé directeur de la Compagnie Coloniale d'Assurance, la C.C.A.
A Verviers, monsieur Donat lit son journal. Après le feuilleton et les faits divers, il parcourt un article sur le Katanga. Monsieur Donat a quarante-cinq ans, il est sec, jaune, courbé, décharné. Il vit avec sa femme plantureuse d'un commerce prospère. Ils n'ont pas d'enfants, rien ne leur manque, mais il a toujours peur de l'avenir. Voilà l'occasion de l'assurer en faisant fortune. Je vais m'établir là-bas. Tu resteras ici pour diriger la boutique.
- Toi, Arsène ? Que feras-tu là.
- Je vendrai de l'hydromel. Vois-tu, ici, c'est à peine si on connaît le bon hydromel mousseux. Alors tu comprends qu'au Congo ils en sont encore plus privés.
- Mais, Arsène, ils n'en sont pas privés puisqu'ils ne le connaissent pas.
- Oui, mais quand ils le connaîtront. Les coloniaux vont facilement à la poche et aiment boire. Il y a un magot à ramasser.
- Et tu me laisserais, Arsène ?
- Clotilde, ne devons-nous pas penser à notre vieillesse ?
Il lui faut toute sa force pour recevoir le gros corps aux formes rebondies qui défaille dans ses bras.
Demain, dans le Luxembourg, Sylvère Dauche se résoudra au départ parce que sa femme Héloise mène au train de vie que son traitement de forestier ne peut supporter et qu'il l'aime trop, ou qu'elle l'aime trop peu, pour pouvoir l'amener à restreindre ses dépenses. Demain, monsieur Dition, agent de change namurois, constatera que son employé modèle, Oscar Cloche, puise dans la caisse. Il lui dira. "Le Congo, ou je porte plainte," ce qui vaudra à la colonie un nouveau receveur des finances. Demain le tournaisien Jean Collé, dont la sœur veuve vient de mourir en laissant cinq orphelins, décide de les prendre à sa charge et s'engage pour gagner de gros salaires qui lui permettront de faire vivre sa famille adoptive.
La fièvre du départ, nous la retrouvons aussi à Bruxelles, dans un salon aristocratique de l'avenue Louise. Un jeune officier de cavalerie, Guy Morenhout de Rinette, vient d'enlacer Yolande de Lendit et l'emporte dans une valse langoureuse. Il est grand, de physionomie conquérante, moustache courte, nez charnu. Elle est blonde, élancée, charmante dans sa robe vert Nil. Quel couple sympathique, répète-t-on autour d'eux. Les habits noirs et les caqueteuses couvertes de bijoux ne se doutent guère du sérieux de leur conversation. "Oui, au Katanga. Servir, être utile au pays. Je ne puis me résoudre à une vie monotone de garnison. Je dois répondre à l'appel du Roi.
- Je vous comprends et vous admire, Guy. Je devine pourquoi vous me confiez tout cela. Vous pouvez compter sur moi. De ce jour, je me considère comme votre fiancée. Je vous attendrai. Ceci doit rester entre nous, mais là-bas, vous ne serez pas seul. Je vous écrirai beaucoup, souvent...
A Liège, François Préalle, modeste employé de banque, en faisant une course, méditait sur l'impasse où il se trouvait engagé. Il revoyait ce jour d'octobre et la foire où il avait aperçu soudain un petit groupe, une jeune fille au bras d'un jeune homme, et, à côté d'eux, en simple paletot bleu, une autre, sa soeur sans doute. En un élan soudain, il les a rejointes, et sa vie s'en est trouvée changée. Il a accompagné Gabrielle
- Il a immédiatement entendu que tel était son nom magnifique... devant les baraques illuminées, avec leurs pitres grotesques et leurs orchestrions criards, dans l'odeur graisseuse des fritures. Elle était de haute taille, le dépassant nettement. Noire avec de grands yeux bruns très doux, un nez aquilin, un port de déesse. Une beauté. Ils ont échangé des banalités; ému, il parlait nerveusement, elle a répondu brièvement, avec calme.
Un hiver merveilleux et décevant commençait. Le dimanche suivant, elle lui a dit sa simple histoire: les parents, petits bourgeois, morts tous deux, sa sœur, son aînée de trois ans, lui servant de mère, la couture comme gagne-pain, puis un employé de l'usine voisine, Albert, épousant Hélène. Chaque dimanche, ils se sont revus. Gabrielle habitait une commune de la banlieue. Quand il descendait du tram, elle l'attendait déjà, drapée dans un grand châle blanc. Il lui donnait le bras, leurs mains d’étreignant sous le châle. Ils se promenaient dans les ruelles agrestes des hauteurs. Quand le temps était peu propice, ils se réfugiaient à la gare, dans la salle d'attente des secondes, toujours vide, où un vieil employé à casquette venait de temps en temps attiser le feu avec un sourire complice. Ils se racontaient les menus incidents de leurs vies. Avec sa voix musicale, les moindres rires de Gabrielle semblaient les éclats d'une vive gaieté et les mots les plus ternes d'une histoire triste avaient un pathétique de tragédie. Il lui disait: "parle, raconte encore." Mais elle se taisait le plus souvent: "Pourquoi tant parler ? N'est-ce pas quand nous restons silencieux, serrés l'un contre l'autre, à regarder le poêle rougeoyer, que nos cœurs se comprennent le mieux ?"
Loin d'elle, il continuait à vivre dans l'extase. Qu'elle était belle. Ce n'était pas une jeune fille quelconque, mais une princesse, une infante, dont lui, humble mortel, n'était pas digne de baiser la trace. Il se mit à composer des lettres passionnées, de longs poèmes aux pieds boiteux, qu'il lui glissait dans la main en arrivant au rendez-vous. Puis il lui demandait :
- M'as-tu répondu ? Comment, tu ne m'as pas écrit ?
- Mais mon chéri, à quoi bon, puisque je te vois ? D'ailleurs, comment le pourrais-je ? Je ne suis pas poète, moi; toi non plus, j'en ai peur. Et surtout, je ne suis pas romanesque. Je suis une jeune fille toute simple, qui rêve de son futur intérieur, d'une vie modeste et toute unie. Une vie à ton image, mon bon François, celle d'un brave garçon et non d'un paladin.
Plusieurs fois elle ajouta: "Tu devrais faire la connaissance de ma sœur, d'Albert, qui te sera fort sympathique." Et d'autres jours: "Ta mère doit être bien bonne. Il me semble que je m'entendrais avec elle." François comprenait la suggestion, la jeune fille aurait voulu une cour régulière, sanctionnée par les familles, mais il feignait de ne pas l'entendre. Epris d'elle, il n'osait accomplir le pas décisif: elle était trop belle. Employé besogneux, il ne pouvait lier à son sort médiocre cette princesse digne d'un cadre de féerie, des toilettes les plus somptueuses, des bijoux les plus éclatants. La réduire au petit appartement mesquin, aux robes de coton, aux ornements de pacotille, c'eut été un crime égal à celui d'un amoureux qui prétendrait empêcher une virtuose de faire de la musique, une voix d'or de chanter. Non, il ne pouvait faire le malheur de Gabrielle en l'épousant, il devait s'effacer, laisser la place au prince qui apparaîtrait un jour. Chaque fois qu'il la quittait, il se jurait de ne plus revenir.
A la nouvelle année, il parvint à économiser le prix de boucles d'oreilles espagnoles, pendeloques de corail entourées d'une dentelle d'or, à l'aspect somptueux, qui donnèrent un instant à la beauté de Gabrielle une splendeur étrange et exotique.
Le dimanche suivant, il lui reprocha :
- Tu n'as pas mis tes pendants qui te font si belle!
- Pardonne-moi d'être franche: ils sont un peu trop voyants. Vois-tu, ma figure même, toute ma personne est un peu trop voyante pour mon goût. Elle ne va pas avec mon châle blanc.
François la quitta en se disant: "Elle a raison. Elle ne peut porter de tels bijoux aux oreilles sans en avoir aux doigts, au cou, sans un diadème, sans robes de soie et sans fourrures, sans l'écrin de sa beauté. C'est ainsi que, semaine après semaine, il avait continué ces rendez-vous, ces promenades dans les ruelles, d'abord entre le haies rousses de l'automne, puis les prés blancs de neige, enfin les mille bourgeons que gonflait de sève le printemps, sans se décider à mettre sa mère dans la confidence, à aller voir la grande sœur. Et cependant, cela ne peut pas continuer ainsi, se répétait-il, en se remémorant toute son aventure dans cette rue animée qu'il suivait distraitement.
Un monsieur déjà âgé traversa la rue, la main tendue :
- Cher ami, je cherchais un nom, et je ne pensais pas au vôtre. Vous êtes l'homme qu'il me faut.
C'est monsieur Pussemers, son ancien professeur de comptabilité. Quel bonheur de vous voir, vous toujours si bienveillant pour moi.
- Oui, on m'a demandé un de mes anciens élèves pour une place superbe, d'avenir. Comptable principal dans une firme qui va s'installer au Katanga, la Compagnie Coloniale d'Assurance la C.C.A.. Sérieux, bien portant, actif, vous êtes l'homme qu'il me faut.
- Comptable principal ? Mais c'est un rêve. Au Katanga ? Partir...
III
Le Lundi, Jeanne avait parlé à monsieur Druant. Le rigide ingénieur avait d'abord eu peine a comprendre, puis, comme ses filles, il avait dit: "Tu es folle, à ton âge, avec ce jeune homme qui a huit ans de plus que toi, que tu as à peine vu. Et au Congo. Plus tard, attends que je puisse me renseigner, qu'il en revienne..."
La petite a pleuré, la mère a pleuré. Puis Albin est intervenu. "Père, tu ne connais pas Jeanne. Elle ose parler, c'est donc sérieux. Le père Minguels est un honorable fonctionnaire. Je me porte garant de Pierre." Monsieur Druant a consenti à recevoir monsieur Minguels. Jeanne le téléphone à Marguerite. Le mardi, Pierre entreprend son père. Celui-ci ne comprend rien à la crise que traverse son fils, mais il l'estime. "Jeanne Druant ? Une enfant. Pourquoi pas une de ses sœurs ? Enfin, ce sont de braves gens, j'irai."
Le mercredi, lorsque Pierre revient de Bruxelles, son père a un bon sourire. "Va, on t'attend pour souper. Pas de fiançailles officielles, mais tu peux faire ta cour."
Ce soir-là, et bien d'autres pendant ces trois semaines, Pierre finit sa journée chez Druant. Il explique et réexplique ce qu'est le Katanga, son équipement, les conditions de son engagement. L'ingénieur et madame Druant, une grande femme aux allures un peu masculines, ne cessent de soulever des objections :
- Le Congo ? La chaleur, les fièvres, les maladies de foie.
- On exagère, mais...
- Non, récemment encore un voisin en est revenu, maigre, jaune, hallucine, parlant de négresses, d'anthropophages, de randonnées sous un soleil implacable ou à travers une forêt où chaque pas est un combat. C'est là que vous voulez emmener Jeanne.
- Le Katanga est différent...
Madame Druant fondait en larmes. Pierre se raidissait: la première contagion de l'émotion surmontée, elle l'agaçait. Ses manières enfantines, contrastant avec sa taille massive, lui semblaient ridicules. Mais surtout les parents, les amis qui essayaient de le dissuader de partir lui paraissaient parler un langage étranger, traiter d'une question dont ils ne comprenaient rien. Il ne s'agissait ni de maladies tropicales, ni de fauves, ni de sa clientèle possible ou de son avenir politique, mais de son âme, de son cœur de sa liberté. Heureusement, pendant toute la discussion, Jeanne était près de lui, leurs mains sont unies, elle se taisait et fermait les yeux. Elle seule ne posait pas de questions. Une fois, il la sentit tressaillir: c'est quand monsieur Druant a fait allusion au goût des coloniaux pour les négresses. Pierre lui dit tout bas. "Ne crains rien." Elle répondit. "J'ai confiance en toi." Un jour, son père l'interpelle :
- Voyons, fillette, soutiens-moi. C'est toute ta vie qui est en jeu.
- Ma vie, c'est lui, papa.
La discussion apaisée, selon l'habitude de la famille, tous s'asseyent autour d'une table ronde, devant de petits pupitres où reposent leurs livres. Ils lisent à la lumière de la grande suspension. Pierre et Jeanne s'installent à un petit bureau. Ils prennent aussi un volume, mais ils se taisent sans tourner les pages. Le plus souvent, il est las de sa journée trop remplie par la liquidation de ses affaires, ses préparatifs, les visites d'adieu. Ses yeux se ferment devant le bec de gaz au manchon éblouissant. Il doit résister au sommeil, il a hâte que la corvée soit terminée. Quand sonnent dix heures, il se lève, elle le reconduit sur le pas de la porte. Là tout-à-coup, ils s'embrassent ardemment. Pendant qu'il regagne sa maison par les rues embaumées des senteurs d'avril, son seul souvenir de la soirée sera celui de ce baiser.
Le dimanche, dans la petite gare où ils se donnent rendez-vous, Gabrielle voit arriver un François Préalle nouveau. Elle regarde le petit blondin aux cheveux bouclés, à la figure ronde, aux yeux écarquillés qui paraissent d'abord naïfs et pleins d'étonnement, et elle s'étonne de les voir rayonnants, illuminés d'une flamme de bonheur.
- Qu'as-tu,? s'écrie-t-elle.
- Ma chérie, j'ai enfin trouvé ma voie. Je puis te demander en mariage. J'ai une situation, je me suis engagé pour le Congo, le magnifique Katanga.
- Tu pars, tu m'abandonnes, et tu es heureux ?
- Je pars parce que je t'aime, pour t'obtenir. Je ne pouvais t'épouser avec mon salaire médiocre. Là j'aurai un gros traitement qui me permettra de t'entourer du luxe qui convient à ta beauté.
- Le luxe. Mais je ne rêve que de vie simple, intime. Vingt fois j'ai été sollicitée par des jeunes gens riches, des étudiants, des fils de gros commerçants. Je les ai repoussés. Toi tu m'as plu sur le champ par ta figure honnête et si bonne. Je voyais que tu n'étais pas riche, mais qu'importe, quand on sait être content de ce qu'on a. Et voilà que tu rêves d'aventures, de te séparer de moi, des enfants que nous aurons.
- C'est là le merveilleux, on sera sous les tropiques, mais le climat est tempéré, les familles pourront y prospérer. Je m'en irai seul, mais tu m'y rejoindras. Et je serai comptable principal. Cinq mille francs par an, nourri, logé, domestiques payés, voyage en seconde classe. Et de l'avenir, gratifications, commissions si la firme réussit. Je ne cherche ni l'exotisme, ni l'aventure, je suis un réaliste. Je fais une affaire, je nous libère d'une existence où nous étoufferions.
Où tu étoufferais, plutôt. Il me semble que je te vois pour la première fois. Tu as besoin de songes pour vivre, d'orages, peut-être. Moi, mon idéal, c'était le coin de notre foyer, ta présence, la vie calme de mon ménage. Mais je sens que je ne pourrais changer ta résolution sans que quelque chose se brise en toi. Que deviendrai-je, là-bas ? T'aurais-je agréé si j'avais prévu ceci ? Non, sans doute. Mais je t'aime, maintenant. Je suis tienne. Va demander ma main
-Et nous nous marierons sur le champ.
Leurs fiançailles, les apprêts du départ, le mariage pour lequel il faut des dispenses de bans, tout se passe dans la hâte d'une improvisation. Comme voyage de noces, Gabrielle accompagne son mari à Ostende. Il la quitte gaiement. C'est un François exultant de bonheur qui agite longtemps son mouchoir pendant que la malle s'éloigne du quai où, sculpturale dans sa robe longue que le vent plaque à ses formes comme une draperie, Gabrielle lui répond. Quand le bateau n'est plus qu'un point dans le lointain, elle regagne son train vers Liège. Mon Dieu, pardonnez-moi mes larmes. Je suis ingrate. Ne suis-je pas à l'avance payée de la souffrance de cette séparation, et de toutes celles que la vie m'apportera, par le bonheur de ces derniers jours ?
Mai. L'embarquement de Pierre est proche. Le voici de nouveau d'un entrain qu'on ne lui connaissait plus. Il exige que ses parents organisent une réception pour prendre congé des amis. Petite, mince, émue, Jeanne est là ainsi que ses soeurs. Il est plein de gaieté, il chante les couplets des dernières revues auxquelles il a collaboré. Puis on doit danser. Marguerite se met au piano. Jeanne refuse son invitation. "Je ne sais pas, mon chéri, je serais trop gauche. Mais amuse-toi, j'aurai plaisir à te voir..." Elle s'assied près de Madame Minguels et, main dans la main, la mère et la fiancée le regardent passer exubérant de l'une à l'autre, dansant avec les soeurs, avec Sophie Vallée, avec les amies de Marguerite. Et c'est bien tard qu'il serre la main de tous avec un au revoir joyeux, comme si cette vie allait continuer.
Deux jours plus tard. Pierre a dit. "Je n'aime pas l'attendrissement, les effusions en public. J'irai seul à la gare, on se séparera ici." Alors Jeanne est venue dîner chez les Minguels. On a pris un verre de champagne comme à un banquet de fête, mais la conversation a été languissante. Puis le moment est venu. On s'embrasse, on s'embrasse encore, comme si c'était pour la dernière fois. Achille et Albin l'accompagnent. Ils partent d'un pied ferme.
Au tournant de la rue, il se retourne, et sa dernière vision sera celle de deux femmes enlacées, sa mère aux cheveux gris et aux yeux si doux, et elle, si menue, si grave. Quelle gosse!
A la gare, il serre joyeusement la main de ses amis. Mais, sitôt le train en marche, il s'effondre en sanglots. Un inconnu, gros homme compatissant, lui tape sur l'épaule.
- Allons, monsieur, soyez fort. La vie va vite, croyez-moi. On revient. D'ailleurs, puisque vous avez décidé de partir, pensez aux motifs qui vous inspirent.
Aux motifs ? Pourquoi je pars ? Mais je n'en sais rien, je n'en sais rien!
Pendant que le train se hâte à travers la campagne, dans le salon aux meubles Louis XV fanés, Madame Minguels continue à pleurer. Elle tient Jeanne sur son giron. "Ma fille, ma petite fille, tu viendras souvent, j'ai l'impression que tu es tout ce qui me reste de lui." Et Jeanne qui, les yeux clos, tout son être tendu, semble suivre celui qui part, étreint la mère et l'embrasse passionnément.
Chapitre II LA DERNIERE VILLE
I
Un mois plus tard, dans le sleeping-car confortable d'un train qui, après avoir, depuis le Cap de Bonne-Espérance, traversé pendant six jours toute l'Afrique du Sud, progresse lentement à travers la forêt monotone, Pierre Minguels s'approche de Broken Hill, terminus de la ligne exploitée, dernière ville rhodésienne. Dernière agglomération civilisée, dit-on, après ce sera le Congo, la sauvagerie... Il joint sa voix à celle des quarante belges de toutes catégories qui, dans les compartiments voisins de première et de seconde classe - La troisième, simples caisses roulantes, est réservée aux noirs - achèvent leur grand voyage avec entrain. Ces compagnons, ces compatriotes, il ne les connaît pas. Il a voyagé avec deux fonctionnaires âgés, le trio s'est arrêté pour visiter les stations balnéaires des environs de Capetown, les mines de diamant de Kimberley, les chutes du Zambèze, trois fois plus hautes que le Niagara. Ils ont été rejoints en route par les autres émigrants, arrivés par d'autres paquebots, ils ont à peine pris contact. Mais on a tous la même fougue, la même foi en l'avenir, et aussi le même goût de la critique à l'égard du gouvernement, des compagnies de colonisation, de tout. Des critiques qui étonneraient les gens du vieux pays.
Car l'émigrant qui arrive n'est déjà plus celui qui est parti. Pierre Minguels, le petit avocat qui n'avait jamais quitté sa ville enfumée, a maintenant vu l'Angleterre, conversé pendant trois longues semaines avec les passagers pittoresques du paquebot britannique, admiré les escales fleuries aux visions de contes orientaux. Il a progressé de latitude en latitude jusqu'au Sud de l'Afrique, croyant aller vers la barbarie, et stupéfait d'y trouver dans des sites admirables de grandes villes cosmopolites. Il a compris son ignorance de la géographie, le monde se reconstruit pour lui à sa véritable échelle. Et son ignorance de l'histoire: il doit revisser toutes ses idées sur la guerre des Boers, sa contemporaine, qu'est-ce alors de ce qu'on lui a enseigné du passé ? Il a constaté de façon concrète l'immensité de l'univers, la petite place qu'y tient son pays la variété des mœurs et le heurt des races. Puis en remontant l'Afrique du Cap au Congo, il a vu petit à petit les usages policés s'effacer, céder le pas aux déserts ou aux forêts que hantent les fauves et les tribus vêtues de peaux. Il a vu le blanc, en Europe grain interchangeable d'une poussière de populations, se particulariser peu à peu, grandir en importance en prenant figure d'élite isolée dans la foule des noirs. Ici, le primaire le plus grossier, le dernier coureur de savanes, sa couleur le transforme en chef.
Et voici que, dans ce train, la forêt banale et clairsemée, le ciel gris, le froid qui fait se recroqueviller les nègres aux maigres épaules dans leurs lambeaux de pagnes, tout le paysage de saison sèche vient lui dépoétiser les Tropiques, les dépouiller des rutilances attendues d'un exotisme romantique. Un pays comme tous les autres.
Ainsi de sa race, de sa patrie, des colonies, il a en quelques semaines acquis une conception nouvelle, et il sent sa personnalité s'élargir. Pendant ces semaines, il a senti comme une présence constante auprès de lui, la figure silencieuse de sa petite fiancée aux yeux graves, et il se sent protégé par cet enfant qui l'aime et qui veille. Il est jeune, et libre, et fort, et il chante!
Le train a douze heures de retard. Les Belges n'ont pas prévu cette éventualité, les quelques sandwichs achetés aux Victoria Falls sont épuisés, l'estomac crie famine. La poussière envahit tout. Dans le wagon étroit, avec le balancement du train, la toilette est une opération compliquée. Mais tout cela s'efface devant l'impatience d'arriver.
Minguels va sur la plate-forme. De tous les compartiments sourd une animation à la fois ronchonnante et joyeuse. Un loustic chante: "A la cabane bambou", tous reprennent le refrain. Des groupes fument en discutant bruyamment dans les couloirs. Le long de la voie que borde la forêt toujours identique, un chien fauve précède un noir vêtu d'une simple culotte kaki, avec une ceinture de cuir où pend une poire à poudre. Il tient par le canon un fusil qui repose sur son épaule nue en érigeant une crosse brillant d'incrustations de nacre. Des hourras le saluent.
Quand Minguels passe devant un des compartiments de seconde, il est accueilli par un cordial "Good morning, signor!" que lui décoche un petit bossu aux cheveux noirs, aux jeux rougeoyants, aux oreilles percées d'anneaux d'or.
- Good morning, monsieur Cavalcanti!
Pierre lance un regard vers les trois compagnons pittoresques de l'Italien, mais aucun ne fait mine de l'apercevoir.
II
Fumant sa cigarette sur la plate-forme, Pierre pensait encore aux occupants de ce compartiment. Ces quatre individus, que je voudrais connaître leur histoire! Voilà une autre leçon de mon voyage. Le Katanga, nous, Belges, nous ne sommes pas les seuls à vouloir le coloniser. De toutes parts, en Afrique du Sud, et plus loin encore sans doute, on a appris que ce pays allait être ouvert à la prospection et au commerce. Et partout, je l'ai constaté à chaque arrêt, à Capetown, à Bloemfontein, à Bulawayo, à Livingstone, partout des hommes hardis se mettent en route pour en profiter. Ce ne sont pas comme les nôtres des jeunes gens, employés, paysans, qui ne connaissent que leur boutique, leur bureau étroit ou leur rue provinciale. Ceux-ci, ce sont les coureurs de brousse, les aventuriers, ceux qui se sont baptisés les stiffs, les durs!
Chasseurs qui poursuivent le gibier, non par sport, mais pour vivre de sa chair et de ses dépouilles ; prospecteurs ignorant tout principe de minéralogie, mais qui, errant dans les vallées et sur les sommets déserts tombent parfois, grâce à leur flair de découvreurs, sur le filon merveilleux qui les fera millionnaires; bouviers qui, dans les vastes kraals au sol pierreux, à l'herbe rare, parcourent à cheval leurs immenses troupeaux; ceux qui, dans les plaines rocailleuses fatiguent à la course le rapide et stupide autruche et ceux qui, dans des huttes en tôles à peine plus fixées au sol que des tentes, transforment en ghettos les premières rues commerçantes des villes naissantes. Ils n'ont comme bagages que de vieux sacs rapiécés, mais, sur leur entassement, on aperçoit leurs carabines au long canon bronzé. Car qui oserait, après certains trafics dans les villages noirs, après certains recrutements, traverser la forêt sans craindre la flèche, perçant le feuillage ? Ou le soir, aller dans un bar de joyeux garçons prendre son brandy, puis rentrer chez soi en titubant dans la nuit, sans l'argument qui permet de tout dire quand on ne contrôle plus, ni sa pensée, ni sa langue ? Qui, sans cet instrument essentiel du ravitaillement, oserait s'enfoncer dans l'intérieur, sans rien en poche que quelques pennies et pour toute caravane un jeune nègre portant sur sa tête, dans une caisse, quelques livres de farine, un paquet de thé et une fiole de gin.
Pendant que Pierre médite ainsi sur eux, les quatre stiffs du compartiment continuent à deviser gaiement. Ils sont comme tous les aventuriers du veldt, vêtus d'une chemise kaki verdâtre, d'une culotte courte laissant à nu leurs genoux tannés, de bandes molletières d'un jaune passé. A leur ceinture de cuir garnie de cartouches pendent une bourse de tabac et un couteau à lames multiples. Ils ont les bras nus et dans le filet on aperçoit leurs grands chapeaux aux bords de feutre durci.
Minguels aurait voulu connaître leur histoire. Celle de l'Italien était simple: dix enfants à la maison et le sol aride des Abruzzes. Un matin, la madré a soupiré: "On ne peut plus nourrir tout le monde, tu es l'aîné, tu dois partir." Il a rejoint un oncle émigré autrefois à Johannesburg. Il a gagné sa vie là comme maçon, puis il est monté avec le rail vers le nord, vers des villes qui se fondaient et grandissaient. Maçon à Livingstone, à Salisbury, à Lusaka, ne se plaignant pas tant qu'il pouvait envoyer chaque mois aux parents ce qu'il leur avait promis. Maintenant, on lui a décrit le Katanga comme un futur rand, il espère y faire enfin fortune.
Celui qui lui fait face est Mosenthal. Il vient de Pologne, son père était rabbin. Douze enfants et la vie dure, là aussi. Il a été appelé au Natal par un oncle hôtelier, a d'abord tenu ses livres, puis été accessoiriste à l'African Theatre Trust, seule entreprise théâtrale de l'Afrique du Sud, entièrement israélite. Ensuite bijoutier à Pretoria, annonçant chaque mois une "liquidation générale". Mais la concurrence était trop forte, il est parti vers le nord. Marchand de fruits à Bulawayo, puis vendeur à Lusaka dans un "general store", une de ces boutiques où l'on vend de tout. Maintenant il va tenter sa chance au Katanga...
Pendant que les émigrants belges trompent leur faim en chantant et en plaisantant, les quatre stiffs, que l'expérience a rendu prévoyants, déjeunent joyeusement. De leurs couteaux, ils taillent de grands quignons dans les pains dont ils se sont munis, ils ouvrent des boites de lapin d'Australie et les dévorent en avalant de larges rasades de whisky. Seul l'Italien boit une fiasque de Chianti épais, entourée de paille tressée et couverte d'étiquettes multicolores.
- Tchin-tchin, fait en levant son gobelet une espèce de géant aux bras énormes, dont la chemise entrouverte laisse apercevoir une véritable toison de poils noirs. Dans sa face ronde et rouge, ses yeux sont ardents sous des sourcils épais.
- Oui, votre santé, sirs. Puisse notre séjour chez ces bâtards de belges être prospère.
- Moi, dit le géant, Samuel Pashkin, je me débrouillerai toujours. J'en ai tant vu avant d'arriver ici. Il a fallu parvenir à franchir la frontière quand le tsar a voulu nous imposer la conscription. J'ai eu un magasin à Bloemfontein, puis je suis allé au Damaraland prospecter le diamant. Aucun succès. Mais je me suis établi marchand de bestiaux: à la mauvaise saison, les Boers empruntent, puis vendent à n'importe quel prix. Pourtant sale pays, rien que du sable, et les Allemands mécaniquement administratifs empêchant les affaires par leurs règlements. J'ai liquidé pour venir ici.
- Gros capital, alors.
- Hélas non, les cartes, le pinochle, m'ont tout enlevé. Mais j'ai une richesse: dans mes pérégrinations, j'ai acquis une connaissance utile, je sais ce que c'est qu'un nègre.
- Bah, grommelle Joe Burns, un grand gaillard sec, à la figure ravinée, vous, les juifs, vous retombez toujours sur vos pattes. Moi, je vais dans le monde pour voir d'autres pays. Je suis né en Australie, mon père tenait une ferme de chevaux. Quelle vie casanière, toujours à cheval dans la même plaine autour de laquelle le désert dresse un mur invisible mais étouffant. Je me suis embarqué comme soutier sur un paquebot. A Port-Elisabeth, j'ai fait le charpentier. Puis je suis parti aux mines d'or. A la Gold Mining, pendant trois ans, j'ai surveillé les nègres qui déversaient les tinettes. Assez pour moi. J'ai reçu de la compagnie un certificat affirmant que j'ai été à son service et que je suis compétent: il ne précise pas en quoi. Du diable, avec cela, les belges m'engageront bien comme prospecteur.
- Espérons, dit l'Italien, qu'ils seront accommodants. Pourvu qu'ils nous laissent travailler, qu'ils ne nous tracassent pas comme le faisaient les Boers avant que les Anglais les mettent à la raison.
- Moi, remarque Burns, je ne crains rien d'eux. Comme sujet britannique, je serai protégé par le consul.
- Moi aussi, explose Rashkin, je suis britannique. Dès que j'ai eu cinq ans dans le sud, je me suis fait naturaliser. Ces couards de belges en verront de dures s'ils m'attaquent.
- Moi, dit Mosenthal, je m'entendrai certainement bien avec eux et je ne désire pas m'élever contre l'autorité. Toutefois, grâce au Tout-puissant, je suis aussi sujet britannique.
- Alors, Macaroni, il n'y a que toi qui...
- Mais, déclara Cavalcanti, je compte bien aussi sur le consul anglais. J'ai mes papiers de sujet britannique.
III
La locomotive siffla longuement: on arrivait. Les Belges se précipitèrent sur les plates-formes et ce fut un seul cri. "Où est la ville ?" Le train s'arrêta devant deux minuscules bâtiments de tôle ondulée: c'était la gare, perdue dans une plaine herbeuse couverte de voies, avec ici un château d'eau, là des piles de bois de chauffage, des tas de rails ou de traverses métalliques, des rames de wagons, d'informes locomotives rouillées. Au delà on apercevait dans des bouquets d'arbres quelques toits et des camps de huttes nègres.
Devant le convoi, sur l'espace de terre battue qui formait le quai de la gare, quelques blancs aux bras de chemises retroussés et une bande de noirs déguenillés attendaient. Un des européens, petit homme vif à la barbe pointue, s'avança:
- Hello, je suis Mister Mollet, l'agent du gouvernement belge.
On l'accabla de questions. Mais il se borna à répéter en anglais:
- Hello, donnez vos bagages aux boys, suivez-les à l'hôtel. Quand vous continuerez ? Hello, je ne puis vous le dire. Quand la compagnie Pauling, qui construit le chemin de fer, pourra mettre des wagons pour vous. Ils sont très obligeants, mais vous avez beaucoup de bagages, très beaucoup. Hello, suivez les boys.
On arriva. Le "Grand Hôtel" était un des camps de huttes. Un bâtiment rectangulaire, en terre lui aussi, contenait le bar et la salle à manger, mais comme celle-ci était trop petite, des tables en plein air, planches mal rabotées clouées sur quatre pieux fichés dans le sol, la complétaient. Les cases rondes qui l'entouraient étaient la cuisine, le bureau, les chambres à coucher. Il y en avait vingt-cinq. Quelques-unes comportaient un ou deux lits métalliques, légers et pliants. Des clous dans les montants soutenant le toit figuraient les portemanteaux. Des bouts de planches sur des sticks supportaient un bassin de fer émaillé: c'étaient les tables de toilette. Les voyageurs de première classe furent casés dans ces appartements de luxe. Les arrivants, et une douzaine d'émigrants de trains précédents furent distribués par trois ou quatre dans des chambres où ils dormiraient à même le sol, roulés dans leurs couvertures...
Le lendemain on va reconnaître les bagages. Chacun des passagers à cinq ou six malles en fer, des paniers, des valises, un matériel de campement complet: tente, cantine, table, chaise, malle-lit. Puis des caisses de vivres. De quoi remplir plusieurs wagons. Des malles-lits ils retirent les matelas, et désormais les nuits seront moins dures.
Au moment où ils quittent la gare, les pionniers voient un train partir vers le nord, vers le Congo. C'est un convoi de matériaux pour la compagnie Pauling. A l'arrière, sur un wagon de rails, quatre stiffs devisaient gaiement: c'étaient Rashkin, Mosenthal, Burns et Cavalcanti.
Des jours d'un pesant ennui commençaient. Chaque matin, les Belges se rendent en bande à la gare, aux bureaux de la Pauling, chez Mollet:
- A quand le départ ?
- Bientôt, peut-être demain. On essaiera son meilleur.
- Mais voilà un train qui part. Un ou deux wagons de plus...
- Impossible, aujourd'hui il faut des traverses...
Le lendemain il fallait des rails, ou de l'approvisionnement. Ou des lampes, des garde-manger, des tire-bouchons, car on voyait empiler sur les wagons les marchandises les plus hétéroclites. Et des caisses de whisky, de gin ou de bière à rendre ivre l'Afrique toute entière. Et toujours, arrivés hier de brousse ou du sud, quelques stiff en chapeau boer, mollets nus et carabine au dos!
Alors maugréant on se promène interminablement dans la "dernière ville". Pierre Minguels a fait la connaissance de Guy Moerenhout et c'est avec lui qu'il suit une piste conduisant à deux habitations en briques précédées de jardinets, avec un tennis: c'est le quartier des fonctionnaires. Puis la brousse recommence et un kilomètre plus loin on trouve le quartier commercial, trois ou quatre magasins en tôle où l'on peut se procurer un bric-à-brac invraisemblable. Pour passer le temps, certains achètent, qui un accordéon de négresse, qui des lampes, des miroirs, des cravates aux tons effarants. Plus tard ils se demanderont pourquoi ils se sont encombrés de ces niaiseries et le donneront à leurs boys...
Puis au café on joue d'interminables parties de billard, un grand billard anglais à blouses, et l'on boit: comme on s'habitue vite au whisky and soda et à la bière coloniale suralcoolisée! Un grand gandin blond s'amuse à essayer tous ses costumes et change de toilette cinq fois par jour.
On écrit de longues lettres aux parents, à la fiancée. Que dire, pour peindre cette terre d'ennui sous des couleurs roses? François Préalle la décrit à peine: il parle des jours merveilleux où ils seront riches. Guy envoie à Yolande de longues dissertations sur Barrès, Cécil Rhodes et le culte de l'énergie. Pierre, ne voulant pas répéter les mêmes détails à chacun de ses correspondants, tient un journal que là-bas on se passera; ses parents, Jeanne, les amis de la Jeune Garde dévoreront ces annotations où il donne libre cours à ses admirations et à ses indignations fréquentes.
La journée du lendemain sera semblable. Le soir du septième jour, on remarque que, sept lunchs et sept dîners, le menu a quatorze fois comporté du chou simplement bouilli, à l'anglaise. Le dimanche, la troupe ne décolère pas: c'est le régime sec, même à table on ne peut obtenir ni vin, ni bière, ni liqueur. De la limonade poivrée, au gingembre, est baptisée "ginger ale"; certains s'y laissent prendre, espérant une capiteuse ale anglaise.
Pierre ne se mêle guère aux groupes, déjà constitués en clans. Il aime cependant déambuler avec Guy, en discutant littérature et musique, que le lieutenant farcit de mondanités: "Chez madame de Semblant, à sa dernière soirée... Vous connaissez sans doute mon cousin de Beulemans..." D'autres fois, il se promène seul, mais cependant pas solitaire, car il sent auprès de lui la présence de l'enfant chérie.
Un jour, c'est un crève-cœur: le train du sud décharge un tas de sacs, le courrier. On lit les étiquettes des bureaux expéditeurs. Bruxelles, Anvers, Liège... Ces sacs, le premier train de matériaux va les emporter vers le nord. Toutes les lettres des aimés sont là, on a faim de leurs nouvelles, de savoir comment ils ont supporté la séparation. Et elles vont nous attendre dans ce Congo où ces Anglais ne veulent pas nous transporter... Ce jour-là, même Jef Houlemans n'a pas le courage de plaisanter.
On est harcelé par les moustiques, les taons. Quelqu'un conseille d'entourer les casques de tissu moustiquaire. On se précipite dans le "general store". On n'y trouve qu'une étamine pour rideaux brodée de grosses fleurs rouges. Désormais, on se promène affublés de ces étranges voilettes.
Enfin, le douzième jour à la soirée, monsieur Mollet arrive subitement. "Vite, vite, il y a un train à six heures." On refait ses bagages à la diable, on chante, on lance des lazzi. En route pour Elisabethville.
- Hello, messieurs, pas si loin. Ce train vous conduira à une grande station belge, Chinscenda. Là, vous devrez attendre des porteurs pour continuer. On y reste souvent longtemps.
Attendre, toujours attendre! Mollet de malheur, tu veux te faire excuser. En avant, à nous le Katanga.
CHAPITRE III PAR TOI-MEME
I
On a passé la nuit assis sur des malles ou couchés par terre, dans les wagons à marchandises qui dansaient sur la voie à peine ballastée. On est moulus: on sait désormais ce que c'est d'être un colis. Dès l'aube, quelques-uns ont entrouvert la porte afin d'apercevoir la frontière. On espérait, quoi ? les trois couleurs, un monument, quelque chose qui vous transporterait vers la région des grandes émotions. Mais, dans le défilé monotone de la forêt, rien n'a indiqué l'endroit magique. Tout-à-coup, des cases de tôles, des paillotes, des tentes sous les arbres. C'est Sakania, poste d'entrée. Un grand va-et-vient sur le quai, mais rien que des Anglais et des stiffs. Un noir vend des œufs, c'est en pence qu'il fait le prix.
Voilà un belge pourtant; un petit homme en culotte de cheval, guêtres, veston kaki, casque avec plaque aux armes du Congo. Il agite une grande enveloppe en criant. "Y a-t-il un substitut sur le train ?"
Pierre Minguels se précipite: des lettres! Hélas, c'est simplement un pli officiel du procureur du Roi. Souhaits de bienvenue et ordre de s'arrêter là pour instruire dix-huit affaires dont les dossiers sont joints. Minguels appelle: "Monsieur..." Le petit homme revient: "Chef de Secteur Van Perre, à votre disposition."
Il est blond, l'oeil blasé, la peau jaune et ridée, l'air prématurément vieilli. L'agitation de ses bras dément sa figure fatiguée.
- Monsieur le Chef de Secteur, je dois m'arrêter ici.
- Vite alors, descendez vos bagages, le train repart dans un instant.
En hâte, les valises, la caisse de vivres, quelques mains à serrer. Puis il regarde le convoi s'éloigner, toujours sous le coup de sa stupéfaction. Au ministère on lui avait dit: "Votre départ est urgent. Vous n'avez aucune préparation professionnelle, vous ne connaissez ni le droit congolais ni le métier de magistrat, mais vous commencerez par un bon stage auprès de votre procureur du Roi avant d'être livré à vous-même." Et voilà dix-huit dossiers... Cependant le chef de secteur s'agite:
- Il faut d'abord que je vous loge. A ce que je vois, votre matériel de campement, vos vivres, une partie de vos malles sont restés sur le train. Cependant je suis démuni de tout. Allons, on va essayer. Vous dormirez dans mon magasin à provisions.
Si vous voulez bien me faire cet honneur, vous partagerez ma table. Et vous travaillerez dans mon bureau. Ce sera rudimentaire, mais je n'ai pas d'autre solution.
Le substitut s'installe. La maison était basse, en briques. Son toit débordant, soutenu par des montants en bois, formait tout autour une étroite véranda à peine surélevée. Ce type morne et sans confort, était construit en série par la compagnie du chemin de fer, qui en cédait parfois à l'administration ou aux société amies. Pierre devait en revoir tout le long de sa route, comme gares, bureaux, habitations. L'intérieur se composait de trois pièces minuscules accolées. Le magasin était une étroite case de tôles garnie de rayons supportant des boites de conserves. Les boys en enlevèrent rapidement les pommes de terre et les paniers de farine. Le bureau avait pour tout mobilier une grande table mal rabotée et quelques casiers, le tout surchargé de paperasses.
Van Perre ne cessait de se plaindre: "Je dois tout faire ici, administration, recrutement, routes, police pour maintenir l'ordre parmi tous ces travailleurs noirs amenés de Rhodésie et plus loin par le chemin de fer, et ces blancs aux allures de bandits qui se renouvellent chaque jour, j'ai en tout six policiers noirs. J'ai mes hommes à ravitailler. Et toujours des règlements nouveaux. Je n'en sors pas."
- Allons, dit Pierre, je ne veux pas vous prendre votre temps, je vais moi-même me mettre au travail.
On débarrasse un coin de la table et il ouvrit ses premiers dossiers. Affaires de noirs: épreuves du poison, rivalités entre chefs pour les droits à la souveraineté, vols. Affaires de blancs: services envers les indigènes, recrutement de main d'œuvre par la force, emploi de la chicote comme procédé commercial pour se faire remettre des produits... chaque infraction portait la marque africaine, rien qui ressemblât aux délits correctionnels que le jeune avocat avait traités, ni aux beaux cas théoriques que lui avaient enseignés ses professeurs. Un monde nouveau, des mentalités inconnues. Allons, étudie bien tout cela, pour ne pas être trop empote quand viendra le moment d'interroger.
Mais Van Perre surgit, tout effaré.
- Quelle chance que vous soyez ici, Monsieur le Substitut. Voici un cas très grave !
En effet, un groupe complet de blancs et de nègres s'est formé devant le bureau, tous gesticulant, criant dans des langues diverses. Certains européens manient ostensiblement leurs fusils, les travailleurs noirs brandissent des pioches et des pelles. Un homme de petite taille, vêtu comme les stiffs, entre, il parle en anglais avec volubilité et non sans morgue. Pierre comprend qu'il l'invite presqu'impérieusement à mettre les noirs à la raison au plus tôt, sinon la construction du chemin de fer sera arrêtée et le magistrat rendu responsable du retard.
- C'est Monsieur Order, le directeur de la compagnie Pauling, fait Van Perre en marquant sa déférence envers l'anglais, qui lui le traite avec une familiarité un peu méprisante.
- De quoi s'agit-il ?
Voilà: ce matin, un chauffeur noir, un de ces travailleurs qui enfournent le bois dans le foyer de la locomotive, est tombé sur la voie en pleine marche. Il est tué. Et les indigènes affirment que c'est le mécanicien blanc qui l'a jeté en bas du tender sur lequel il était juché pour prendre les bûches. Dans ces vociférations, ils demandent que l'assassin soit arrêté, mis en prison, et ils jurent qu'ils abandonneront le travail si justice n'est pas faite.
Le mécanicien est là, avec poings sur les hanches, la figure noircie, un peu graisseux sur la tête. C'est un grand diable d'écossais dégingandé:
- Cette racaille! je n'ai pas touché à cet homme.
- En tous cas, crient autour de lui dix autres agents de la compagnie, que leurs faciès révèlent, quelques-uns britanniques, d'autres irlandais, grecs, bulgares, italiens, ce serait une honte d'arrêter un blanc pour un sale nègre. Nous nous mettrons tous en grève si on touche à Armstrong. On doit coffrer les natifs.
Deux messieurs se présentent. Ce sont des ingénieurs belges chargés de surveiller la construction:
- Monsieur le Substitut, l'importance que... La révolte possible des noirs... Notre compagnie...
Pierre est un instant désemparé. Que peut-il dire à ces gens, dont il ne connaît ni la langue, ni la mentalité. Puis soudain, la lumière se fait en lui: tu es magistrat. Ta mission, c'est de faire justice, et cela seulement.
- Monsieur Van Perre, traduisez-leur: je vais procéder à l'enquête. Tous le reste ne m'intéresse pas. Je vais voir s'il s'agit d'un assassinat ou d'un accident, et j'agirai ensuite selon la loi. Que ceux qui ont été témoins restent ici. Qu'Armstrong s’asseye là. Que tous les autres s'en aillent. Ces noirs ont-il vu quelque chose ? Non ? Qu'ils partent. Monsieur le Directeur, avez-vous été présent ? Non ? Partez, je vous prie. Que ceux-ci aillent remettre leurs fusils, sinon je les confisque.
La petite place se vide. Des groupes de blancs, d'autres de travailleurs, vrais piquets de surveillance, se forment à distance. Mais ici le calme est revenu. Alors le jeune homme commence laborieusement sa première enquête. Armstrong, les blancs, ne parlent qu'anglais, avec des accents bizarres, bien différents de la langue pure de son professeur de la Berlitz School ou des passagers policés du Steamer. Les noirs, ramassis de toutes les races de l'Afrique du Sud, emploient trois ou quatre dialectes différents. Van Perre sert d'interprète, mais il a passé sa carrière dans le nord du Congo, c'est encore un tout autre langage qu'il connaît. Il faut faire répéter dix fois, requérir des précisions, déjouer les tentatives d'entente, arrêter les discours, briser l'élan des colères feintes et des indignations spectaculaires. Il faut comprendre que chez les indigènes la notion de la responsabilité n'est pas la même que la nôtre: pour eux l'homme est comptable des conséquences les plus lointaines de ses actes. Enfin, tout est clair: le mécanicien a eu à l'égard de la victime un mot de réprimande, un geste de menace. Le chauffeur a reculé, fait un faux pas, est tombé... Pour les noirs, le blanc est l'équivalent d'un assassin. Voilà ce que fait apparaître le travail d'une journée. Oui, les témoins noirs sont confondus, ils ont menti dans leur premier récit. Non, Armstrong vous n'êtes pas sans responsabilité, vous avez oublié que vous aviez un homme devant vous, dans quelle situation dangereuse il se trouvait. Mon dossier est complet, il va partir chez le procureur, c'est lui qui décidera. D'après la loi. Partez tous penauds, partez tous apaisés. L'ordre est revenu, et je sais maintenant ce qu'est le rôle de la justice dans la société.
Ce soir là, Pierre Minguels est recru de fatigue quand il se jette sur son lit de camp. Il a cependant encore la force de tirer de sa valise deux photos, sa famille et sa fiancée, il les installe sur les rayons, parmi les boites de conserves. Et le sommeil est lent à venir.
Ah, Jeanne, ma petite gosse, que dirais-tu si tu me voyais ? Quatre murs de tôles, une couverture de coton, une bougie, un bassin sur une caisse. Un dénuement monacal. Je n'oserais te l'écrire. Tu me plaindrais, tu souffrirais. Et cependant je me sens heureux. Voici un des plus beaux jours de ma vie. Une double menace de grève, une esquisse de révolte. Un crime à punir ou un innocent à protéger. Des messieurs, des directeurs. Et moi, sans préparation, sans rien connaître de ce pays, j'ai su vaincre tout cela. Par moi-même. J'ai vingt-cinq ans, j'ignore tout de la vie, je suis seul. Et j'ai su agir. Le dîner de ce pauvre Van Perre était infecte, ses propos saugrenus. Mais je vis, je vis.
Et toi, le devines-tu, que tu es ici, près de moi ? Je t'y sentais pendant que j'interrogeais ces gens. Ma petite chérie. Ceci non plus, je n'oserais pas te le dire: je ne sais pas pourquoi je t'aime. J'ai eu tant de flirts avec des filles que je trouvais jolies, aucune ne te ressemblait: ce n'est pas comme toi que je me figurais la beauté. Je ne sais rien de toi, ni tes idées, ni tes goûts, ni ton caractère. Nous n'avons pas échangé vingt phrases. Tu tenais tes paupières baissées et je ne pouvais lire en tes yeux. Seules, tes longues mains aux doigts fins me parlaient. Et sans doute, tu ne me connais pas plus, tu serais bien étonnée de tout ce que tu découvrirais en moi. Je dis que je t'aime, et je ne sais pas si je t'aime. Tu m'es nécessaire, voilà tout. Tu m'as été donnée, comme la vie, comme ce métier qui me révèle à moi-même. Comme ce dénuement et comme cette victoire. Et je sais que je te suis nécessaire. Tout ton être s'élance vers moi comme mon être se sent tout à toi.
Bonsoir, je veux dormir. Je dois dormir, j'ai une tâche demain. Le vent souffle, les insectes crissent, par un espace entre la porte et son chambranle, j'aperçois les étoiles du ciel d'Afrique. Afrique: toi aussi tu m'es donnée, et je te suis donné. Déjà, je me suis demandé qui tu étais, une ennemie à vaincre, une mère à entourer de tendresse, une esclave à délivrer. Maintenant je le sais: tu es mon métier, mon travail à accomplir. Je n'ai pas à chercher au delà. Et nul ne m'aidera. Isolé entre ces quatre tôles. Je ne puis compter que sur moi-même. Un devoir à remplir. Par moi-même.
Les jours suivants, Pierre ne cessa de fredonner, de plaisanter. Les noirs lui donnèrent le sobriquet de "Bwana Ntcheko", le blanc qui rit. Il se sentait heureux et cependant il accomplissait un travail forcené. Dès le matin défilaient, non seulement les prévenus et les témoins convoqués pour les dix-huit affaires, mais d'innombrables plaignants, nègres venus de toutes parts, ayant parfois dû parcourir une centaine de kilomètres à pied pour présenter leur palabre, et européens de tous acabit. Jusqu'au soir il interrogeait, il grattait ses procès-verbaux. Il employait l'anglais avec les blancs, car sur les soixante-dix habitants de Sakania, huit seulement étaient belges. Avec les noirs, il se servait comme interprète de Van Perre qui bougonnait. "Vous voyez ce qu'est l'Afrique. Sacré nom, dire qu'il y en a qui croient qu'on y vient pour se reposer!"
Palabres ! Un mari réclamait sa femme à un séducteur, une épouse trop souvent rossée voulait divorcer, une autre se prétendait esclave. Un petit vieux, sale, au nez fouineur, détaillait de longues généalogies pour protester contre l'usurpateur de ses terres, de ses droits de chasse, de sa souveraineté. Un père exigeait de son gendre des suppléments de dot à l'occasion de la naissance d'enfants dans le jeune ménage. On discutait interminablement. Le substitut demandait au chef de secteur de l'éclairer sur le droit indigène. Van Perre faisait: "Moi, je ne connais bien que la coutume des Budja, mais je sais qu'ici chez les Balala..." Alors les parties protestaient. "Nous ne sommes pas Balala, mais Baende, nos usages sont tout différents". On résolvait enfin l'affaire à leur satisfaction. Dix minutes plus tard, un différent analogue était soumis. On voulait le juger de la même façon, mais de violentes récriminations surgissaient: ceux-là étaient d'un autre groupe encore. On prenait ainsi conscience de l'étonnante variété de la population noire. Incapable de trouver les solutions réellement juridiques, le magistrat faisait de la justice à la Salomon, "coupait la poire en deux", parfois au contentement des parties, parfois en les laissant également indignées.
Le défilé des Européens était plus pittoresque encore. Un jour se présente un stiff interminable, canadien en crâne d'oiseau, à la voix pâteuse, et l'anglais argotique. "Comte de Blois et d'Artois." Il exhibe ses papiers: sa mère est comtesse de Chambord. Cantonnier sur la voie, il vient se plaindre que son boy lui ait volé une chemise. Le noir, qui l'accompagne, répond que son maître lui doit quarante francs, somme énorme pour lui dont le salaire est huit francs par mois. Pierre décide que le patron doit la verser sur le champ, défalcation faite du coût de la chemise: pour punir le domestique de s'être fait justice à lui-même, il la paiera au prix du neuf, bien qu'elle soit trouée... On est d'accord, mais le comte doit aller emprunter la somme, et, invité à signer le procès-verbal, déclarera qu'il ne sait pas écrire.
Monsieur Beau vient présenter ses hommages. Malgré ce nom français, c'est un grec, mais de nationalité britannique, car il est né à Malte. Ses gestes sont lents, il est obèse et sur sa face ronde, plus turque qu'hellène, s'est installé à demeure un sourire engageant. Costume de laine propre, mais très râpé, français impeccable mais à termes trop choisis, avec un brin d'emphase levantine. Monsieur Beau est hôtelier: cependant, malgré l'abondance de ses occupations, pour rendre service à Monsieur le Procureur, il serait à sa disposition à toute heure du jour comme interprète car, aussi bien que le français, il connaît le grec, l’anglais, l’italien, l'allemand et l'espagnol... Minguels remercie, il examinera. Puis il prend des renseignements et apprend que l'hôtel de Monsieur Beau est un bar interlope qui vit surtout des complaisances de son épouse à l'égard des consommateurs: vieille grecque flétrie, elle danse sur la table en jouant de la mandoline et en exhibant des bras et des jambes squelettiques. Seule femme ici, elle attire malgré tout la clientèle...
Le substitut, dont les malles sont parties au bout du rail, doit faire quelques achats. Les deux ou trois "general stores" de la place vendent surtout des articles pour noirs. Il sera mieux servi en s'adressant à l'économat de la compagnie Pauling. Là le comptable est un long écossais maigre, aux épais sourcils noirs: Fregus P. Mac Ivor. Fergus était un modeste vendeur à Dumbardeen, quand il s'est épris de la belle Flora. Pouvait-il lui demander de partager une existence aussi modeste ? Non, assurément. Il est allé la trouver:
- Flora, je puis gagner beaucoup d'argent en allant au Congo belge. Si je pars, m'attendrez-vous ?
- Combien de temps, Fergus ?
- Deux ans de terme, deux mois de voyage.
- Entendu, Fergus, je vous attendrai deux ans et deux mois.
Telles furent ses confidences quand Minguels lui dit être fiancé.
- Quel bonheur vous devez avoir à recevoir ses lettres, monsieur Mac Ivor.
- Ses lettres ? Mais nous ne nous écrivons pas. Je n'ai plus eu de ses nouvelles depuis mon départ. A quoi bon ? C'est une fille de parole, je puis avoir confiance en elle. Et les timbres pour le Royaume Uni coûtent cher, ce n'est pas quand on pense à se mettre en ménage qu'on doit consacrer son argent à de telles frivolités.
Réellement, monsieur Fregus P. Mac Ivor est écossais.
Etrange Afrique, tu es plus pittoresque que romantique. Je m'attendais à de l'exotisme à la Loti et je trouve des personnages de film cow-boy!
Van Perre a promis un grand service au substitut: lui recruter du personnel. Au dîner, il s'écrie:
- Vous avez de la chance, je vous ai déjà trouvé ce qu'il faut comme boy, c'est-à-dire valet de chambre et domestique à tout faire, un noir de l'Aruwimi arrivé ici avec son maître rentrant en Europe. Il a une bonne tête. Je vous l'appelle: Katako...
Alors se présenta une image de caricature, un nègre en haut de forme, vêtu d'une longue redingote noire et d'un pantalon noir croulant, pieds nus et chemise rose sans col. Il se tenait dressé d'un air grave. Pierre ne put s'empêcher de sourire: le noir restait imperturbablement sérieux.
- Ne faites pas attention à son costume, fit Van Perre. son maître vient de lui abandonner cet accoutrement, et, en votre honneur, il a mis ce qu'il avait de plus beau.
- Tu veux être mon boy ? Tu me serviras bien ?
- Oui, bwana.
Laconique, le ton tranchant, mais sérieux comme s'il engageait sa vie.
- Et voici le cuisinier, continua Van Perre. il est nyassalandais et possède des certificats qui le montrent comme un maître queue émérite. Mais vous savez, son maître était anglais, cela signifie peut-être uniquement qu'il sait faire du thé.
Yotam était énorme, vêtu d'une robe blanche, avec une large ceinture rouge et une tunique verte chamarrée, dix bracelets à ses gros bras et aux pieds comme la plus élégante des négresses. Un large sourire découvre perpétuellement ses dents blanches.
- Maintenant, fait le chef de secteur, je dois encore vous trouver une ménagère.
- Une femme noire ? Non, merci, je compte bien ne pas en user.
- Allons donc ! Mais tout le monde en a, sous ce climat on ne peut s'en passer, la santé l'exige. Vous y viendrez tôt ou tard, autant vaut commencer immédiatement.
Tout le monde ? Oui, vraiment, ici, sur les vérandas des anglais comme des belges, chez les mercantis cosmopolites, partout, j'ai vu des concubines étalées. Les unes parées, d'autres sales, toutes bavardes, oisives.
- Non, Mr Van de Perre, mes convictions... Et puis, je suis fiancé. J'ai confiance en celle qui m'attend, je ne tromperai pas sa confiance en moi.
- Comme si c'était la même chose. Une négresse, c'est simplement une espèce d'animal familier.
Pierre se tait un instant. Il revoit la mince silhouette de l'enfant passionnée. Qu'en dis-tu, ma gosse, croirais-tu que, pour être noire, celle qui prendrait ta place auprès de moi ne serait qu'une pensionnaire de ménagerie ? Mais Van de Perre ne peut comprendre.
- Excusez-moi, monsieur le chef de secteur, je crois néanmoins préférable d'attendre.
Après que Pierre Minguels fut descendu du train, celui-ci s'était remis en route à travers la forêt toujours identique. Son horaire était bizarre: il brûlait ce qui paraissait être des gares, puis stationnait interminablement dans des endroits où l'on n'apercevait rien. Train de la construction, dont la marche semble dépendre moins des volontés de la compagnie que des caprices de son personnel. Enfin, l'après-midi, Chinsenda, tout le monde descend.
Un grand barbu à lunettes, d'une trentaine d'années, se présente: "Mathiez, chef de poste. C'est moi qui dois m'occuper de votre installation. Attendez tous." Il a le regard vague, il semble tituber. Il s'éloigne en injuriant des noirs... Heureusement, il y a là une vingtaines de belges, désœuvrés, badauds que l'arrivée de compatriotes a attirés. "Comptez pas sur Mathiez, il a encore bu, débrouillez-vous. Croyez-nous, il vaut mieux tout faire par soi-même. Commandez les noirs, ils vous obéiront. Rassemblez vos bagages.
- Mais qui nous indiquera nos maisons ?
- Des maisons ? Pensez-vous. Nous sommes déjà vingt à vivre sous la tente en attendant des porteurs.
Chinscenda, c'est un camp militaire, sur un plateau dominant une vallée boisée. Entre la gare et le camp, un long chemin à travers bois, couvert de poussière, où des souches et des racines accrochent le pied à chaque pas. Des deux côtés, sous les arbres, on dresse les tentes. Des jeunes noirs presque nus se présentent comme boys. Grosse difficulté: ils se ressemblent tous, et quand on veut les appeler, on ne sait plus quel est le sien. Heureusement les "anciens", ceux qui ont déjà quinze jours de colonie, viennent en aide aux bleus.
François Préalle a eu une surprise. Vers lui s'est avancé, très correct, un grand jeune homme blond au gros nez, aux paupières plissées, en souliers blancs, élégamment vêtu d'un costume de flanelle rayée, comme s'il se trouvait aux bains de mer.
- Je suis monsieur Agapit André, directeur de la C.C.A.
- Monsieur le Directeur, je vous présente mes respects et vous assure de mon dévouement.
- Pas de façons entre nous, mon cher. Je vous considère comme mon collaborateur plutôt que mon subordonné. Cependant, votre dévouement, je ne le cache pas, j'y aurai souvent recours. Je sors de l'Université, je n'ai aucune expérience commerciale. Je me reposerai souvent sur vous. Venez vous installer près de moi, nous sommes ici pour longtemps. On ne s'y trouve d'ailleurs pas trop mal, il y a un bar, le pays est giboyeux, et parmi les femmes de soldats il y a quelques négresses qui ne sont ni déplaisantes, ni farouches...
Le lendemain on va au fameux bar, qui est en même temps general store. C'est une hutte en bambous à claire-voie. Un comptoir, des chaises, une table confectionnés avec des morceaux de caisses, des rayons qui sont un clayonnage de roseaux sur des sticks fraîchement coupés dans la forêt. Inlassablement, le juif qui le tient remplit les verres, fait tourner un vieux gramophone à saphir aux disques ébréchés, marchande avec des noirs la vente d'un pagne ou de casseroles, leur achète des paniers de farine, puis, revenant vers ses clients européens leur fait l'éloge de ses confitures du Cap, de son fromage canadien, leur exhibe un stock de trappes à souris...
- Mais, j'ai déjà vu cette tête quelque part... Où puis-je vous avoir rencontré, Mister...
- Mosenthal. Nous avons voyagé dans le même train, il y a dix jours. A mon passage à Sakania, un compatriote m'a conseillé de m'établir ici, il m'a remis à crédit un stock de marchandises. J'avais ce phonographe, qui ici vaut une fortune. En quarante-huit heures, j'ai bâti ceci avec quelques noirs et j'ai ouvert.
- Et les affaires sont prospères, dirait-on.
- Grâce au Tout-puissant ! Ah, s'il n'y avait pas le grec...
Le Grec, c'est Aristopoulos, un grand type de montagnard basané, maigre, avec une barre épaisse de sourcils vindicatifs et un nez d'oiseau de proie. Il était installé là avant le Polonais et en veut à celui-ci d'avoir brisé son monopole. D'autant qu'il s'est logé de l'autre côté du chemin de fer, c'est trop loin, et il n'a pas de musique. On ne va plus chez lui. Alors, quand il voit sa boutique déserte, il vient se planter devant le magasin de son heureux concurrent et l'injurie, le menace en des langues inconnues. Mosenthal ne répond pas, il baisse le dos comme pour laisser passer le flot verbal, il se recroqueville et sa main tremble en versant dans les verres la bière mousseuse.
Et on attend, on attend interminablement comme on l'avait fait à Broken-Hill. Chaque jour on se rend chez le chef de poste. Devant sa maison en pisé, tout un peuple de noirs patiente les uns voulant soumettre des palabres, d'autres obtenir des passeports. Des caravanes apportent des vivres. Il est onze heures, Mathiez dort toujours. Le boy va l'appeler. "Les blancs sont là!" Le voici enfin.
- Et les porteurs ?
- J'espère... On m'a promis... J'ai envoyé des capitas chez les chefs...
C'est qu'on est dans le Haut-Katanga, si froid pour les noirs qu'il a peu de population. Les villages ne pourraient sans se voir ruinés, sans que leurs plantations retombent en friche, fournir assez d'hommes, domestiques, porteurs, ouvriers, pour le flot d'arrivants. Le problème est difficile et ce n'est pas un Mathiez qui pourra le résoudre. Et cependant chaque jour des stiffs passent, passent encore.
François comprend l'inanité de toutes les promesses, il propose à Agapit André.
- Monsieur le Directeur, si on essayait de se débrouiller. Vous me donnez carte blanche ? Voici ce que je vous propose. Je vais partir seul, en vous laissant une partie de mes bagages. Je n'irai pas, comme les stiffs, jusqu'à me contenter d'un baluchon, mais je ne prendrai que quelques malles, de quoi m'en tirer avec une dizaine de porteurs au maximum. Je me les procurerai subreptice-ment, quitte à les payer trois fois le tarif officiel. Comment ? Oh, chez le juif, qui doit faire tous les métiers. Ou plutôt chez le Grec. S'il s'est installé si loin, c'est sans doute pour faire échapper quelques trafics illicites au regard de l'autorité. Ainsi j'irai préparer notre installation, et, dès que vous arriverez, nous pourrons commencer les affaires!
Ce soir-là, c'est une lettre triomphante qui part vers Gabrielle. "Enfin, je me sens le vent en poupe. Vois-tu, j'hésitais à te le dire, mais jusqu'à présent la réalité était fort en dessous de mes rêves. On m'a nommé comptable principal, mais nous ne sommes que deux, le directeur et moi, pour former le personnel, nous devrons jouer tous les rôles. J'ai voyagé en seconde classe; en Afrique, c'est la dernière. Le traitement de 5.OOO Fr. si beau vu de Belgique, ne permet pas d'espérer d'économies si on tient compte du coût effarant de toutes choses ici... Où êtes-vous, pécule de mes projets d'avenir ? Mais voilà, d'après tout ce que j'ai entendu, notre affaire prospérera, elle répond à un besoin. Le directeur n'a aucune expérience, il me laissera agir à ma guise. Comprends-tu quels services je pourrai rendre, combien je sera l'homme indispensable, comment un jour on sera bien forcé de m'en avoir de la reconnaissance, d'améliorer ma situation si je réussis ? Et je suis sûr de réussir parce que j'ai trouvé la formule; "par moi-même" Ici, tout est en gestation, les quelques services qui existent sont débordés par les arrivages incessants de colons, par la nouveauté des questions, l'insuffisance de moyens. S'il faut compter sur les autres, on n'arrive que lentement et mal. On doit agir "par soi-même". Ainsi pour le voyage, j'ai trouvé des porteurs, je vais partir demain alors que mes compagnons resteront encore des semaines englués dans ce poste morne. Premier pas sur la voie de ce succès qui me tient tant à cœur, parce qu'au bout il y a toi, Gabrielle, ton confort, ce luxe que je te conquerrai."
III
Près d'une quinzaine s'était écoulée depuis l'arrivée de Pierre à Sakania. Les dix-huit dossiers avaient été traités et encore une quinzaine d'autres pour les plaintes reçues sur place. La moitié au moins d'entre eux lui avait montré un autre aspect de son métier; la protection des noirs. C'était presque le seul enseignement qu'on lui eut donné à Bruxelles, au ministère, "Les parquets congolais ont la tutelle des indigènes, ces incapables, si souvent brimés, exploités par les blancs. Vous devez faire valoir les lois qui les défendent, sans crainte, même contre les grandes sociétés capitalistes, si puissantes, même contre les fonctionnaires, trop prompts à abuser de leurs pouvoirs. Le gouvernement réprouve les excès dont ils sont victimes." Quelle admirable mission, se répétait-il souvent. Certes, ces longues heures d'interrogatoires, cette complication des affaires de noirs qui rend la vérité si difficile à découvrir, en font un rude métier, mais ce métier est beau, il vaut que je lui consacre ma vie.
Enfin un train put le prendre, il arriva à Chinscenda et ajouta sa tente à la longue cité de toile verte qui bordait la route. Ses habitants désœuvrés s'empressèrent autour de lui et il eut plaisir à revoir des figures connues: tous ces passagers de seconde classe dont il ignorait même les noms étaient pour lui comme de vieux amis. Tous se plaignaient d'être immobilisés là. "Moi, disait Jef Houlemans, j'enrage de voir passer tant d'Anglais de toutes les couleurs. Ils se plénifient, se rossent entre eux, puis le lendemain ont disparu. Ils parviennent à monter pendant que nous moisissons ici. Que je voudrais être dans mes fonctions de commissaire pour en arrêter quelques-uns!" Le menuisier Joris Van Neren se plaignait à son tour. "Si je pouvais m'installer ici comme fermier, je ferais des affaires d'or. Mais je dois aller d'abord remplir des paperasses à Elisabethville, faire des formalités, et pendant ce temps deux hindous, presque des nègres, viennent de prendre une terre de premier ordre sans rien demander à personne!"
Mais voici Guy Morenhout, enthousiaste:
- Cher ami, quelle mine superbe ! Mais vous avez laissé pousser votre barbe.
- Oui, c'était une perte de temps que de me raser. N'ai-je pas un peu l'air d'un orang-outang ainsi ?
- Je ne vous l'aurais pas dit, mais vraiment, n'envoyez pas votre photo à votre charmante fiancée. Mais venez, que je vous présente le commandant: vous prendrez vos repas au mess avec nous.
En route, on admire le magasin de Mosenthal, regorgeant de marchandises diverses et devant lequel des caravanes de porteurs de farine et de sorgho attendent pour vendre leurs produits: le juif prospère, sa taille s'est un peu redressée. On voit aussi quelques nouveaux arrivés. Et on se rend compte de la tâche des chefs de la nouvelle administration, qui devront organiser la police avec des sous-commissaires qui sont d'anciens métallurgistes ou des dockers, la poste avec des postiers qui n'ont jamais vu une lettre et les finances avec des danseurs mondains. Bah, nous sommes belges, on en sortira.
Le repas au mess est divertissant. Le commandant, bellâtre athlétique, raconte histoire sur histoire, souvenirs congolais, plaisanteries corsées: on est entre hommes. Comme autres civils, il y a monsieur Ternon, contrôleur des finances, un crâne nu jusqu'à l'indécence, surmontant d'épais sourcils blonds, une moustache blonde aux pointes effilées et une longue barbe presque blanche. Il parle avec émotion de sa femme et de ses enfants restés au pays. Puis le docteur Claessens, au long nez surmonté d'yeux fureteurs derrière des binocles. Anxieux d'étudier les maladies tropicales, il n'a encore trouvé chez les soldats du camp que des bronchites ou de multiples affections vénériennes et soigné chez les blancs qu'une entorse! Il met Minguels en garde.
- Il y a beaucoup de malaria au Katanga. Il faut vous protéger en prenant régulièrement la quinine préventive.
- J'avale chaque soir mon comprimé de vingt-cinq centigrammes.
- Nettement insuffisant: cinquante centigrammes au moins sont nécessaires.
Pierre se laisse convaincre. Il absorbe l'épais tabloïde amer. Peu après, ses oreilles bourdonnent, ses lèvres deviennent sèches, il éprouve dans la bouche une sensation de fièvre: ce n'est rien, le goût de quinine, lui dit-on, vous vous y habituerez. Encore un whisky pour faire passer cela...
A peine connue l'arrivée du substitut, les plaignants commencèrent d'affluer devant sa tente. C'était surtout des noirs de la région qui venaient se plaindre d'excès commis dans leurs villages par des Européens. L'histoire était toujours la même: un blanc, armé d'un fusil, suivi d'un ou deux noirs, était arrivé, avait exigé poules, farine, porteurs puis amené deux ou trois hommes comme travailleurs. Comment était-il ? L'indigène est incapable de le décrire. Son nom ? Inconnu, à peine un vague sobriquet; le long, le gros, l'homme à lunettes. Une seule affirmation: c'est un "Inglesi", un Anglais. Mais cela signifie simplement qu'on n'a pas affaire à un Belge. Allez retrouver ce stiff parmi tous ceux qui sillonnent le pays!
Un jour, toute une troupe de nègres vient s'asseoir en rond devant la tente. Ils sont hâves, vêtus d'un mince morceau d'étoffe, poussiéreux de la route. Avant qu'ils aient le temps de parler, un maigre anglais à petite barbiche, aux lèvres minces, au regard dur, surgit, suivi de deux capitas athlétiques. Le bras menaçant, ils ordonnent impérieusement aux plaignants de les suivre. Avec des mines craintives, les noirs se dressent, Mais Minguels bondit de la tente :
- Restez tous. Attendez que je vous aie parlé.
- Monsieur, fait l'Anglais d'un ton hautain, ce sont mes recrues. Je suis l'ami personnel de votre gouverneur. Si vous ne leur dites pas immédiatement de me suivre, je me plaindrai à lui.
- Je le regrette pour vous, comme magistrat je ne suis pas sous ses ordres.
- Je suis citoyen britannique, Evenson, contracteur du gouvernement rhodésien et du gouvernement belge, muni d'une licence pour le recrutement de travailleurs. Si vous ne laissez pas aller ces gens, je réclamerai à mon consul.
- Entendu. En attendant, je vais les entendre et vous ensuite.
Evenson a les poings crispés de rage. Les noirs défilent: Kilumabo, c'est ainsi qu'ils appellent l'Européen, est venu dans leurs villages, a mis un piquet de capitas près des huttes du chef et des femmes, puis à coups de chicote a arrêté les hommes. Beaucoup de ceux-ci ont accepté de s'engager et alors seulement le chef et les femmes ont été relâchés. En route ils ont été à peine nourris, et frappés chaque fois que l'un d'eux ralentissait le pas. Ils ne veulent pas d'un tel maître.
- Voilà leurs plaintes, monsieur Evenson. Qu'avez-vous à répondre ?
- Rien, dès que j'arriverai à l'Etoile du Congo, je me rendrai avec eux chez mon consul et lui ferai ma déclaration.
- Avec eux ? Non pas. Leur engagement n'est pas régulier, Je les renvoie chez eux.
- Vous prenez là une grosse responsabilité. Le gouverneur est mon ami et...
- Vous l'avez déjà dit. L'enquête suivra son cours.
Evenson se retira avec un air de dignité et d'impassibilité. Mais on voyait saillir ses mâchoires tant il grinçait des dents.
Ce midi là, quand Minguels arriva au mess, ses hôtes le reçurent avec des mines d'enterrement.
- Eh bien, lui dit le commandant, vous ne manquez pas d'audace, substitut. Vous en prendre à Evenson, le fameux Kilumabo, tout-puissant auprès du gouvernement rhodésien, de l'administration belge et de la Pauling, grand pourvoyeur de toutes les compagnies en hommes et en vivres...
- Ses travailleurs étaient-ils recrutés à coups de chicote et la corde au cou ?
- Assurément, mais sans ces procédés on n'en trouve pas pour la construction du chemin de fer, de la ville, des usines qui sont d'intérêt public.
- Argument spécieux: j'ai pu observer le nombre d'indigènes qui s'engagent spontanément chez les petits entrepreneurs, les Italiens notamment, parce qu'ils y sont mieux payés et surtout traités en tenant compte de leur personnalité, de leurs goûts.
- Voyons, substitut, gagneriez-vous déjà la déformation professionnelle des magistrats congolais ? Verser dans l'humanitarisme à propos de nègres. Comme si on ne savait pas d'expérience qu'on ne peut rien en obtenir autrement qu'à coups de chicote.
Pierre regarde ses interlocuteurs. Assurément il est bien seul de son avis. Le plus effrayant, c'est qu'ils sont sincères, ils n'aperçoivent même pas ce que leur opinion a d'inhumain.
- Je regrette, messieurs, mais le gouvernement m'a donné une consigne. Je dois veiller à la liberté du travail, poursuivre les actes arbitraires. Tout le reste est littérature.
A la soirée, il se promène. Mais chez tous, il semble observer comme une contrainte, une désapprobation. Même un simple comme Joris, un humble qui devrait avoir pitié des humbles, ose aborder le sujet: "Si on faisait toujours comme vous Monsieur Minguels, je n'aurais jamais ma ferme, puisque, sans les forcer, aucun noir ne voudrait y venir travailler." Guy prend son air le plus noblaillon pour proclamer: "Nous devons nous tenir entre nous, nous sommes une élite. Jamais un blanc ne doit donner raison à un nègre contre un autre blanc." Ternon prend un air protecteur:
- Vous êtes jeune, substitut, encore théoricien. Attendez la pratique. Vous verrez qu'on ne se heurte pas impunément à un mur comme Evenson...
Je suis jeune, je manque d'expérience. Pour ces gens, le programme de toute colonisation est simple: bâtir, construire, exploiter, s'enrichir à tout prix. Liberté, confort, santé des noirs: éléments négligeables, rançon de la civilisation qu'on leur apporte. La loi: un mot, un alibi, une mise en scène pour apaiser les humanitaires et faire taire les gouvernements étrangers. Moi-même, mes fonctions de magistrat, ma mission de protection des noirs, faisons partie de cette comédie que je serais coupable et ridicule de prendre sérieusement. Pour eux, mon devoir est de placer le rendement matériel, les statistiques des produits, les dividendes des sociétés, ce qu'ils appellent le bien de la patrie, avant l'accomplissement de la consigne qu'elle m'a donnée. Vais-je hésiter, biaiser avec cette consigne ? Non, je crois à l'honnêteté de mon pays. Il ne me joue pas, il ne joue pas le monde. Il n'est pas venu chasser les traitants pour instituer un nouvel esclavage. Je crois que le code est un instrument de progrès supérieur à la chicote. Mais peu importe ce que je crois. Mon devoir est tout simple, tout droit; c'est mon métier. Je remplirai.
IV
Les pionniers, voués à l'interminable attente, vécurent bientôt deux inoubliables journées.
Ce fut d'abord l'arrivée du premier courrier, revenu de la tête du rail. Enfin, des nouvelles. Le visage à la fois anxieux et rayonnant, on se réfugie dans sa tente, on déchire avec nervosité les enveloppes, on lit et on relit les feuillets du papier mince que les chéris ont choisi pour pouvoir insérer beaucoup de pages dans le même pli. Ils écrivent qu'ils vous aiment, et on le savait; qu'ils ont été courageux, et on savait qu'ils l'écriraient. Mais que cela fait bon au cœur de le lire, de connaître les menus incidents du ménage, du quartier, du village. Fintje a une robe neuve, jaune à rubans verts, et Jef rit tout haut, il croit la voir. Jeanne a tracé quelques lignes deux ou trois fois par jour, racontant toutes ses heures, ses occupations. Pierre s'amuse à reconstituer ses itinéraires.
Le soir, au mess, c'est la grande joie, on débouche quelques bouteilles supplémentaires. Blasé, le commandant sort deux ou trois anecdotes à propos d'épîtres. Plutôt scabreuses: il n'y est guère questions que d'épouses infidèles et de fiancées volages. On éclate d'une gaieté bruyante, il se rengorge, et cependant c'est de bonheur qu'on a ri, on a à peine écouté ses histoires. On rentre lentement. Ternon parle de sa femme qui, depuis tant d'années, n'a jamais manqué un courrier. Guy exalte Yolande." Quelle plume. Elle me commente les derniers concerts, les expositions de peinture, je voudrais vous faire entendre..." Il ne résiste pas à l'envie, tire des feuillets roses, choisit un passage, puis deux, puis trois: en un style élégant, les phrases de tendresse s'enroulent autour de commentaires lyriques. Pierre n'oserait lire les lignes si simples de Jeanne. Il ne peut s'empêcher de dire cependant.
- Ma fiancée aussi est allée voir Sarah dans l'Aiglon, le soir de mon départ.
- Et qu'en dit-elle ?
- Rien, elle avait les yeux plein de larmes en pensant à moi. Elle n'a pu suivre la pièce.
Le lendemain est le 21 juillet, fête nationale belge, grande revue des troupes. Devant le défilé des magnifiques soldats, dans leur uniforme bleu à ceinture et fez rouges, les nouveaux africains sont émerveillés: la précision des mouvements, leur légèreté grâce aux pieds nus, le mélange des couleurs sous le soleil, le frémissement soudain des costumes et des armes au "garde à vous", puis l'immobilité de toutes ces statues de bronze, tout cela les remplit d'un patriotique enthousiasme. Minguels invite ses compagnons à l'apéritif devant sa tente, sous le feuillage, dans la douce température qui évoque une journée de printemps de chez nous. Que de souvenirs et que de rêves!
Chapitre IV LE RAID
I
C'est entre le poste de la Kafubu et l'Etoile du Congo que Pierre Minguels entendit parler du raid pour la première fois.
Il se trouvait au terme d'un court voyage qui avait été absurdement décevant. Un midi, pendant le dîner, Mathiez était apparu au mess: "J'ai des porteurs, il y a un train dans une heure. Monsieur le Docteur et Monsieur le Substitut peuvent partir. "On sortit du champagne et on but à la santé des veinards qui allaient connaître les délices de la grande ville. Puis Minguels et Claessens se hâtèrent pour plier bagages, mais déjà, avertis avant eux, les boys avaient enlevé les tentes et tout emballé. Bientôt Mathiez s'approcha avec les porteurs. Mais il avait trop arrosé son repas, il tomba deux fois de vélo. Il remit à Pierre la feuille de route et la liste des hommes, mais il hoquetait et ne parvint à lui fournir aucune explication. Un peu plus loin il fit une troisième chute et s'endormit au bord du chemin. Quand la petite troupe passa devant les tentes et le magasin de Mosenthal, les pionniers en sortirent. La plupart firent une gaie ovation aux partants, mais d'autres maugréaient. "Toujours des passe-droits. Nous sommes ici depuis plus longtemps, c'est nous qui devrions..." Pierre en entendit un qui répondait. "Bah, le substitut s'en va, bon débarras, on sera plus libres. Ces gens qui ont toujours le mot de loi à la bouche..."
Déjà les employés de la Pauling s'affairaient. "Vite, le train démarre" Les porteurs s'empilèrent sur un wagon de traverses, les deux blancs et les boys dans un fourgon encombré de bagages et en route.
Le convoi filait allègrement à travers la forêt maigre, dépouillée par l'automne. Il était prévu qu'on arriverait à six heures à la tête du rail, qu'on y camperait pour en repartir le matin en caravane. Tout-à-coup le convoi s'arrêta en pleine voie. Aucun signal, pas de hutte, rien en vue. Dans le fourgon, les domestiques caquetaient, il régnait une odeur écœurante. Après un quart d'heure, les deux blancs descendirent. Le machiniste et le chef-train étaient couchés sur l'herbe le long de la voie.
- Pourquoi n'avance-t-on pas ?
- Nous attendons. Nous ne savons pas encore si nous allons continuer ou revenir à Chinscenda.
- Pourquoi ?
- Nécessités du trafic.
Ils n'obtinrent, rien de plus des deux britanniques. Ils avaient l'impression d'en être les jouets, sur ces trains où le personnel faisait de longs stationnements sans autres raisons que d'aller boire un whisky avec un cantonnier, marchander des peaux avec un indigène ou tout simplement jouir de la belle nature. Cependant le temps était gris, une brise soufflait qui glaçait les deux belges sous leurs vêtements de toile. Ils arpentaient le bord de la voie en se heurtant à chaque pas aux traverses.
- Si au moins on avait un jeu de cartes, ou des livres.
- J'ai toujours mon Racine en poche, fit Minguels.
Faisant de grands gestes pour se réchauffer, ils se mirent à déclamer Phèdre. Avec son accent flamand, le docteur interrompait parfois l'amoureuse barbue qu'était Pierre. "Je ne me soutiens plus" gémissait la reine! "N'oublie pas que tu as un médecin près de toi", répliquait Oenone.
De guerre lasse, ils regagnèrent le wagon. Ce ne fut qu'après trois heures que le train se remit en marche. Ils ne surent jamais pourquoi on s'était arrêté, ni pourquoi on était reparti.
On arriva en pleine nuit à ce qu'on appelait la tête du rail: une gare, après laquelle la voie continuait sans chargement. Ils durent dresser leurs malles-lits dans le fourgon. Au matin, ils voulurent former leurs caravanes: hélas, il n'y avait que trente porteurs pour les soixante-dix charges. Pourquoi Mathiez les avait-il expédiés tous deux, sachant qu'il n'y avait de noirs que pour un ? Bêtises, brimade, farce d'ivrogne ? Cela aussi leur resta un mystère. Claessens reconnut la priorité du substitut, qui était en service. Il alla installer son camp dans une clairière, il y attendrait des hommes.
Minguels continua. Première caravane. Lui avait-on assez vanté ces belles randonnées par la forêt, cette sensation de liberté dans la jeunesse du monde. La première heure fut dure, on coupait et recoupait sans cesse le terrassement. Enfin on s'enfonça dans le bois, Pierre se laissa aller au charme de la marche. Puis ses hommes, à peine vêtus, caisse ou malle sur la tête, appuyés sur leurs lances, leurs peaux bronzées brillant de sueur, s'arrêtèrent, commencèrent à discuter, ils s'étaient égarés. Il ne comprenait rien à leur dialecte. On revint sur ses pas, on prit un autre sentier. Enfin à trois heures de l'après-midi on arriva près d'un ruisseau; c'était l'étape. Pierre avançait sans arrêt depuis huit heures du matin et était exténué. Les noirs montèrent la tente. Yotam commença à préparer le dîner.
Catastrophe; visiblement, le beau cuisinier n'avait jamais tenu une casserole en mains, Soupe, boite de singe, légumes, essai d'omelette, tout fut désespérément raté.
Le lendemain, on recommença à errer. A la soirée, de guerre lasse, on s'arrêta à un carrefour. On avait la sensation de se trouver à cent lieues de tout être humain. A l'aube, une sonnerie de clairon réveilla brusquement... On avait campé à cent mètres du poste de la Kafubu.
La Kafubu: ce qu'en Belgique on appelait déjà Elisabethville comprenait en réalité trois stations, comme les pointes d'un triangle de forêt de douze kilomètres de côté. Au bord de la rivière Kafubu, c'était le centre administratif, résidence du futur gouverneur, qui n'était encore que représentant de la compagnie à charte, le "Comité Spécial du Katanga". A l'est se trouvait l'Etoile du Congo, une mine de cuivre dont on commençait l'exploitation, là résidaient aussi les commerçants, le service des finances, la poste, et, ce qui en faisait la destination de Pierre, la justice. Enfin au nord se trouvait près de la rivière Lubumbashi l'emplacement des usines et de la ville projetées, ce qui serait un jour proprement Elisabethville.
Le substitut attendit neuf heures et se présenta à la station. Elle comprenait un petit bâtiment en briques, habitation du gouverneur, puis des maisons en pisé, bureaux et logements de son personnel. Visites protocolaires vite expédiées. De ses yeux fureteurs, le gouverneur le dévisage, puis lui fait l'éloge du cosmopolitisme, de la nécessité de l'autorité, du prestige des blancs. Certes, il ne m'a pas parlé de l'affaire Evenson, mais on connaît ses sentiments à l'égard de la magistrature qui freine les initiatives...... faisant respecter la loi. Dans les bureaux, parmi la douzaine de fonctionnaires, plusieurs Italiens, un Suisse, singulière administration belge. Et partout on retrouve un lieutenant, glabre, mince, l'air lugubre, qui ne cesse de raconter des histoires, les mêmes que celles du commandant de Chinscenda, mais avec son ton mordant, ironique, elles prennent un air de réquisitoire contre l'humanité, et Pierre s'étonne qu'on rie aux éclats de ces rengaines d'un pessimisme stérile.
Enfin la caravane se met en route. On arrive bientôt à une vaste plaine marécageuse que traverse une interminable passerelle de bambous à claire-voie sur des pieux. Beaucoup de lattes sont cassées, on trébuche, on tombe quand l'une d'elles cède sous le poids. Deux cents, trois cents mètres. Enfin la terre ferme repos.
C'est là qu'un blanc barbu, guêtré, gros souliers à clous et culotte de velours, se présente. C'est un colon belge.
- Oui, je voudrais m'établir comme fermier. Mais à quoi bon ? Je serais chassé quand le raid aura lieu.
- Quel raid ?
- Les Anglais, cela saute aux yeux. Vous ne voyez pas ce qu'il en vient chaque jour de nouveaux, fusil au dos. Vous comprenez que c'est là un mouvement concerté pour s'emparer du pays. Ces stiffs ne sont qu'une avant-garde. Un de ces jours, le gros de la troupe arrivera. Un raid, comme les Anglais en ont tant fait contre les Boers dans l'Afrique du Sud, comme le fameux raid Jameson.
- On leur résisterait.
- Avec quoi ? Nos quelques troupiers mal armés ? Les Belges n'ont même pas de revolvers. En possédez-vous un ?
- Non, je l'avoue.
- Vous voyez. Le gouverneur ne jure que par les Britanniques, la moitié des fonctionnaires sont des étrangers. Ecoutez ce que je vous dis, monsieur, nous ne le garderons pas longtemps, le Katanga.
Minguels reprend sa route, songeur. Imaginations, craintes de désœuvré, mais quel triste état d'esprit vient de révéler ce premier contact avec la ville.
II
"Star of the Congo". L'Etoile. C'est le nom d'une mine de cuivre. Pour la première fois, le Liégeois perçoit une de ces longues buttes de terre rouge, infertiles, à reflets verdâtres, qui révèlent la présence du métal. Là depuis des siècles les nègres avaient une exploitation misérable, avec des moyens rudimentaires qu'aucun génie inventif n'est venu développer. De toutes parts, la forêt pauvre enserre le gisement. Dans un désordre apparent, les blancs s'y sont installés. D'un côté, un chemin bâti d'un seul bord comme un quai longe la mine. Quelques maisons en briques y abritent les ingénieurs. Des cases en tôles ou en terre sont la banque, les magasins, des bureaux. De l'autre côté, un atelier, les éléments d'une centrale, des wagonnets. Derrière, au dessus d'une pente, une ferme. Ailleurs des camps, des stiffs sous des paillotes, des tentes rudimentaires. Enfin à l'écart, en pleine brousse, des hangars en pisé aux hauts toits de chaume si ténus qu'on a dû les doubler de toiles de tente. C'est le parquet, le greffe, le tribunal: la justice.
Beau mot, mot dérisoire, il a fallu aborder dix blancs avant d'en trouver un qui connut où les services judiciaires se cachaient. Les étrangers n'ont pas l'air de se douter qu'elle existe et ils sont presque les seuls Européens qu'on rencontre. Les Belges ont un geste vague, "de ce côté-là", jusqu'à ce que l'un d'eux précise; "le chemin du consul." Alors, cela devient facile; le consul anglais, tout le monde sait où il demeure.
Les magistrats sont deux: le procureur, Sven, un Norvégien roux, aux phrases hachées, d'une brusque franchise, agitant ses longs bras, étendant de longues jambes au bout desquelles on voit ses pieds nus dans de grosses bottines, car il ne met jamais de chaussettes, le juge Pella, Arménien à barbe noire, sentant l'eau de rose, dont le sourire levantin et le geste rond se font enveloppants, séducteurs, jusqu'à ce que, tout-à-coup, il s'anime; alors, pour un rien, sa voix rauque prend des accents âpres qu'il ponctue de gestes véhéments.
Sven, Pella, voilà la justice belge. Si différents! Cœur d'or sous ses manières rudes, le scandinave rappelle sans cesse la mission de protection des noirs confiée aux magistrats, il s'apitoie sur les abus dont sont victimes "ces pauvres bougres de nègres". Pella à ses débuts dans la carrière a eu à traiter une affaire où des indigènes accusaient mensongèrement un européen? La sincérité de l'un d'eux a cependant fait éclater la vérité. Pella ne s'est jamais demandé comment le blanc avait provoqué cette hostilité, mais il a définitivement conclu de cette affaire que les indigènes sont des êtres inférieurs, haineux, dont aucune parole ne peut être crue et qui jamais ne pourront s'élever. A l'audience, dans sa méfiance pour les témoins, il les houspille, leur pose deux ou trois fois la même question, y introduisant des pièges, des variantes insidieuses, et quand finalement l'homme hébété, désarçonné, reste muet ou se contredit dans un détail, le juge triomphe d'un petit ricanement "Vous voyez ? Tous menteurs, je vous l'avais bien dit."
On trouve à l'Etoile quelques magasins: des Juifs, des Grecs. Une seule firme belge, son directeur est Ecossais. Des bars qui rappellent le Far-West. Un ingénieur Belge de la mine est marié, c'est à une sud-américaine.
Pierre travaille presqu'en plein air, dans ce parquet à claire-voie. Les dossiers s'empilent, les témoins et les prévenus nègres se succèdent devant sa table, et parfois des Européens, Grecs, Italiens, Syriens. Ils n'emploient guère que l'anglais, et cependant les Anglais, eux, ne répondent pas aux convocations. Dans ce bureau aussi il prend ses repas avec ses deux collègues, et c'est à peine une interruption dans le travail car à table on ne parle que d'affaires. On a cependant parfois des hôtes, des invités à l'apéritif, fonctionnaires, gens de la mine, colons de passage. Chaque fois, l'un ou l'autre annonce le raid. Comment d'ailleurs ne pas y penser quand on voit sans cesse sur la petite place devant le parquet ce défilé d'aventuriers, carabine au dos, se rendant chez le consul: droits et arrogants quand ils passent, souvent titubants quand ils reviennent!
Le soir Minguels rentre exténué dans sa chambre étroite. Les mêmes pensées lui reviennent chaque fois avant que le sommeil ne l'accable. Etranger, je suis étranger dans cette société, sur cette terre qu'on dit belge et où les Belges, minorité infime, sont les moins adaptés, avec leur paperasserie, leurs hésitations de petits bourgeois. Whisky et genoux nus, jurons et comptes en shillings, tout est ici britannique. Ce gouverneur à la Kafubu, ces quelques fonctionnaires, employés subalternes du greffe ou de la poste, ces colons désorientés, nous ne sommes mêmes pas une poignée, car nous ne nous serrons pas l'un contre l'autre. Une poussière, que le moindre vent balaierait. Le fameux raid nous trouverait dispersés, désarmés. Bah, je fais mon métier, cela seul compte. C'est ma façon de m'accrocher à ce pays. Rendre la justice, c'est pénétrer dans le cœur de ces nègres qui seuls sont implantés dans cette terre. Sans eux, stiffs, consul, ne sont pas plus que nous un élément durable. Et quand je me sens trop seul, sans guide, sans ami, j'ai ton portrait, ma Jeanne, ma destinée. Là, sur cette pile de malles en fer, tes yeux me regardent calmement, avec confiance et volonté. Tu m'écoutes en silence et grâce à toi mes phrases décousues ne sont pas des soliloques de désaxé. Je sais que tu es forte et que je dois être fort pour toi. Je ferme le poing et je sens ton étreinte, ma chère gosse.
La vie s'organise. Par d'étroits sentier, Pierre apprend à rouler à bicyclette. Il apprend à manier la police blanche, un ramassis de costauds, forts de la halle, menuisiers en rupture de banc, garçons de cafés louches; qui expliquera comment on les a recrutés ?
Un jour Pierre trouve enfin quelqu'un qui parle d'autre chose que du raid. Il entre pour demander un renseignement dans une paillote portant une grande pancarte. "Assurances". L'occupant se présente; un liégeois. C'est François Préalle, mais un François qui a adopté l'uniforme du broussard, chemise kaki, ceinture au grand couteau, large chapeau cabossé. Et sur le champ il explique tout; son directeur, monsieur Agapit André, s'attarde à Chinscenda, mais il a déjà tout installé, ces casiers, ces dossiers, ce guichet. Je sais, les planches ne sont pas rabotées, mais n'est-ce pas magnifique pour un début ? J'ai des clients, j'étudie des combinaisons superbes, j'en ai proposé plusieurs à la direction de Bruxelles. Ce pays a un avenir admirable. La société va faire des affaires d'or, elle me saura gré de l'avoir lancée. J'en ai si besoin... Je suis fiancé. Et le voilà décrivant Gabrielle, sa beauté, puis le grand bâtiment de la société dans la ville qu'on va fonder, la villa qui sera son logis, le salon oriental aux tapisseries somptueuses qui encadrera la beauté de sa femme... Pierre lui serre la main. Un bien brave garçon, mais ce ne sera jamais un compagnon, il ne s'intéresse qu'à ses fêtes futures: heureusement, cela l'empêche de voir la triste réalité du repas que lui servait son boy, cette mince boulette de viande baignant dans une sauce brunâtre, ce pain mal levé, ce beurre en boite que la chaleur avait transformé en huile...
Quelques jours plus tard, Guy Moerenhout arrive. Il est chargé d'une mission de direction de la police.
Souvent le soir ils partent en promenade par les sentiers de la forêt. A Guy aussi l'existence paraît belle; il est si peu au Katanga. C'est la vie mondaine bruxelloise qui occupe son esprit. Son cher courrier rose, les lettres de Yolande, l'emmènent en soirée chez madame d'Avril ou la douairière Picaulet, il suit les concerts, les expositions de peinture, il disserte des dernières pièces que sont venus représenter les comédiens Parisiens: "Oui, ma fiancée me dit que... Avec son esprit si fin, elle m'a décrit..." Elle, elle ! Tout le reste s'abolit, les difficultés qu'il rencontre à diriger cette police indisciplinée dont, pour vol, il vient de révoquer d'un coup sept sous-commissaires, ou l'impossibilité d'exécuter les instructions pressantes venues d'Europe." Les stiffs ? Le raid ? Oui, j'y crois, ils tenteront quelque chose. Bah, nous leur résisterons, nous sommes belges, nous saurons nous arranger".
Résister ? Comment, avec quelles armes? Voici que Pierre fait la connaissance d'un curieux personnage, c'est le consul Anglais, Monsieur John Brandy. Blond, corpulent, ventripotent, la face rouge brique, avec un perpétuel sourire sur les lèvres, il parle lentement. Quand il sort quelques phrases de français, on croit qu'il cherche ses mots, mais il ne va pas plus vite dans sa langue maternelle. Il entremêle des protestations de bienveillance d'un humour souvent caustique. Sa situation est paradoxale. l'Angleterre n'a pas reconnu l'annexion du Congo par la Belgique. La justice belge, les fonctionnaires belges, officiellement il les ignore, il conteste leurs pouvoirs. Mais sans cesse il a recours à eux, il fait des démarches pour ses administrés, il envoie des protestations au nom de tous les stiffs qui se réclament de lui. Il s'invite à l'apéritif, vide verres sur verres, s'éternise an parlant de chasses dans des régions variées d'Afrique et d'Asie. Encore un verre, il semble s'assoupir. Puis soudain il se lève, réajuste son casque comme s'il craignait que le clair de lune ne lui donne une insolation, et s'éloigne d'un pas ferme.
Protocolairement, on va lui rendre sa visite. Il habite deux huttes rondes: l'une est son habitation, l'autre, surmontée d'un haut panonceau aux armes d'Angleterre, est le consulat." Honny soit qui mal y pense" dit la devise. Pierre Minguels se gardera donc d'interpréter à mal le nombre de bouteilles vides qui jonchent les alentours, ni cette négresse aux indiennes éclatantes, chargée de verroterie, qui entre et sort librement.
Les premiers jours, Pierre s'était laissé aller à son tempérament: il riait des moindres choses et fredonnait sans cesse des airs d'opérette. Toujours pressé pour mener de front ses multiples tâches et ses visites de convenance, il courait, bondissait plutôt qu'il ne marchait, et ses compagnons l'avaient surnommé l'okapi. Mais bientôt il se sentit gagner par l'atmosphère énervante de la petite ville. Il travaillait avec une activité fébrile. Au parquet dès sept heures, il enquêtait, dévorait des dossiers, rédigeait des lettres et des rapports jusqu'au soir, sans interruptions que les repas. Les interrogatoires, pour arracher la vérité à des noirs ignorants et souvent menteurs, à des blancs souvent fourbes et agressifs, pour débrouiller ces affaires obscures que compliquaient, tantôt la mentalité et les coutumes des nègres, tantôt la mentalité et les usages non moins bizarres des Européens cosmopolites, mercantis juifs, tenanciers de bar Irlandais, mineurs évadés de la ruée vers l'or ou le diamant, ces interrogatoires étaient de véritables combats après lesquels il se sentait harassé, l'esprit en feu.
Et puis encore, sans cesse, la bataille pour la tutelle des noirs. Contre des blancs qui, sous de futiles prétextes, refusaient de payer le salaire de leurs serviteurs, d'autres qui, sans rime ni raison, avaient injurié ou frappé, d'autres qui, sans l'ombre d'une preuve, exigeaient le châtiment d'un prétendu voleur. Quand ce n'était pas contre un ivrogne qui venait se plaindre qu'un natif lui eut manqué de respect au moment où il tombait dans le ruisseau. De tous, les petits colons étaient les plus âpres. Le parquet avait beau leur dire. "C'est votre propre intérêt que nous défendons. Comment aurez-vous des travailleurs si vous les traitez de la sorte ? Et si par trop d'injustice vous exaspérez ce peuple, s'il se révolte et vous balaie, que deviendrez-vous ? le dernier stiff, le raté le plus méprisable répondait. "Nous sommes les civilisateurs. Aucun progrès n'est possible si on ne fait pas respecter les blancs que nous sommes!"
Comme si le blanc était toujours respectable. Un autre genre d'affaires était les palabres de femmes. La population européenne était une population de mâles sans foyers, privés de compagnes de leur race, ne trouvant pas avilissant d'appeler à leur couche les femmes de ces nègres qu'ils méprisaient. Oui, Van de Perre l'avait dit, tous avaient des ménagères, et Pierre faisait figure de protestataire, de puritain, pis encore, d'hypocrite, en s'en abstenant. Même chez ses compagnons il en voyait. On apercevait dans la cour de Sven une grande négresse aux fortes épaules, qui se disputait tout le jour avec les boys, jusqu'à ce que, d'une forte bourrade de camarade, le norvégien aille la faire taire. Chez Guy une beauté sculpturale, mais sale, toujours la pipe à la bouche et le doigt dans le nez. "Chez Pella, c'était une jeune noire, douce, un peu potelée, timide, Kalala. Pella et Minguels habitaient ensemble ce qu'on appelait pompeusement le palais de justice: une construction hâtive, en pisé déjà craquelé. Devant, la salle d'audience à jour; derrière, leurs deux chambres que réunissait une pièce étroite leur servant à la fois de salle de délibération, de bureau et de salon commun. Le soir ils s'y attardaient parfois avant de se coucher. Pierre écrivait, Pella lisait en bavardant avec sa négresse accroupie à ses pieds et il disait à son collègue. "Ne vous scandalisez pas, pour moi, c'est une simple mesure d'hygiène." Ceux-là étaient les blancs convenables. Mais d'autres avaient deux ou trois concubines, d'autres recherchaient les gamines à peine pubères. Un fonctionnaire, le gros Citade, avait pour principe que le blanc doit éviter de conserver longtemps la même compagne, ce qui pourrait l'amener à s'en éprendre et à compromettre ainsi le prestige de sa race. Et par ailleurs le blanc ne pouvait sans s'avilir prendre la succession d'un noir; il lui fallait donc des femmes intactes. Aussi tous les deux mois envoyait-il un messager dans les villages à la recherche d'une toute jeune fille que son autorité de fonctionnaire et un cadeau d'étoffes obtenaient du chef. Pendant quelques semaines elle partageait sa demeure, il l'initiait à ce qu'il appelait les raffinements de la civilisation. Puis un beau jour il disait. "Deux mois déjà, je ne crois pas qu'une femme puisse rester fidèle plus longtemps. Et, à l'improviste, il lui remettait un cadeau et la congédiait, sachant que le jour même le messager reviendrait avec une nouvelle élue. La femme renvoyée ne pouvait que chercher un autre amant de rencontre. Le marché était ainsi continuellement alimenté par Citade de prostituées toutes fraîches.
Elles y étaient d'ailleurs les bienvenues: il n'y avait pas assez de femmes et tous les blancs n'étaient pas pourvus. Ils se contentaient alors d'amours passagères avec quelques irrégulières qui allaient de l'un à l'autre, ou bien ils sollicitaient les faveurs de l'épouse d'un boy ou d'un travailleur. Certains maris étaient complaisants, mais d'autres montraient toute leur jalousie. Chaque jour le substitut avait à s'occuper de leurs plaintes, l'un réclamant sa femme prise par un européen, l'autre demandant le châtiment d'une infidélité. Cette fois encore les blancs résistaient au nom de leur prestige, pour eux le mariage des noirs était sans valeur, "Des polygames. Et qui paient leurs femmes." Souvent, prenant l'offensive, l'un d'eux venait demander l'incarcération, de quelque pauvre diable de mari trompé qui avait eu l'audace de protester contre l'honneur qui lui était fait.
Après de telles journées, Pierre était exténué. Mais il fallait encore avaler le gros comprimé de quinine, et c'est la tête en feu qu'il se jetait sur son lit, écœuré, cherchant en vain le sommeil.
Le dimanche, on travaillait jusqu'au dîner. L'après-midi était le seul moment de délassement de la semaine. Le plus souvent, c'était pour Pierre l'heure de la correspondance. Il s'asseyait à sa table prêt à déverser son cœur dans des descriptions, des diatribes vengeresses. Puis il évoquait le sourire confiant de sa mère, la figure attentive de Jeanne. Et les récits devenaient calmes, les lettres remplies d'espoir. Oui, tout cela passerait, la vie serait belle plus tard, à un autre terme -- quand sa chère gosse serait là!
Ces lettres, elles partaient par la longue voie, Broken-Hill, Capetown, Southampton, Londres, pour être distribuées en Belgique après tout un mois de voyage. Sitôt la sienne lue, Jeanne partait chez Madame Minguels: n'y aurait-il pas dans celle de la mère quelque détail différent, quelque phrase où il parlerait d'elle ? Les deux femmes s'unissaient dans la pensée de l'absent, commentaient ses moindres mots. "Il a reçu une bicyclette du gouvernement, lui qui ici n'en a jamais voulu.
- Oui, mais il paraît qu'il n'a que d'étroits sentiers pour apprendre à rouler. Pourvu qu'il ne lui arrive pas d'accident." Puis la mère se laissait aller à ses souvenirs et Jeanne n'était jamais lasse d'entendre les petits détails de l'enfance de son fiancé.
- Vois-tu, petite, disait madame Minguels, il a beau se croire un homme, faire parfois le bravache, pour moi ce n'est toujours qu'un petit garçon auquel je dois manquer et qui bien souvent regrette les petits plats que je lui préparais. Il a toujours été plein de désordre et je ne me fie guère à ses boys. Je me demande dans quel état est son linge. Toute la vie un homme reste dans une certaine mesure un enfant. Il nous dépeint tout en rose, mais il doit avoir ses moments de peine où il voudrait l'épaule de la mère pour se consoler. Plus tard, sa maman, ce sera toi, c'est le rôle de la femme, elle est la force du ménage.
- La force ? Moi, mère, qui me sens, si nulle auprès de lui. Je l'aime tant ! Je ne sais ce qui s'est passé en moi le jour où Albin l'a amené chez nous. Il est entré avec les autres et je n'ai plus vu que lui. Je sentais que ma vie était transformée, remplie, et cependant je n'espérais rien. Il était le brillant Pierre Minguels, le poète, le causeur, l'animateur de la réunion, celui qui avait fait de si belles études, celui aussi qui avait tant de succès, qui pouvait choisir entre tant de jeunes filles belles, intelligentes, riches. Moi, petite, insignifiante, pas jolie, timide, je ne pouvais exister pour lui. Il a cessé de nous voir, mais je ne cessais pas d'être à lui. Et puis il m'a choisie. Comment, pourquoi ? Maintenant encore je n'y comprends rien. Mais il ne faut pas qu'il le regrette je veux être digne de lui. Tous ces petits plats, vous me les enseignerez, mère. Il aime la danse, je vais demander à mon père de pouvoir en suivre des cours. Je m'inscrirai à l'école ménagère pour devenir capable de tenir son ménage. Je suivrai la classe supérieure de littérature, j'irai à des conférences, je lirai, pour ne pas lui paraître trop bête. Mon caractère, qui n'a que trop tendance à être concentré et mélancolique, je veux le dompter, devenir gaie pour lui qui goûte tant le rire et les fêtes. Je veux le rendre heureux, je veux qu'il m'aime... Mère, vous m'aiderez?
III
Un matin arriva au parquet un pli urgent de Chinscenda; un incendie vient de détruire le magasin de Mosenthal. Celui-ci accuse le Grec Aristopoulos d'en être l'auteur. Une enquête urgente s'impose. Un train doit partir à une heure de la tête du rail: le procureur prescrit au substitut de s'y rendre.
Sur le champ, Minguels arrime une valise à son vélo. Sauf ses quelques exercices, il n'a jamais roulé à bicyclette, pas même fait une promenade. Il faut abattre huit lieues, d'abord par des sentiers, puis sur le terrassement du chemin de fer. Le soleil se met à taper dru, car la saison chaude approche. L'espace, l'air clair, la forêt, le sentiment de la difficulté à vaincre, font des premiers kilomètres une expédition enivrante. Mais pas une goutte d'ombre, pas une halte sur le long ruban surélevé des terres mal tassées. La machines a un cadre spécialement renforcé pour les colonies, elle est lourde. La sueur dégouline de son front, les jointures se font douloureuses, il avance lentement, péniblement. "Une heure, je dois être là à une heure, telle est la seule pensée claire en lui. Il tombe, il tombe encore, son genou saigne, la poussière colle à sa face. N'importe, je dois avancer, je dois arriver... Voici les travailleurs qui posent la voie. Des nègres à peine vêtus jettent sur le sol des traverses métalliques, d'autres équipes y alignent des rails, fixent les éclisses, les boulons. Dans un perpétuel va et vient, ils retournent vers le train de matériel, s'y réapprovisionnent, les files d'hommes courbés sous le poids se croisent, s'interpellent, des surveillants blancs, des capitas noirs, crient sur eux en anglais ou dans des dialectes nègres inconnus. On jure en slang, en italien, en grec. Minguels doit s'écarter, prendre des sentiers de forêt malodorants: puis continuer sur la piste tracée par les pas le long du rail. Il doit descendre de vélo, il trébuche contre les traverses. Il a la tête en feu et son estomac crie famine. Midi, midi et demi... Pourvu que le train soit encore là ! Enfin un hameau de tentes rapiécées et de huttes de branchages: c'est la tête du rail. Un wagon qui sert de gare, quelques Anglais débraillés :
- Le train est-il parti ?
- Le train ? Quel train ?
- On m'a dit qu'il y avait un train pour Chinscenda.
- Demain matin !
Pierre reste là, désemparé. Mais un petit bossu aux yeux rouges s'approche de lui :
- Signor magistrate !
- Monsieur Cavalcanti !
- Voulez-vous accepter un coup de vin sous ma tente ?
Cavalcanti est maintenant un gros entrepreneur de terrassements, il a pu recruter une centaine d'homme, et ici, c'est la fortune. Minguels accepte un gobelet de Chianti épais, puis de la grosse mortadelle pleine d'ail, du pain en quignons taillés avec un grand couteau de poche. De la mortadelle encore, un autre gobelet de vin âpre. Je ne me souviens pas d'avoir jamais eu aussi soif. Encore un coup ! Merci.
- Allons, signor, fait Cavalcanti, prenez un instant de repos sur ce lit de camp; à la soirée, nous irons voir la direction de Pauling pour vous trouver un gîte pour la nuit...
Pierre s'affale sur la couverture; un sommeil lourd le saisit... Le lendemain, à l'aube, l'italien l'éveille.
- Signor, le train va partir. Vite, voici des œufs et du lard, du café...
Merci, Cavalcanti, brave stiff à la grosse cordialité si compatissante. Sans ton geste de bon samaritain, si demain je t'avais rencontré, qui sait ? comme prévenu de quelque rixe de cabaret ou pour avoir houspillé un de tes nègres, je t'aurais considéré comme une brute, et même, étranger, comme un parasite de mon pays. Mais d'avoir vu conduire les équipes sous ce soleil ardent, d'avoir peiné moi-même sur ce remblais, je comprends combien ta vie est dure, que d'énergie, de courage, de débrouillardise ta réussite exige. D'avoir vu, rail par rail, ce chemin de fer nous apporter la prospérité, je comprends que tu es un des artisans de notre grandeur. Que d'autres maudissent les stiffs ! Moi, je sais qu'ils accomplissent pour nous des tâches nécessaires, dont nous serions incapables. Il avait raison, ce gouverneur, nous sommes solidaires.
A Chinscenda, du haut de son wagon de rails, Pierre constata une agitation inaccoutumée sur la plaine de voies qui s'étendait devant la boite en tôles de la gare. Aux quatre coins, des sentinelles, fusil à l'épaule. Un groupe mêlé d'officiers et de civils débraillés se lança vers lui dès qu'il sauta sur le sol.
- Enfin, Monsieur le Substitut, on vous attendait avec impatience.
- C'est donc si grave, cet incendie ?
- Non, il y a une affaire beaucoup plus importante, des espions à rechercher.
- Des espions ! Alors, ne faudrait-il pas en parler avec un peu moins de publicité ?
- Evidemment, c'est un entretien confidentiel que le commandant nous a chargés de vous demander...
Cependant, en se rendant au camp militaire, on bavarde, chacun fournit quelque détail. Chaque jour il passe des stiffs, des stiffs encore, insolents, inquiétants, de quoi fournir une importante armée. Les Anglais préparent un coup, c'est certain.
Mais il y a plus ...
- Quoi donc ?
- Le commandant se réserve de vous l'apprendre.
Voilà le gros commandant blond, il est agité, mais il parle bas.
- Des faits graves. Un Anglais inconnu a pénétré dans le camp militaire. Interpellé par un sergent, il s'est retiré sans répondre.
- Ne se trompait-il pas, tout simplement ?
- S'il n'y avait que cela ! Mais un autre s'est approché d'une sentinelle et a examiné son fusil ! Dangereux, il faut prendre des mesures.
- Comptez sur moi pour en référer à mes chefs. Mais je dois au préalable enquêter sur l'incendie.
L'incendie: c'est très simple. Le bâtiment de Mosenthal est en cendres avec tout son contenu, il n'a sauvé que le phonographe. Pas assuré, le juif va devoir repartir à zéro. Et on ne sait rien. On peut sans injustice soupçonner le Grec, mais aucun témoin, aucun indice. De tels bâtiments sont si inflammables ! On palabre interminablement, les hommes s'accusent, s'injurient, se menacent. Puis tout-à-coup, comme l'écume du lait bouillant qui soudain retombe, Monsenthal reprend sa voix paisible.
- Allons, je vois qu'il n'y a rien à faire. Je vais aller recommencer ailleurs.
La petite cité de tentes est toujours là avec sa population sans cesse renouvelée de colons et de fonctionnaires qui attendent des porteurs en buvant et en maugréant.
Le lendemain, le commandant convie le magistrat à un exercice militaire. Il s'agit de prouver aux espions la force congolaise en faisant manœuvrer la garnison, surtout en montrant qu'on a du canon. Oui, on en a deux, de petit calibre. Dans une plaine on dresse pour cibles deux huttes, dont la seconde servira après la destruction de la première. Toute la matinée, les détonations se répercutent dans la vallée: mais pas une fois les cibles ne sont atteintes. Les vieux canons sont élargis, rouillés ! Les antiques fusils Albini de la troupe ne valent guère mieux.
- Vous vous rendez compte, murmure-t-on, que deviendrons-nous quand les stiffs passeront à l'attaque ?
Minguels rencontre un homme heureux: c'est Joris. Il a obtenu une concession agricole et vient s'installer, il expose ses projets, cultures maraîchères, arbres fruitiers, céréales indigènes. Mais avant même qu'il commence, la moitié des travailleurs noirs que l'Etat lui a fournis sont déjà déserteurs...
Deux jours plus tard, Minguels reprend le train. Mosenthal est sur le convoi.
- Alors vraiment, vous allez ailleurs? Pourquoi ne pas recommencer ici ?
- Ici ? Fini ce poste. Dans deux mois, quand le rail aura atteint la ville, il n'y aura plus de passagers en attente. Le camp militaire ne restera pas là. Je n'aurais plus un client.
Au fait c'est vrai. Pauvre Joris...
Minguels rentrait à l'Etoile transformé. D'avoir vu ce camp en défaillance, ces hommes ayant perdu la tête, lui donnait de l'esprit de résistance, comme ces Grecs ramenés à la sobriété par la vue d'un ilote ivre. Il y avait beaucoup de stiffs: mais tout étranger était-il un ennemi ? Non, un Sven n'était pas un intrus, mais un collaborateur. Qu'importait qu'il fut né sur la rive d'un fjord arctique et non au bord de la Senne ? On le sentait tout dévoué à cette patrie qui naissait sous le soleil tropical. Pourquoi n'en serait-il pas de même d'un Cavalcanti, d'un Mosenthal ? Ils ne prenaient la place d'aucun Belge, nous n'avions ni terrassiers capables de dresser des remblais sous ce soleil, ni mercantis pouvant descendre au niveau des noirs. Pourquoi ne pas les utiliser ? Et si, parmi les stiffs, les quelques vrais britanniques, avaient de mauvais desseins, il fallait avoir confiance: nous avions su fonder un empire, nous saurions le garder, le miracle se produirait, mais un miracle venu de nous-mêmes.
Cette foi, Minguels essayait de la faire partager à ses compagnons, ils souriaient de sa juvénile ardeur. Chercher des motifs d'espérer, un dimanche il les persuada d'aller voir où en était la ville, cette Elisabethville dont le nom était chargé de tant de rêves. En vélo, ils se mirent en route par le large sentier qui se dirigeait vers la Lubumbashi, au bord de laquelle se créaient la cité et les usines, ils pédalaient allègrement. Tout-à-coup Sven remarqua: "Mais voici la descente vers la rivière, et nous n'avons pas vu la ville, qui doit être sur le plateau." Première maison depuis l'Etoile, ils aperçurent une hutte en pisé; un médecin belge y était installé, un petit juif blond à lunettes, yeux ronds écarquillés et verres ronds. Cordialement il leur expliqua le chemin: ils avaient dépassé la ville sans la voir et se dirigeaient vers l'Union Minière. Plus loin, deux morceaux de bâches formaient des tentes un peu en amont du point où ils traversèrent la rivière cascadeuse sur un pont rustique. Deux stiffs étaient couchés sur l'herbe, leurs fusils accrochés à des branches, pendant que, dans des pots de terre soutenus par des petites termitières, un noir préparait leur repas sur un feu en plein vent. Ils vivaient là de chasse. Au delà du pont, des huttes encore, des hommes affairés autour de pièces de machinerie, de fragments de fours qu'ils déchargeaient d'une locomobile. C'était là le début de l'Union Minière, le matériel que, avec une singulière obstination, on amenait pièce par pièce de Broken-Hill sur des centaines de kilomètres de pistes à travers la forêt. On bavarda à peine; tous ces hommes étaient affairés. Uniquement britanniques, d'ailleurs, uni-
formément revêtus de l'équipement des stiffs. Sur la montée vers Kaponda, des cases formaient le premier camp de travailleurs de la compagnie. Les magistrats rebroussèrent chemin et, après avoir dépassé la maison du médecin, prirent un sentier que celui-ci avait indiqué. Enfin ils aperçurent deux tentes vertes et quelques paillotes. Assis dans des transatlantiques, deux blancs discutaient en gesticulant. C'était l'ingénieur suisse et le conducteur de travaux italien que Minguels avait vus à la Kafubu.
- Messieurs, nous sommes à la recherche d'Elisabethville.
- C'est ici.
Les deux hommes se levèrent. Guêtrés, ils avançaient à longues foulées à travers les herbes sèches. Ils montrèrent des jalons rouge et blanc entre les arbres. Le Suisse parlait d'une voix métallique un peu cassante, l'Italien disait des plaisanteries que son accent seul rendait risibles, mais tous deux avaient ce regard un peu illuminé que les magistrats avaient déjà vu au gouverneur quand il parlait de sa ville. "Voici l'avenue de l'Etoile, voilà la Place Royale qui sera le grand centre. Voilà le camp militaire..." De la brousse et la volonté de ces hommes, telle était la ville.
On prit un Martini. Les fonctionnaires déployèrent des cartes. "Dans quelques semaines, le gouverneur s'installera avec tous les bureaux. Voyez la gare, la résidence, par là le quartier des affaires, plus loin le centre administratif, l'hôpital, la cité indigène.
- Mais tout cela a l'air immense.
- Non, trop petit, soyez-en convaincus. Aussi voilà le plan des futures extensions.
En repartant vers l'Etoile, Sven s'écria.
- Ou bien ces gens ont la folie des grandeurs, ou bien nous sommes des esprits mesquins qui ne parvenons pas à nous mettre à l'échelle. Mais vous avez raison, Minguels. Malgré l'occupation anglaise que nous avons remarquée dans le bas, il faut avoir confiance...
Cela exigeait beaucoup d'optimisme, car partout on parlait du raid de façon de plus en plus alarmante. On avait des détails. Les stiffs, affirmait-on, s'étaient disséminés dans la brousse de façon à pouvoir, au jour dit, s'emparer simultanément de l'Etoile, de la Kafubu et de Lubumbashi. Mais leur mouvement serait combiné avec celui d'une troupe qu'amènerait le premier train arrivant à Elisabethville, le jour de la fondation de la cité serait en même temps celui de sa conquête. Mais il y avait plus: les Anglais projetaient ce crime abominable, faire appuyer l'attaque des blancs par une révolte générale des noirs. Partout dans l'intérieur des émissaires excitaient les populations. "Mais, objectait-on, pourquoi les noirs favoriseraient-ils plutôt que nous les Anglais, souvent si rudes avec eux ?" Les réponses fusaient: "Vous oubliez l'or anglais... La rancune contre l'impôt en caoutchouc... Le nègre se raccroche toujours au plus fort..." Puis enfin quelqu'un lançait: "Et puis, il y a Mac Donald." C'était un ancien commerçant Rhodésien, un découvreur de l'époque héroïque. Il s'était installé comme fermier à la Chinsangwe, à une vingtaine de kilomètres de l'Etoile: pour tous, ce n'était là qu'une feinte, il restait agent secret britannique, espion dangereux, il y ramassait tous les nègres de passage, des troupes de Rhodésiens et de Nyassalandais qui se lanceraient sur les postes en bandes de pillards.
Pierre se calfeutrait dans son travail, il évitait toute visite, tant ces discours alarmistes, cette tension continuelle étaient déprimants. Cependant ayant rencontré un jour François Préalle, celui-ci écarta d'un geste le sujet comme futile, il exultait, il avait reçu de Belgique une nouvelle si importante. Gabrielle attendait famille. "Un bébé ! Il ressemblera à sa mère, ce sera une merveille... Ce sera un petit prince, pas un gosse à la vie médiocre comme si j'étais resté le gratte-papier besogneux de chez nous..."
Chaque jour les procès-verbaux de police montraient les stiffs britanniques plus agressifs, se conduisant comme s'ils ne reconnaissaient aucune autorité. Dans les villages, des 'Inglesi", comme disaient les noirs, surgissaient, volaient des poules, abusaient des femmes, emmenaient des hommes comme travailleurs. Dans les bars de l'Etoile, d'Elisabethville naissant, les rixes se multipliaient. Ces bars ! quatre murs de tôle ou de paille, un comptoir non raboté, des caisses pour tabourets, mais une collection impressionnante de bouteilles, sept ou huit marques de whisky, de brandy et de gin, des champagnes de grands noms, des vermouths, des vins sud-africains. Et pour servir tout cela, quelque gros tenancier aux manches retroussées, aux dents gâtées, qui dans sa conversation évoquait successivement les pubs de Londres, les bouges des ports australiens et le veldt monotone brûlé de soleil où les prospecteurs Sud-africains se hâtaient vers les poches de diamant cachées dans les gîtes de terre bleue... Chaque jour des querelles y éclataient, des coups de feu étaient tirés. Mais la police avait beau se presser, à son arrivée les blessés avaient disparu, un ordre apparent était rétabli parmi les débris de verres et de bouteilles et il était impossible de trouver un témoin. Maintenant la fougue batailleuse des stiffs paraissait se tourner contre l'autorité, lorsque la patrouille venait à l'heure réglementaire exiger la fermeture des débits, les Britanniques se montraient agressifs, des rixes s'engageaient où les Belges avaient rarement le dessus.
Plus qu'avant, le consul se présentait à l'apéritif. Ses propos patelins n'étaient pas de tout repos. "Mes hommes ont tort. Je fais cependant tout pour les calmer, je leur dis: Boys, n'oubliez pas que ce sont toujours les Belges qui gouvernent ici." Après son départ, on commentait amèrement de telles phrases.
La période la plus chaude de l'année arrivait, cette sécheresse brûlante où l'air est surchargé d'électricité. Tout-à-coup, plus encore que du raid, dans les bureaux, les magasins, au greffe, à la police, partout où Pierre se rendait, il entendit parler fébrilement d'exploits galants, femmes blanches, femmes noires. Une véritable obsession paraissait s'être emparée de tous les Européens mal pourvus, et quand le substitut essayait d'échapper aux propos grivois et aux anecdotes complices, il distinguait vite dans les réponses à peine polies des sarcasmes à l'égard des gens qui vivent en moines et des allusions à ceux qui ont des goûts anormaux.
Le soir lorsque, Pierre fumait avec Pella une dernière cigarette, Kalala venait à l'accoutumée. On l'interpellait parfois: "Qu'as-tu fait aujourd'hui ? Que s'est-il passé au village ? "Elle répondait des phrases puériles, d'une voix enfantine, et à la moindre plaisanterie se cachait la face avec confusion pour des rires qu'on entendait à peine mais qui n'en finissaient pas. Un soir elle arriva accompagnée d'une jeune femme à l'air timide qui était sa vivante image. "C'est ma soeur Fwatuma, elle voudrait aussi être ménagère, elle cherche un blanc." Quand Pella se disposa à rentrer dans sa chambre, Fwatuma se leva. "Où vas-tu dormir ? -- Un blanc m'a dit en passant que j'aille chez lui pour la nuit. Alors, il faut bien, j'y vais." Tous les jours suivants, on ne put sortir sans rencontrer Fwatuma par les rues, aguichante avec ses déhanchements, se jouant perpétuellement de la musique à elle-même sur un petit instrument en forme d'arc dont elle se passait entre les dents la corde sur laquelle se mouvaient ses petits doigts agiles. Le soir elle revenait, bavardait, riait. "Où as-tu été la nuit passée ?" demandait Pella. "Chez le blanc au long nez, à la poste. -- Et aujourd'hui ? -- Aujourd'hui ? Tu sais, je préférerais mon blanc à moi, pour toutes les nuits. Mais il y a des blancs comme des enfants. -- Et alors ? -- Alors il faudra bien que j'aille chez le commerçant Grec, qui m'a appelée." Les agents de toutes les administrations, les mercantis, tous la connaissaient, elle les connaissait tous. Partout à son propos un flot de plaisanteries grasses. Et elle conservait son regard candide et ses propos enfantins. Pierre rentrait dans sa chambre désemparé, les ombres se peuplaient d'images voluptueuses et il blêmissait parfois en se rappelant les sarcasmes. Mais sur la table pliante, la lumière vacillante de la bougie éclairait la photo de Jeanne. L'enfant qui s'était tenue devant lui les yeux baissés le fixait ici d'un regard volontaire. "C'est moi qui suis ta vie. La passion qui te brûle, ne sais-tu pas que j'en suis aussi consumée. Je t'attends, es-tu plus faible que moi ?" Il serrait d'une main frémissante la croix du petit chapelet qu'elle lui avait donné et finissait par s'endormir.
Les stiffs se faisaient de plus en plus provocants; un jour on poursuivait devant le tribunal Parker, commerçant Anglais important qui avait rossé un policier noir. A l'ouverture de l'audience, notre homme se trouvait dans la salle entouré d'un groupe d'amis. Le consul était au premier rang, un carnet à la main, comme un surveillant. On fit d'abord une ou deux petites causes, puis on appela l'affaire Parker. Alors, long, costaud, le Britannique se leva, jeta de ses yeux noirs un regard effronté au juge, et sortit, suivi de ses copains. Ils grimpèrent sur les vélos et se mirent à faire un carrousel autour de la place. Pella interrogea les témoins, le substitut requit. Tout le temps la ronde se poursuivit pendant que, au premier rang, le consul prenait des notes. Enfin le juge prononça le jugement: huit jours de prison. Un acolyte resté sur le pas de la porte fit alors un signe. A grands éclats de rire, nos hommes s'arrêtèrent.
Huit jours de prison: mais comment les exécuter ? On n'avait pas de cellules, rien que quelques huttes à la police. Et toute l'Etoile riait encore de l'exploit d'un mineur Anglais qui, pochard amené pour cuver sa boisson dans un de ces amigos improvisés, avait sans difficulté percé le mur de terre et pris la poudre d'escampette. Rien n'était possible tant qu'on n'était pas organisé. Où en était la ville ? Pas décisif, le gouverneur s'y était installé. Les amis décidèrent d'aller se rendre compte sur place.
C'était un immense chantier dans la forêt. Partout des bûcherons faisant tomber les arbres, et, sous la conduite d'entrepreneurs Italiens, des noirs brouettant, aplanissant le sol, creusant des fossés. Oui, on commençait à voir qu'il y aurait là des avenues, des places. En attendant ce n'était que des percées impraticables et pour y circuler il fallait suivre dans le bois les petits sentiers indigènes. De loin en loin, à la diable, les entrepreneurs avaient installé les tentes ou les camps, des ateliers de mécaniciens, des magasins où des couvertures et des pagnes flamboyants se balançaient au vent sur des cordes. A l'extrémité du plateau, d'autres paillotes dominaient le vallée: c'était les habitations des fonctionnaires et les bureaux. Quand on voyait leur groupe chétif, on ne pouvait s'empêcher de se demander quelle illusion gouvernait la volonté tenace de ces hommes qui au lieu de se bâtir un poste normal, à leur échelle, préparaient dans le vide ces kilomètres d'avenues et faisaient remuer ces milliers de mètres cubes de terrassements.
Tous n'étaient pas des enthousiastes. Beaucoup parlaient du raid." Dans quelques jours le rail arrive ici. Ce sera le moment. Plus de doute, Jameson est annoncé.
- Jameson, le premier ministre de l'Afrique du Sud?
- Oui, le fameux Jameson, spécialiste des raids, celui qui à la tête d'une bande d'aventuriers attaqua le Transvaal..."
A l'Etoile, les jours suivants, les nouvelles les plus alarmistes ne cessèrent de courir. On avait vu chez Mac Donald plusieurs centaines de noirs. Une troupe de stiffs était rassemblée à Kansanshi, en Rhodésie, prête à envahir la colonie par l'Ouest. A la ville naissante, des fonctionnaires apeurés avaient dressé leurs tentes près de la gare pour être du premier train de rapatriés. Un soir, Sven, Pella et Minguels allèrent à l'apéritif chez un dirigeant belge de la mine. Il y avait là plusieurs nouveaux arrivés, des ingénieurs Anglais et Français, la conversation fut cordiale. Mais quand les magistrats voulurent se retirer, leur hôte d'un geste leur demanda de rester. Finalement les visiteurs s'en allèrent. Alors, d'un air hagard, agitant ses cheveux noirs et fronçant son nez à bec d'aigle, le dirigeant leur dit :
- J'ai des renseignements sûrs ! C'est pour ce soir.
- Quoi ?
- La révolte, le raid. Il fallait pour avertir les noirs, ignorants du calendrier un signe simple. C'est pourquoi ils ont fixé le soulèvement à la première nuit de pleine lune. Cette nuit. Dans tous les villages on s'apprête, ce sera dans les petits postes le massacre général des blancs. Ici nous serons arrêtés par la bande de Mac Donald et les travailleurs des entrepreneurs. C'est horrible, infâme, des blancs se servir de nègres contre d'autres blancs. Ces Anglais sont capables de tout...
Après le souper, quand Pella et Minguels regagnèrent leur demeure, le juge dit une fois de plus :
- Qu'en pensez-vous, cher ami, si c'était vrai, pourtant? Il avait l'air renseigné. Si on vient cette nuit, que ferez-vous ? Résisterons-nous ?
- Je le voudrais, mais je n'ai même pas un revolver.
- C'est comme moi... Nous verrons bien. Il est tard, bonsoir.
Pierre alla dans l'obscurité vers sa chambre. L'air était étouffant, ces conversations, les whiskies répétés faisaient battre ses tempes à grands coups. Tout-à-coup, il heurta un paquet sombre: c'était Fwatuma, assise sur le sol, adossée à sa porte. Elle se leva.
- Que fais-tu là ?
- Bwana, je viens passer la nuit avec toi.
- Va-t-en, je ne t'ai pas appelée.
Elle l'enlaça: "Juge qui rit, ne me refuse pas, depuis tant de jours j'essaie d'être ta ménagère pour rester près de ma sœur..." Dans l'ombre une griserie montait de son corps jeune, des souffles enivrants montaient de la forêt. Il entrouvrit la porte, il fit un pas sans dénouer l'étreinte. Soudain sur la table, au pied du petit lit de fer, il aperçut dans le rayon de lune le rectangle d'un portrait, l'ovale d'un visage à la haute chevelure, deux yeux bruns qui le regardaient tristement. Il poussa dehors la femme qui déjà croyait à sa victoire et se jeta sur le lit.
A deux heures du matin, des coups violents le réveillèrent: on frappait sur la porte de Pella, une voix de rogomme hurlait en anglais des phrases incompréhensibles. Un appel vint de la porte intérieure. "Minguels, murmurait Pella, ils sont là. Vous connaissez l'anglais, venez vous expliquer avec eux." Pierre traversa la chambre. Une profonde détresse montait en lui: "Ma pauvre petite patrie." Résolument pourtant, ils ouvrirent la porte extérieure, où les coups avaient recommencé. Et ils virent...
Ils virent un stiff titubant qui en hoquetant leur demandait le chemin de la ville. C'était un ouvrier de la Lubumbashi qui avait trop fêté dans un bar de l'Etoile. On fit avec lui quelques pas dans le clair de lune pour lui montrer sa route. Et ce fut comme si cet incident grotesque avait purifié l'atmosphère. Le lendemain on apprit que Jameson était venu et reparti, sans avoir visité les autorités belges. On apprit surtout que depuis deux jours un fort détachement de nos troupes, bien armées de mausers, équipées et entraînées, était arrivé du Kivu. Les stiffs avaient-ils vraiment médité un coup de main ? Avait-on rêvé ? On ne le sut jamais. En tous cas, la parade était trouvée.
Fwatuma aussi avait disparu. "Bon débarras, fit Sven, cette catin empoisonnait la ville." Il croyait parler au figuré. Mais l'après-midi, mystérieusement, le secrétaire fit: "Vous savez, Arpent, du service administratif ? Il est allé chez le médecin. Pas de doute, syphilis." Beaucoup d'inquiétudes partout, on se demande si ce n'est pas Fwatuma... Bientôt le doute ne fut plus possible. L'un après l'autre, tous les favorisés de la jolie fillette furent reconnus atteints, on n'apercevait qu'yeux brillants et teints gris.
Les pluies étaient revenues, balayant le ciel. On respirait à nouveau librement. Sven avait arrêter Parker, qui n'opposa ni résistance, ni protestation. On aurait dit que cette affirmation d'autorité avait ramené l'ordre: les rixes étaient devenues rares, le consul prenait des vacances. Dans la ville, des entreprises nouvelles embauchaient du personnel et peu à peu la masse flottante des stiffs se transformait en une population de travailleurs réguliers. Pierre se sentait allégé, raffermi, mais comme un convalescent auquel la maladie vient de révéler sa fragilité. Et il lui semblait qu'il en était de même du pays. Nous sommes des hommes sans foyer, sans rien à quoi nous raccrocher quand le vent des passions essaie de nous emporter. Sur une terre sans familles qui puissent la marquer d'une indélébile empreinte. Notre colonisation, qui ne fait pas naître des enfants de notre race sur ce sol, n'y enfonce pas de racines. Si la tempête qui vient de nous secouer nous avait balayés, il ne serait resté ici rien de nous à peine un souvenir, deux lignes dans les manuels d'histoire. Ce François Préalle, avec ses chimères, est de nous le vrai réaliste, le vrai colonisateur, puisqu'il ne pense qu'aux fondements, à ce foyer qu'il veut édifier ici. Poussière, agglomère-toi si tu veux à d'autres luttes. Grâce à toi, petite lumière qui m'as éclairé: je n'oserais te crier mon merci, et cependant, ma chère gosse, tu m'as sauvé!
Chapitre V NOEL DE BROUSSE
I
Jour après jour, tous les stiffs, la direction générale de l'Union Minière, plusieurs commerçants, la police, étaient allés s'installer en ville. L'Etoile devenait une calme cité bourgeoise où les Belges venaient de fonder un "cercle scientifique et littéraire", dont un médecin était le président, François Préalle le secrétaire; on se réunissait alternativement chez les différents membres pour écouter des conférences et discuter en vidant des bouteilles de bière dans une atmosphère de tabagie.
Mais au parquet on passait des journées de surmenage. Chaque matin apportait de la ville en construction des monceaux de procès-verbaux: rixes, menus vols, réclamations de salaires, rien de grave, mais donnant à distance une impression de Far-West. Seul le style pittoresque que Houlemans et quelques autres apportaient à cette littérature policière procurait un peu de divertissement dans l'encombrement des paperasses.
La ville apparaissait surtout comme un insatiable gouffre d'hommes. Des caravanes de nègres y arrivaient sans cesse de toutes parts, Rhodésie, Nyassaland, Angola autant que Tanganyika et Kasaï. Par contre les plaintes pour désertion se multipliaient contre les travailleurs noirs. Quand par hasard on en arrêtait un, la réponse était toujours la même, "la ville, c'est la mort." La dysenterie, les fièvres, faisaient des ravages parmi eux. Dès que l'un se sentait atteint, craignant les remèdes impuissants des blancs et l'inhumation hâtive dans la fosse commune, il s'enfuyait dans la forêt avec quelques frères de race. Les fugitifs se traînaient pendant quelques jours par les sentiers dans l'espoir de revoir le lointain village natal, mais bientôt, malades, affamés, ils se couchaient sous quelque buisson, et la mort venait bientôt soustraire les déserteurs à toute recherche. Les blancs n'étaient pas épargnés: on ne parlait guère des décès, mais le parquet avait la charge d'administrer les piètres successions, et cela devenait une activité importante.
Cependant, la justice ne devait-elle pas se transporter aussi à la ville, pouvait-on infliger aux justiciables ce long déplacement de douze kilomètres par un chemin étroit et boueux ? Provisoirement, comme moyen terme, il fut décidé que Pierre se rendrait plusieurs fois par semaine à la police pour procéder aux interrogatoires. La première fois, croyant prendre un raccourci, il se fourvoya et parvint à une cabane de tôles entièrement close parmi les hautes herbes. Il frappa; on ne répondit pas, et cependant il avait le sentiment d'une présence. Il insista, et soudain la porte s'ouvrit brusquement, un blanc maigre, blême, aux yeux hagards, se dressa devant lui, un revolver à la main :
- Que voulez-vous ?
- Fred !
- Pierre !
C'était Frédéric Lindus, un ancien copain, étudiant en commerciales qu'il avait rencontré chez les Vallée.
- Que fais-tu ici ? Et cette arme ?
- Excuse-moi, j'avais peur d'un mauvais coup de quelque stiff. J'ai abandonné les études, je ne me sentais pas le goût du commerce, mais celui d'une vie active. Je suis ici à la douane.
- Mais pourquoi te calfeutrer ?
- Il y a trop de serpents dans les environs.
- Tu blagues ! Je n'en ai jamais vu. Ecoute, Fred, je n'ai pas le temps, tu viendras un de ces jours me voir à l'Etoile, on passera une bonne journée ensemble. En attendant, dis-moi mon chemin.
- A l'Etoile ? Au risque de rencontrer un fauve en route ou de recevoir une flèche de quelque nègre ? Je ne suis pas peureux, mais on ne doit pas s'exposer inutilement. Quant à ton chemin, j'aurais peine à te le dire. L'état sanitaire de la ville est tel que je m'en éloigne. Demande au bureau, c'est à cinquante mètres.
En effet, dans un étroit bâtiment de planches, trois ou quatre jeunes gens, en guêtres et manches de chemise, écrivaient. Leur chef, avantageux, à la moustache conquérante et la chevelure noire calamistrée, éclata de rire.
- Lindus! Il mourra de frousse, c'est un malade.
- Je le crois, c'est la neurasthénie qui lui fait voir mille périls imaginaires.
- Mais non, pas imaginaires. C'est vrai que ce coin-ci est infesté de serpents, qu'on a vu un lion sur la route, que les stiffs ont le couteau prompt. Et que si on voit grand pour la ville, le cimetière sera bientôt trop petit. Mais sacristi, pense-t-on à tout cela quand on travaille ? Tenez, voici votre chemin, vous allez voir ce que nous en avons déjà fait de la ville.
Oui, l'activité était fébrile. Partout, des maisons en pisé, en tôle, parfois en briques, des maisons danoises en carton, s'édifient, se démolissent déjà, partout des tas de bois, de matériaux, des noirs qui brouettent, qui transportent des ferrailles. Et partout sous la tente des gens de tout acabit, futurs prospecteurs, futurs commerçants, futurs fermiers, et en attendant piliers de bars. Les blancs, les noirs, jurant, criant, chantant, ont sous le soleil clinquant une activité qui paraît désordonnée, on découpe des avenues qui ont l'air de n'aller nulle part. Le personnel du chemin de fer, la force publique, les bureaux, tout dans des installations de fortune. Cent chantiers, huit cents blancs, dix mille noirs, dont pas un n'était là deux mois plus tôt.
Hélas pour tout cela, pas de service d'hygiène, ni drainage, ni égouts. Pas de viande, ni de vivres frais. Pas d'eau potable; les noirs doivent aller puiser l'eau pour eux et pour leurs maîtres à des ruisseaux marécageux où ils font en même temps leur toilette et satisfont à d'autres besoins. L'administration poste en vain des policiers indigènes comme surveillants, elle recommande en vain de filtrer et bouillir l'eau avant de la consommer; les filtres sont rares et les boys n'y comprennent rien. Les stiffs proclament d'ailleurs qu'un peu de brandy purifie tout.
- Dans un combat, pense-t-on aux pertes quand on tient la victoire ? s'écrie Guy chez qui Pierre fait un piètre dîner de conserves.
- Mais le service médical ?
- Un seul médecin, le docteur Rossino, vous le connaissez.
Il est dévoué mais ne connaît que la brousse, n'a ni hôpital, ni médicaments. C'est un philosophe, il s'inspire d'Ambroise Paré: "Je les panse, Dieu ne les guérit pas, qu'y puis-je ?" répète-t-il. Mais tout cela se tassera. Parlons plutôt de nos fiancées. J'ai reçu une lettre...
II
Quand Minguels rentra à l'Etoile, ses récits firent réfléchir ses collègues. Bien installés, allaient-ils abandonner leurs bâtiments confortables pour ce chantier insalubre qu'était la ville ? Quelle serait la qualité du travail qu'ils y effectueraient dans le tohu-bohu ? Puisque la population de la ville protestait contre les douze kilomètres, on les lui faciliterait. On se mit avec des équipes de prisonniers à réfectionner, élargir, normaliser la route tortueuse et détrempée par la saison des pluies.
Minguels et Pella n'était plus que deux à table. Pella s'était retiré. A l'Etoile on manquait de vivres frais, aussi l'Arménien avait-il depuis des semaines commencé un potager en le faisant cultiver par des détenus. Sven, Minguels même, l'avaient aidé en lui procurant un terrain, des instruments, des graines. On était allé ensemble constater les progrès, voir sortir de terre les petites pousses vertes. Presqu'à chaque repas on répétait. Quand on aura des légumes..." Un beau matin, on avait constaté que les salades, les radis, les jeunes oignons étaient à point; un ou deux jours encore, et on pourrait faire la première récolte. Ce soir-là, le juge dit. "Je souffre de l'estomac, je vais me mettre au régime. Dès demain, je prendrai mes repas seul, chez moi." Ainsi Sven et Pierre n'avaient jamais connu le goût des légumes de leur collègue.
Ils essayèrent de s'en procurer à la ferme. Elle appartenait à une compagnie de colonisation. Tous le monde y portait des noms ronflants, directeur général, directeur d'exploitation, mais elle produisait plus de paperasses que de végétaux. Les aspirants colons se voyaient envoyer, pour créer des exploitations, vers des localités inexistantes, Ignorants des conditions de la culture sous ce climat, inexperts dans leurs rapports avec les noirs, incapables de supporter l'isolement, ils abandonnaient vite leurs ébauches de plantations et refluaient vers la ville où, saisissant la première occasion, ils devenaient artisans.
De temps en temps, Sven envoyait Minguels faire des enquêtes à la ville. Il allait s'installer pour travailler au commissariat de police: mais chaque fois, l'aspect de lieux était tellement modifié qu'il devait demander son chemin.
III
Un déplacement plus important devint nécessaire; il fallut aller faire une instruction à Kananga. C'était une séquelle de la politique du consul John Brandy à l'époque du raid: il avait établi un rapport sur des sévices dont quelques indigènes Rhodésiens avaient prétendument été victimes à la frontière. Habilement exploités, de tels incidents auraient pu justifier le coup de main. La frontière, c'était un fleuve, le Luapula. Ceux qui ont fixé les limites des colonies africaines ont été heureux chaque fois qu'ils ont pu adopter un cours d'eau comme frontière, c'est si facile à tracer sur une carte et à reconnaître sur le terrain. Malheureusement, dans la réalité, un fleuve constitue un trait d'union plutôt qu'une séparation. Une même tribu peuplait les deux rives et ses membres se transportaient sans cesse de l'une à l'autre, sans souci des bornes imaginées par les blancs. Allez dans ces conditions fixer leur nationalité. Des noirs nés au Congo, y ayant toujours résidé, passent le fleuve à la première mésaventure, vont se plaindre à quelque fonctionnaire Britannique, qui sans plus de vérification les sacre Rhodésiens pour les besoins de la cause. C'est ainsi que, sans avertir procureur ni gouverneur, le consul a envoyé un rapport à Londres, qui s'est plaint à Bruxelles, qui a écrit au gouverneur général de Boma, d'où le factum après six mois arrive enfin au parquet de l'Etoile ... à cent mètres de la case à panonceau où elle a été rédigée. Et c'est pour Minguels son premier véritable voyage en caravane.
Un voyage sans histoire, par ces forêts maigres, puis le grand plateau herbeux où l'on fait des vingt et trente kilomètres avant de trouver un village chétif dont les nègres à peine vêtus acclament le magistrat, ses soldats et ses porteurs, dansent, apportent des vivres. Le juge, c'est le protecteur. Alertés on ne sait comment, de dix lieues à la ronde les plaignants se présentent. Peu d'incidents. Un jour en route la caravane est dépassée par un grand diable de stiff, seul en vélo, une couverture rouge en bandoulière, un bissac contenant tout son équipement et son ravitaillement. Il s'arrête: c'est Joe Burns, le prospecteur Australien. "Suis-je bien sur le chemin de Baudouinville, Sir?" Baudouinville ! C'est une mission au bord du lac Tanganyika, à quatre ou cinq cents kilomètres. Il explique qu'il n'est pas parvenu jusqu'à présent à trouver un engagement, mais on lui a assuré qu'à Baudouinville un ingénieur belge recrutait du personnel. Il veut tenter sa chance, il s'y rend ainsi seul, sans bagages, sans vivres, sans argent, sans aucune connaissance du pays. Où logera-t-il ? Mais nulle part, je voyagerai toutes les nuits. Manger ? Bah, un peu de farine indigène. C'est donc la bonne route ? Non, merci de votre amabilité, mais je ne veux pas perdre de temps. Et les grands bras velus, tannés, s'agrippent au guidon, les jambes minces recommencent à pédaler, il disparaît au détour du sentier.
Le lendemain, dans une descente rocailleuse, la fourche du vélo renforcé fourni par le gouvernement casse soudain. Rudement projeté dans les broussailles, Pierre s'en tire heureusement avec une courbature. Il doit désormais faire la route à pied.
Après onze jours, il arrive enfin à destination. Un poste rudimentaire, au dessus d'une falaise rouge dominant le fleuve et, sur la rive rhodésienne, une immense plaine verte. Deux Européens: un lieutenant commandant une garnison minuscule, et le chef de poste. Ils font ménage ensemble, ils y invitent le substitut. Hélas, misère de la vie de magistrat, Minguels doit refuser. Il sent qu'il sympathiserait pourtant avec eux mais c'est sur les agissements du chef de poste qu'il vient enquêter, il ne peut décemment faire table avec son prévenu. Il restera donc seul, seul tout le temps. Chaque matin le fonctionnaire se rend en territoire britannique, dans la grande plaine giboyeuse, il y tue quelque bête, antilope, phacochère, canard sauvage, il en envoie une portion au magistrat qui tout le jour interroge, interroge...
Solitude ! Solitude des heures de repas, à sa petite table au petit déjeuner du matin, au dîner de midi, au souper du soir hâtivement il absorbe la ratatouille que lui confectionne Yotam, dont l'art ne se perfectionne que lentement, ce cuisinier n'a pas le don. Il s'habitue à lire en mangeant, des romans que lui a prêtés le lieutenant. La psychologie fade des héroïnes mondaines de Marcel Prévost, Bourget, Bordeaux ou Sandeau, Que cela semble artificiel vu d'ici, mais cependant le livre devient le compagnon inséparable du repas, à peine assis il l'ouvre et, tout en avalant machinalement, ses yeux suivent les lignes.
Solitude des heures de repas, de loisir. Cafard... Pas de nouvelles des siens. Pendant les jours de voyage, puis cette première semaine de séjour, pas un courrier ne l'a rejoint. Un matin, dans la petite maison qu'il habite, surplombant le fleuve, dont il ne ferme même pas la porte la nuit, le boy remarque sur le sol de terre à peine battue des empreintes de grosses pattes: un léopard s'est introduit pendant son sommeil. Le fauve eut pu, d'un coup de cette patte énorme, agripper les dormeurs. Sans doute n'avait-il pas très faim... Incident dont les boys glosent toute la journée et qui émeut à peine Pierre.
Et voici la veille de Noël. Noël que Pierre chaque année fêtait si joyeusement, si pieusement aussi, en famille. Au matin, une joie: un noir à la course balancée, porteur d'un sac. Enfin le courrier, des lettres ! Hélas, elles ne sont pas joyeuses, toutes consacrées à un événement familial: Marguerite, sa sœur, est entrée au couvent. Pas plus que lui, elle n'aime les effusions publiques, elle a voulu que tout se passe simplement. Après le dernier repas en commun, un dîner comme tous les jours mais auquel Jeanne assistait, elle a pris sa petite valise et s'en est allée calmement. Comme la maison doit paraître vide à ses parents ! Pierre se représente leur tristesse, et quand il s'attable, les morceaux qu'il vient de recevoir, vieux de deux mois, il lit et ne comprend rien.
Tu souffres pour eux, Pierre, et cependant l'image que tu te fais de leur douleur est bien pâle à côté de la réalité. Monsieur et madame Minguels s'étaient mariés tard, petits bourgeois sans capital, fiers, et qui n'avaient pas voulu fonder une famille avant de jouir d'appointements suffisants pour l'élever en gardant leur rang. Leurs enfants avaient été toute leur joie. Et ils étaient maintenant partis tous deux! Le fonctionnaire, qui avait dépassé la soixantaine, se sentait désemparé, fini. La mère avait plus de ressort parce qu'elle essayait de le consoler, lui, son vieux, son cher mari. Mais c'était bien difficile: il avait honte de sa tristesse et la niait. Il se rongeait en silence. Les visites de Jeanne réconfortaient un peu la mère: c'est des deux absents qu'elles parlaient maintenant. La mère souriait pour ne pas attrister la petite :
- Ma chérie, on croirait que tu as grandi, depuis que tu mets des robes longues.
- Mais vraiment, mère, je crois que je grandis encore. Un peu, pas beaucoup...
- Et ce chignon relevé te change toute. Tu deviens vraiment une jeune fille. Comme Pierre serait heureux de te voir...
Dans l'après-midi, le lieutenant vint trouver Pierre:
- Monsieur le substitut, c'est la nuit des matines. Ne serez-vous pas des nôtres? Trouvez-vous que Monsieur Gaspar soit un bien grand criminel ?
- Evidemment non, il a peut-être eu la main trop énergique, mais cela ne regarde en tous cas pas les Anglais, aucun de leurs sujets n'a de justes motifs de plainte.
- Alors, ne restez pas seul un tel soir. Ce sera en même temps une bonne action, car vous devez vous rendre compte que Gaspar se tracasse, les noirs remarquent que vous le tenez à l'écart et son autorité en souffre...
- c'est entendu, merci.
On fêtera donc le Réveillon. A trois, trois hommes dans une espèce de hangar, avec de la vaisselle de fer, une table boiteuse. Trois hommes sans foyer, dont l'un est le substitut et l'autre le prévenu, ne se connaissant pas, n'ayant en commun que le regret de la même patrie... Pour le dîner de fête, on a réuni ses réserves, mais on a tous les mêmes produits des caisses de ravitaillement, le beurre en boite, le potage en comprimés, les biscuits desséchés. Pour lumière, une lampe de campement dont l'abat-jour de fer réduit l'éclairage à un mince cercle. Et les trois serviteurs noirs, debout, une serviette sale sur le bras, caricature d'un vrai service européen.
On dîne. A défaut de la dinde traditionnelle, Gaspar a abattu une outarde succulente, mais on est rassasié de gibier... Où est la bonne farce aux marrons de chez nous? On échange des souvenirs de festins, et dans ce cadre, c'est morose. Alors on essaie des histoires libertines, le répertoire familier des mess, mais elles détonnent dans une telle nuit. On parle du pays, des absents, on en arrive aux confidences, cela rapproche, mais c'est à pleurer. Alors on se met à chanter les chants qu'on dirait si joyeusement en chœur si on était là-bas, des Noëls, "Il est né le divin enfant!", des airs de terroir, le vieux "Lèim'plorer" des Wallons: "laissez-moi pleurer", ce n'est pas ce chant mélancolique qui va leur rendre la gaieté. Ils revoient les assistances joyeuses des autres années, les tablées qui doivent en ce moment réunir les familles, les amis. Que font les parents, les frères, les sœurs, que fait Jeanne? On boit, on porte des toasts aux absents. On essaie à nouveau de chanter, on sort de vieilles rengaines, romances ou refrains d'opérettes. Gaspar a fait une surprise au substitut: on célébrera les matines à la liégeoise. On apporte des plats de crêpes au sarrazin, les "bouquettes" toutes parfumées. Autre rappel du pays, autre joie, autre peine. Oui, elles sont réussies. Que la première est bonne! Jean rappelle que l'an dernier il en a absorbé une douzaine... Hélas, il lui est maintenant malaisé de dépasser la deuxième... Le sommeil s'empare d'eux. Mais ce ne serait pas le réveillon si on ne tenait pas jusqu'à minuit. Il faut, à l'heure sacrée, chanter "Minuit Chrétiens" Il faut voir ensuite arriver sur la table le magnifique plat de boudin à la liégeoise que Gaspar est parvenu à confectionner avec du sang et des boyaux de phacochère, du lard américain en boite, de la graisse d'élan... Oui, les trois hommes sans foyer attendent, ils boivent, ils rêvent, et jamais minuit n'a paru si long à venir. Enfin voici l'heure sainte. On unit ses voix pour dire le cantique, mais on sent qu'ici il n'est qu'une formalité. On mange, on boit le vin chaud traditionnel, ce vin qui doit réconforter ceux qui reviennent de la messe de minuit et qui n'a pas de sens dans cette atmosphère tropicale. Et les trois hommes se séparent, dans la nuit étouffante, sous les étoiles qui se reflètent dans le large fleuve, ils regagnent leurs chambres solitaires avec la sensation de délivrance qu'on éprouve après une corvée.
Chapitre VI LE PARQUET DE TOLES
I
En quittant Kananga, Minguels décida de rentrer à l'Etoile par un autre itinéraire pour inspecter des villages rarement visités. Salimu, le caporal de son escorte, vint sur l'heure le trouver. "Bwana Juge, cette région est très dangereuse, il faut nous donner des cartouches, car il y a beaucoup de lions." Pierre lui en fit remettre. Dès qu'on fut en route, Salimu se mit à lui raconter de mirifiques histoires de chasse qui lui parurent autant de tartarinades nègres. Mais il prenait plaisir à ces récits, malgré la couleur de sa peau, c'était réconfortant de bavarder souvent avec ce compagnon confiant qui, peu à peu, passant d'un sujet à l'autre, en roulant ses gros yeux et en gesticulant de ses bras décharnés, lui parlait de son enfance, de son village au bord d'un fleuve, de sa mère, d'une fillette qu'il appelait sa femme. Toute la nostalgie du blanc, le noir l'éprouvait, la décrivait en parlant de lui-même...
On traversait une plaine aride, mais les hameaux étaient riches car ils produisaient un tabac réputé dont les rouleaux épais s'échangeaient jusqu'en des régions fort éloignées. Un jour ils furent dépassés par un cycliste qui en voyant le substitut sauta de machine :
- Mister Burns !
- Yes, Sir. Je suis arrivé trop tard à Baudouinville, l'ingénieur belge était parti. J'ai continué le long du Tanganyika, je l'ai rejoint à Mtoa, mais il avait déjà embauché tout son personnel. Alors je rejoins Elisabethville en vitesse, pour ne pas rater ma chance cette fois. Heureux de vous avoir vu, good bye !
On parvint dans une région plus boisée. Un soir on dressa la tente dans une clairière, les hommes allongés sur le sol dans leurs couvertures ou leurs haillons, autour de feux. Pierre dormait profondément, quand une main le frôla, une voix étouffée murmura: "Bwana, attention, le lion est là, je vous apporte un fusil." Il lui fallut un instant pour réaliser la situation. Oui, au dehors, tout contre la toile, il percevait une forte respiration. Par un interstice, au clair de lune, il vit l'énorme fauve en arrêt, le mufle tourné vers la tente, mais immobile, comme s'il méditait devant cet objet inconnu. D'un coup d'œil, Pierre embrassa la clairière: elle était vide, quelques braises rougeoyaient encore aux emplacements des feux, mais les noirs s'étaient égaillés, rampant dans les fourrés, grimpant silencieusement sur des arbres ou des termitières dès que des craquements d'herbes sèches avaient révélé l'avance lente du félin. Oui, tous s'étaient dispersés, terrifiés dans la nuit trop claire, sauf Salimu et Katako qui avaient pensé au maître, osé s'avancer, entrer dans le frêle abri de toile que d'un coup de patte la bête pouvait crever.
- Tirez, bwana, fit Salimu.
- Non, toi, je ne connais pas le travail du fusil.
Le caporal se glissa sur le lit et avança l'arme dans l'entrebâillement de la tente. La tête de l'animal se leva comme s'il sortait soudain de son hésitation, mais une détonation sortit du mauser, puis une seconde, une troisième. Foudroyé à bout portant, le fauve s'était abattu. Déjà toute la caravane surgissait de la forêt, hurlant, chantant, dansant, les ombres de ce sabbat se découpant bizarrement dans la froide lumière.
- Salimu, Katako, pourquoi ne m'avez-vous pas abandonné comme les autres ?
- Bwana, n'êtes-vous pas notre père...
- Aurions-nous osé reparaître sans vous ?
Ils ne m'ont pas laissé périr, ils ont eu cette audace de m'apporter cette arme quand le monstre pouvait sauter sur eux. Que de dévouement, que d'affection inexprimée et que j'aurais méconnue sans ce fait divers. Pourquoi faut-il qu'ils soient si loin de nous, eux dont le coeur pourrait si bien vibrer à l'unisson du nôtre ?
II
Minguels fut accueilli par ses collègues comme un sauveur: tous deux étaient alités. Pella, empoisonné par une dose imprudente de calomel, avait les gencives collées, il ne parvenait pas à ouvrir la bouche et écrivait sur des bouts de papier. Sven était atteint d'une fièvre qui secouait de gros frissons son grand corps aux poils roux. Un nouveau substitut était arrivé et gérait le parquet, mais, mélange de gouaille et de lenteur, il n'abattait que peu de besogne. Il fallait que Pierre, "l'ancien" déjà, prit la direction.
Il vit bientôt qu'un rendement suffisant était impossible à l'Etoile. Chaque train du sud avait encore déversé dans la ville de nouveaux colons et de nouveaux stiffs, des agents de l'administration, tandis que des caravanes amenaient des travailleurs indigènes. A la Lubumbashi, les premiers fours, les "water-jackets", fonctionnaient: le soir on allait comme à un feu d'artifice admirer la coulée du cuivre en fusion. Au hasard, chacun s'était établi: tel, arrivé comme bijoutier, s'était improvisé architecte, le garçon de café était devenu serrurier. Partout, dans les rues de terre rouge mal damées que les pluies avaient déjà ravinées, des magasins, des habitations de tous types. Surtout des débits de boissons, aux noms cosmopolites comme leurs propriétaires, bars, osterias, estaminets, hôtels-restaurants, allant d'un Savoy sordide au "Jardin des Fleurs, rendez-vous aristocratique", qui s'éclairait à l'électricité quand son moteur, un jour de temps en temps, consentait à fonctionner. On raconta à Pierre la grande fête d'inauguration, l'emphase du gros tenancier Grec recevant le gouverneur, celui-ci en chemise kaki à son habitude, suivi de son secrétaire en habit et haut de forme. Et, après le départ de l'excellence, la beuverie au champagne et les élucubrations du secrétaire, ancien officier Hongrois qui disait avoir participé à une révolution au Guatemala et s'appelait britanniquement Williams.
Les maisons du gouvernement étaient celles qui s'élevaient le plus lentement, car on envoyait de Belgique des bâtiments démontables en plaques de tôles ou en brique de liège. Par faveur, Pierre reçut la moitié d'une habitation en tôle et bois cédée par la compagnie Pauling. Il y disposait, outre un cabinet de toilette lilliputien, d'une pièce de trois mètres sur trois qui fut sa chambre à coucher, son living-room, et surtout son parquet où vite des piles de dossiers s'entassèrent, laissant à peine place à l'incessant défilé des plaignants et des prévenus, des blancs et des noirs.
Que d'affaires! Il fallait refréner les procédés commerciaux des Juifs et des Grecs, mercantis qui, lorsqu'un noir passait en tenant, faute de poches, son argent à la main, le lui enlevaient et le poussaient dans leur boutique en criant: "Maintenant achète." Calmer l'italien blond à longues moustaches de gaulois qui, prévenu d'avoir rossé un de ses travailleurs pour une offense bénigne, retrouvait toute sa colère pour mimer la scène, tempêtait, puis, apaisé, se faisait familier, et, en tapant sur la cuisse du magistrat, proposait rondement. "Si vous arrangez l'affaire, il y a une caisse de whisky pour vous."
Parfois, le jeune substitut sortait excédé de ces interrogatoires, puis soudain il apercevait par sa fenêtre le spectacle de la ville, et il se disait. "Et cependant, c'est ce ramassis de stiffs, cette poussière de colons Belges sans aucune préparation, ces agents inexpérimentés et ces fonctionnaires formés sous un autre ciel, qui ont réalisé tout cela. Pour une fois, mon petit pays, et ce ministère aux sombres bureaux, ont su voir grand. Et je suis fier d'être de ceux qui ont répondu à l'appel. Je suis fier d'être un de ces fondateurs, car sans nous, nos paperasses et notre persévérance, l'ordre fécond aurait-il existé entre ces gens si divers, aux passions fortes, si souvent dressés les uns contre les autres. Et sans notre protection, combien de noirs seraient restés au travail dans les effroyables jours qu'ils ont passés?"
Ces moments d'enthousiasme étaient rares. Une fois de plus, il se sentait emprisonné dans son travail. Il alla quelques fois prendre ses repas dans un mess de fonctionnaires, établi dans la boyerie d'une maison non encore construite. Des Suisses, des Italiens, et toujours les mêmes conversations de service, mêlées d'histoires salaces. Il eut l'impression de perdre son temps et préféra les repas préparés par Yotam, qu'il dévorait rapidement entre deux dossiers. Le soir, il rédigeait de longs rapports pour Sven, pour le gouvernement, pour le procureur général, car on venait d'instituer une cour d'appel et d'envoyer de Boma, pour la constituer, deux magistrats qui avaient fait naufrage en débarquant au Cap, et, sans bagages ni matériel, luttaient pour essayer d'établir leurs services.
Dans la boîte de tôles, la chaleur était étouffante le jour, trop fraîche la nuit. Après trois semaines de ce régime, Pierre se sentit esquinté, il fallait se détendre un peu, faire quelques visites. Whisky, whisky partout, doléances, potins administratifs. Chez Guy, il dut encore une fois entendre le courrier rose, la chronique des arts et mondanités bruxelloises; quel monde étrange, est-il vraiment des salons douillets où des perruches caquettent sur le dernier Rostand, des fauteuils dorés où des foules se passionnent pour un virtuose Tchèque? Fiancée d'africain ou personnage de roman, cette Yolande qui, commentant éperdument les dernières modes, les événements de salons, ne semblait soupçonner ni leur mission, ni leur labeur, ni leur crasse? François Préalle commença par une triste nouvelle, un accident avait déçu les espoirs de maternité de Gabrielle. Son arrivée en était retardée: "C'est presque mieux, je serai définitivement installé pour la recevoir. Mais les affaires de la C.C.A. prospèrent. Déjà trois commis. Monsieur Agapit André a pleine confiance en moi, en fait je dirige tout. Une augmentation m'est promise. Quand j'aurai ma maison neuve..."
Quelques femmes blanches se trouvaient maintenant dans la ville: elles n'en changeaient guère la physionomie. Deux ou trois Juives, actives commerçantes au fond de leurs boutiques attendant les chalands noirs comme des araignées dans une toile, une Française aux longues jambes et à la langue vive surnommée Moustique, qui faisait la fortune d'un bar. Mais aussi un agent d'administration avait fait sensation en amenant son épouse, une grande Autrichienne d'une opulente beauté blonde de Walkyrie. Elle avait vécu quelques années au Canada et quand elle passait dans la rue à grandes enjambées masculines, blancs et noirs se retournaient sur elle comme devant un spectacle rare. Le ménage était accueillant et un voisin offrit à Pierre de l'y présenter.
Ce fut avec joie qu'il accepta. Un ménage, un foyer. Une oasis dans ce monde aride et sans tendresse. Quand ils arrivèrent, il aperçut, entassés sur l'étroite véranda, assis autour d'une table chargée de verre, une dizaine de notabilités ayant fait toilette, certains en col empesé, engagés dans une conversation animée où visiblement il s'agissait surtout de briller aux yeux de la beauté qui présidait. Ils lui avaient apporté des fleurs, des bonbons, ils faisaient pour elle des projets de promenades, de soirées, de dîners. De temps en temps, d'une voix sonore, elle lançait quelques phrases en un charabia anglo-franco-germanique, elle parlait des boys et donnait des recettes de cuisine, et eux gloussaient comme devant un feu d'artifice d'esprit. Menu, respectueux devant les autorités, le mari souriait béatement dans un coin.
En voyant Minguels, Ravage, le contrôleur des finances, se tailla un succès facile, "Monsieur le substitut, quand donc la justice, au lieu de poursuivre ceux qui ont donné une gifle à un noir insolent...
- Qui a-t-on poursuivi pour une gifle? Interrompit Pierre. Mais Ravage ignora la question.
- Quand s'occupera-t-on de ces voleurs nègres dont nous sommes infestés ? Tous les noirs sont voleurs, on le sait, mais ils exagèrent. Il y a trois jours, on a, pendant la nuit, enlevé tout le linge de Minis, qui pendait dans sa cour. Les transatlantiques de Carton sur sa véranda.
- Moi, fit Adam, j'ai constaté que mon boy avait bu une partie de ma bouteille de fine et l'avait remplacée par de l'eau. Je l'ai envoyé à la police, qui l'a tout simplement mis pour vingt-quatre heures au bloc. Tant qu'on ne leur appliquera pas énergiquement la chicote.
- Lequel d'entre vous ferme sa porte pendant la nuit? demanda Pierre.
Mais déjà d'autres avaient commencé l'histoire de menus larcins domestiques, on avait un sujet sur lequel l'accord se faisait vite. Pierre vida son verre et prit congé. Tous ces gens m'écœurent, pensait-il en rentrant chez lui. Je parlais d'une oasis. Non, ici, un ménage, cette femme, c'est une île, un petit îlot ouvert aux marées et qu'entoure une bande affamée cherchant la chair fraîche. Et la part n'est pas égale entre ce mari médiocre et ces célibataires en délire au portefeuille bien garni. Cette Brunehilde mâtinée de Gretchen a l'air forte, elle résistera sans doute. Mais combien d'autres seront plus fragiles? Vraiment, je ne me sens pas chez moi dans ce monde anormal. Et puis, moi qui chaque jour me montre sévère pour les voleurs noirs qu'on m'amène, voilà qu'en les entendant attaquer je réalise combien leurs méfaits sont peu de chose. On a amené ici un ramassis de nègres pris n'importe où, sans choix, mécontents, désaxés, on les paie moins d'un franc par jour. On vit toutes portes ouvertes, tiroirs et armoires n'ayant souvent même pas de clefs. Et on s'étonne de quelques larcins, de quelques domestiques faisant danser l'anse du panier. Avec l'exemple que les stiffs leur donnent, ne doit-on pas admirer au contraire qu'il n'y ait pas parmi eux déjà un nombre sérieux de bandits ?
Le lendemain, il se rappelle soudain son ancien copain Frédéric Lindus. A-t-il pu s'accoutumer ? Il se dirige vers la cabane où il l'avait trouvé un jour. La parcelle avait été débroussée, les boiseries peintes, et la maison avait maintenant un air presque gai. On y chantait. Il frappe à la porte entrebâillée. Ce fut un des jeunes douaniers qui se présenta.
- Lindus ? Il est enterré depuis plus d'un mois. Il a enfin le calme. Figurez-vous qu'à l'étonnement de tous, ce n'est pas de frousse qu'il est mort, mais de dysenterie. Il n'avait averti personne, aucun de nous ne l'a même revu...
Le lendemain, Pierre se sentit indisposé. La température était étouffante. L'un après l'autre, les disques d'un phonographe que Sven lui avait prêté se fêlèrent, recroquevillés par la chaleur. Il crut d'abord qu'elle était la cause de son malaise, mais bientôt des signes irrécusables révélèrent la dysenterie. Il se mit au lit, congédia témoins et plaideurs. Le docteur Rossino lui fit de brèves, mais nombreuses visites. Le médecin, en un jargon que son accent italien rendait à peine compréhensible, lui remettait chaque fois un nouveau remède, opium, chlorodyne, laudanum. La pluie s'était mise à tomber, elle tambourinait sur les tôles. Seul Katako pénétrait chez lui. Il vidait les vases, réajustait les couvertures, regardait longuement le maître, puis s'en allait sans bruit, le croyant endormi. Mais Pierre n'était que dans une demi somnolence remplie de cauchemars. Des prévenus noirs, des stiffs comparaissaient devant lui. Pendant la nuit, quand il se réveillait, le bruit incessant de l'averse lui faisait croire qu'il se trouvait sur un navire. Il arrivait à une île, Brunehilde s'y trouvait enlacée à son mari, mais des dizaines de corsaires y surgissaient, se battaient pour elle et finissaient par l'enlever. Puis des serpents levaient leur tête, dardaient leur langue, et il apercevait Lindus, blême, le revolver à la main, fuyant devant eux. Il s'éveillait en sursaut, le front baigné de sueur, et s'écriait: "Lindus! La dysenterie... Je ne suis pas un Lindus, je dois me défendre..."
La journée lui parut interminable. Il se sentait d'une faiblesse sans nom, son lit était moite de sa transpiration. Il se répétait: je ne veux pas mourir ici, cette terre ne m'est rien. Pourquoi vivre, je ne sais. Pour elle, ma petite lumière qui m'attend là-bas. Je n'ai pas d'amis ici, on est des grains de sable pas même agglomérés. On me laisserait mourir seul, avec Katako auprès de moi comme un chien fidèle...
Il appelait le boy, qui surgissait sur le champ, lui apportait du thé, du thé encore, seul permis par le médecin, Pierre à chaque visite du médecin remaniait le tableau compliqué du traitement, quart d'heure par quart d'heure, pilules, gouttes, poudres, comprimés, sa tête se brouillait en prenant les flacons. Mais je veux me soigner. Je ne tiens pas plus à cette terre que cette maison, sans fondements, sur pilotis, n'y est accrochée. Si l'épidémie et la tempête l'emportaient, et moi, et tout ce que nous avons édifié ici, la brousse aurait vite reconquis son domaine. Rien de stable. Mais je ne me laisserai pas emporter. Ma gosse, ma gosse, pense à moi, retiens-moi...
Pendant la nuit, il s'endormit d'un profond sommeil. Le lendemain, il ne s'éveilla qu'à midi. Les manifestations du mal avaient disparu. Il se sentait sans force, mais guéri. Il se leva et, encore en pyjama, commença à dépouiller le courrier qui s'était accumulé pendant sa maladie.
III
Après un stage à la compagnie de colonisation, Joris Van Neren avait été, comme il le demandait, dirigé vers Chinscenda pour y établir une ferme. Sa déconvenue fut immédiate: plus de camp militaire, les troupes avaient été ramenées à Elisabethville, plus d'Européens en attente depuis que le rail arrivait à la capitale. Le poste était désormais sans importance. En plus du chef de gare, un seul blanc l'habitait, le Grec à figure de pallikare qui guettait encore les rares caravanes de passage. Envolée la clientèle dont le flamand avait rêvé pour ses légumes: il ne pourrait ici installer qu'une ferme de vivres pour noirs, de cultures dont il ne connaissait rien et pour lesquelles les capitaux lui faisaient défaut. Il revint penaud à la ville; il lui faudrait donc reprendre son métier de menuisier.
Il se flattait d'être vite embauché, le bâtiment allait, on ne cessait de construire. Sur tous les chantiers, il apercevait des charpentiers d'occasion, des menuisiers à peine capables de placer les portes et les fenêtres reçues du sud toutes prêtes. Lui, habitué au bel ouvrage, en était indigné. Il se présenta. Mais en vain, toutes les places étaient prises. Cette façon rudimentaire de travailler, ces artisans qui bornaient leur activité à crier sur les noirs pour les presser, c'était ce qu'il fallait à ces entrepreneurs de rencontre, maçons Italiens, monteurs sud-africains, qui se méfiaient des fignoleurs, car il fallait aller vite, sans s'attarder à des considérations d'esthétique ou de solidité.
Le blond flamand au long nez exhalait sa bile à l'Estaminet des Bons Amis, quand le patron lui dit :
- Installe-toi donc boulanger, on en manque, il y a une fortune à faire.
- La belle affaire, engage quelques boys, ils savent tous faire du pain. J'ai à côté un hangar que je te louerai, il y a une termitière où tu creuseras des fours, tu trouveras de la farine à crédit. Crois-moi, la seule difficulté, ce sera de trouver assez de nègres.
Joris réfléchit. Des noirs ? Ici, le blanc ne travaillait pas lui-même, son prestige et le climat le lui interdisaient. Tout devait être fait par les indigènes inexpérimentés et lents. Il lui en fallait cinq ou six pour préparer le pain, autant pour aller couper le bois de chauffe dans la forêt, des porteurs, un garçon de magasin, deux domestiques, près d'une vingtaine d'hommes. Bah, cela se trouvera aisément. Patron, affaire conclue, je prends le hangar.
Erreur, vingt hommes ne s'embauchaient pas facilement. Les bras manquaient à la ville. Non seulement les usines, le chemin de fer, les travaux publics en exigeaient des effectifs toujours croissants, mais chaque blanc qui s'installait, les fermiers, les artisans, les commerçants, tous en réclamaient. Les camps des sociétés, aux paillotes correctement alignées, s'agrandissaient sans cesse, la cité indigène aux huttes en invraisemblables matériaux, vieux bidons, débris de planches, était grande comme une ville et cependant toujours il fallait faire venir des lointains villages des hommes, des hommes encore. Ces masses, on devait les nourrir. Les agents de commerce, les chefs de poste, drainaient des villages des quantités de farine, de sorgho, de poisson séché, telles que les paysans n'avaient plus de quoi manger à leur faim. Mais ces vivres devaient être acheminés vers la ville, il fallait des hommes, des hommes encore, pour les transporter sur leurs têtes par les étroits sentiers.
On avait beau solliciter les communautés indigènes à quatre et cinq cents kilomètres à la ronde, amener des hommes de trente jours de marche, les populations résistaient à ces exigences. Bientôt la pénurie de travailleurs s'accentua. Les prix du recrutement montèrent avec sa difficulté: être marchand d'hommes devint le métier le plus lucratif. Des colons, des stiffs de tout acabit, suivis de quelques boys et de capitas revêtus d'uniformes bariolés pour impressionner l'indigène, partirent dans toutes les directions, vers les hameaux les plus éloignés, pour aller séduire les paysans noirs, les convaincre de quitter leurs champs pour la ville. Un poète génial avait récemment appliqué aux cités industrielles européennes une épithète frappante: les villes tentaculaires. C'étaient une image qui ne pouvait plus vous quitter quand on l'avait entendue. Oui, tous ces petits groupes de recruteurs qui sans cesse serpentaient par les sentiers de la forêt et de la brousse, s’avançant dans les plus petits villages pour en enlever les hommes, c'étaient bien les tentacules d'un monstre insatiable, l'industrie, forme matérielle du progrès.
Mais les noirs résistaient, se refusaient de plus en plus à l'embauchage.
- Pourquoi tes hommes n'aiment-ils pas venir travailler ici, où ils voient tant de choses nouvelles, où ils gagnent tant d'étoffes? avait un jour demandé Pierre à un chef de passage.
- Ici? N'est-ce pas la ville de la mort? avait répondu le vieux sultan.
Oui, le détestable état sanitaire de la ville avait été vite connu dans l'intérieur, partout on avait parlé des fosses hâtivement creusées dans les cimetières. Aussi les noirs, à l'approche du recruteur, se réfugiaient-ils dans les bois comme des bêtes craintives. Mais les marchands d'hommes ne pouvaient rentrer bredouille, et souvent ils soudoyaient les chefs, emprisonnaient les femmes, arrêtaient les jeunes gens et finissaient par ramener à la ville un contingent. Travailleurs forcés, sans zèle et sans résistance. Beaucoup mouraient, beaucoup désertaient. C'était à recommencer, et la pieuvre de nouveau étendait les bras.
Tous les noirs ne s'enfuyaient pas. Comme jadis à Chinscenda les hommes d'Evenson avaient osé venir devant la tente où ils savaient trouver la justice, presque chaque jour des groupes s'accroupissaient autour de la maison de tôles où un pâle et maigre substitut entêté de sa consigne les écoutait, prolongeait pour eux d'interminables interrogatoires. Ainsi un jour ils furent une quinzaine à se présenter :
- Un blanc est venu dans notre village. Il nous a liés...
Cette fois, ce n'est plus l'arrogant Evenson qui vient se défendre, c'est, pitoyable, ce brave garçon, ce Joris...
- Qu'avez-vous fait, malheureux ?
- J'étais allé dans quatre villages déjà, et partout je m'étais heurté à la mauvaise volonté, au refus des habitants. Il m'en faut pour parvenir à vivre. Je suis un Belge, un colon, allez-vous me ruiner en me reprenant ces hommes...
Il y a dans sa voix comme une espèce de détresse quand il ajoute: "N'y a-t-il que les étrangers qui peuvent vivre sur cette terre?"
Que le devoir est parfois dur à accomplir! Oui, tous proclament ici que ces pratiques sont inévitables dans la période de mise en train, qu'il faut vaincre la paresse du noir, que demain grâce à ses sacrifices, la richesse du pays retombera en pluie bienfaisante sur la communauté indigène, que les noirs béniront l'heureuse contrainte qui les aura amené à la civilisation. Civilisation, existes-tu sans la liberté? Et puis, cela ne me regarde pas, je dois faire mon métier.
- Je regrette, Joris. Ces hommes sont libres. Pour vous, je ferai rapport au procureur. Comment vous, un humble, n'avez-vous pas eu pitié de ces misérables ? Enfin, je plaiderai votre cause, mais si vous êtes poursuivi, ce sera la prison.
Le dos courbé, Van Neren s'éloigne. Mais Pierre comprend que bientôt, à l'estaminet, il relèvera la tête, que partout on critiquera le magistrat humanitaire qui vient de ruiner un colon et que le mur invisible qui le sépare de la masse va s'épaissir encore.
IV
Pierre aurait succombé à la fatigue, si soudain sa vie ne s'était modifiée. Tous les services judiciaires vinrent enfin s'installer à la ville, Pella et Sven arrivèrent de l'Etoile. Le parquet général fonctionnait, la tâche était désormais partagée et ses chefs le soutenaient. On avait attribué aux magistrats des maisons en plaques de tôles, rouges, sans grâce, où l'on ne pouvait même clouer au mur une gravure ou une photo. Sur la véranda spacieuse de l'une d'elles, ils installèrent un mess où ils prenaient leurs repas en commun. Au moins avait-il désormais des compagnons. Un ou deux fonctionnaires importants s'étaient joints à eux, notamment l'imposant directeur Meunier qui avec une face de bouledogue et une grosse voix ne cessait de parler de ses brillantes relations et de rêver la fondation d'un club, d'un cercle de l'élite à la mode anglaise. Pella était le chef de ménage et révélait son caractère, singulier mélange d'avarice mesquine et de prodigalité fastueuse. Il achetait à haut prix du caviar ou des antipasti italiens, mais lésinait sur le pain et se plaignait du prix du sel. Chaque soir après le dîner on engageait de longues discussions littéraires ou juridiques, on commentait les potins de la ville, on jouait aux cartes. Mais invariablement Minguels s'endormait dans son fauteuil d'osier, et bien tard le dernier groupe de bavards ou de joueurs le réveillait.
Qu'elle est morne, notre vie de célibataires, se répétait-il en se retrouvant entre les parois nues de sa chambre. Ni douceur, ni beauté, ni art, ni idéal. Une existence plus matérielle que celle du noir, qui sans cesse pense à ses ancêtres, aux esprits, qui toujours chante. Pour nous, il n'est plus que nos préoccupations quotidiennes. Quand j'étais mourant, je n'ai même pas pensé à prier.
Un jour on parla de suicides.
- Vous savez, raconta Sven, le chef de secteur Gabriel...
- Un garçon de grande valeur, interrompit Meunier. C'est le fils du général Gabriel. Un garçon d'aussi bonne famille est promis à un brillant avenir.
- En tous cas, c'est un costaud et un bon vivant, fit le procureur Turenne.
- Eh bien, poursuivit Sven, il y a huit jours, il s'est assis devant sa tente, a mis son fusil entre ses jambes et s'est fait sauter la tête.
- Hier un cantonnier Italien en a fait autant. Pendant la nuit, étendu à côté de sa négresse endormie, il s'est tiré une balle dans la gorge. La ménagère hurlait encore comme une folle quand on l'a amenée au parquet ce matin.
- C'est donc une série, remarqua Minguels. Car il y a deux semaines un entrepreneur afrikander de la Lubumbashi, Edwards, après avoir passé la soirée gaiement avec des copains, s'est relevé à trois heures du matin, a pris une feuille de papier à lettres, a écrit "My dear Father and Mother", puis, sans avoir le courage d'aller plus loin, s'est troué la tempe. Pourquoi tout cela? Au fait, ne faudrait-il pas plutôt demander quelle raison ils auraient eue de continuer à vivre, quelle raison nous en avons mêmes ?
- Allons, Minguels, vous n'allez pas jouer à l'Hamlet! Vite, un whisky!
CHAPITRE VII D E T E N T E
I
Gillart, le substitut de Kyombo, dans le nord de la province, était fin de terme. Minguels fut désigné pour le remplacer. Un mois de caravane, vivre enfin la vraie vie de brousse, c'était un rêve qu'il formulait depuis des semaines. Surtout de fuir enfin l'existence éreintante, factice, de la ville. La ville. Macédoine incohérente d'européens et de noirs qui ne valaient guère mieux les uns que les autres, stiffs batailleurs et ivrognes, nègres voleurs et menteurs, Grecs filous, blancs se prétendant une élite et enlevant aux indigènes leurs femmes, leur enseignant des mœurs de lupanar sous prétexte de civilisation, il en était saturé jusqu'à la nausée.
Il lui fallait des porteurs. Une soixantaine, car, vu les faibles ressources de l'intérieur, il devait emporter, en plus de ses bagages et de son campement, tout un ravitaillement, trente caisses de vivres et de vin. Il dut s'adresser au fonctionnaire qui exerçait les attributions d'agent des transports. Hélas, c'était Mathiez; ses services à Chinscenda lui avaient valu de l'avancement. Pierre vit un mauvais sourire dans ses yeux rouges. "Des porteurs? Vous savez combien c'est difficile. Je ne me permettrais pas de vous critiquer, mais, se sachant soutenus par le parquet, les nègres refusent de travailler. Enfin, je ferai de mon mieux. Dans cinq jours, vos hommes seront là."
Au jour dit, les soixante porteurs et le capita qui les dirigera se trouvent devant sa maison. Tous presque nus, beaucoup décharnés, au regard passif de bêtes de somme. On répartit les charges et, bien qu'elles soient égales, la trentaine de kilos, ils se battent pour choisir les moins lourdes. Mathiez hurle, menace. L'ordre enfin se rétablit. En marche. On fera un premier arrêt à l'Etoile.
Pierre s'attarde chez Sven, puis part en vélo. L'ancien chemin est rectifié, aplani, il fait bon rouler entre les deux parois de forêt comme dans un grand parc. Il remonte ses hommes égrenés le long de la route. Déjà l'Etoile. Elle est bien changée. Comme de rouges cales sèches pour des bateaux géants, la mine a creusé d'énormes cavités au fond desquelles s'agitent, minuscules, le fourmillement des travailleurs et l'entrelacs des wagonnets. L'Union Minière a encore construit des maisons et des camps pour son personnel. Mais il ne reste qu'elle, ou à peu près: un ou deux bars, un commerçant, un boucher, juifs tous deux, un commissaire de police, voilà toute la ville.
Les porteurs n'arrivent que lentement. Midi, une heure, ils ne sont encore que vingt-huit. Le substitut repart vers Elisabethville pour hâter les autres. Alors il aperçoit sur le bord du chemin une de ses malles, plus loin une caisse, la malle-lit... Trente colis éparpillés, abandonnés le long de la route. La moitié de sa caravane a fui. Mathiez a voulu, selon sa conception, donner une leçon aux humanitaires de la justice. Il a pris les gens d'un groupe venu lui apporter des vivres avec l'espoir de rentrer vite chez eux. Il a ramassé à la cité indigène tous les sans emploi, les "fainéants", c'est-à-dire des convalescents se reposant aux sortir de l'hôpital, des parents venus en visite chez leurs enfants, de modestes trafiquants de produits, et tout cela il l'a d'office embauché pour aller à trente jours de distance dans une contrée inconnue et qui les effraie. Qu'ils désertent au premier tournant, Mathiez s'y attendait, "ainsi le substitut saura ce que c'est que les noirs!"
Pierre rentre à l'Etoile. Allons, vous qui restez fidèles, refaites le chemin pour reprendre les charges délaissées, vous recevrez double ration. Nous attendrons ici les renforts. On dresse la tente. Par un caprice, il s'installe au milieu des ruines de l'ancien quartier judiciaire que recouvre la brousse. Quelques mois à peine d'abandon, et déjà les orages, les fourmis blanches, les passants ont fait leur œuvre, ces bâtiments de ses débuts, les cases à panonceau de John Brandy, le parquet de Sven, le greffe, le tribunal où l'ivrogne les réveilla dans la fameuse nuit du raid, tout n'est plus qu'un monceau de décombres au milieu des hautes herbes.
Le lendemain, il repart à la ville. Monsieur Mathiez, il me faut des hommes qui ne s'enfuient pas: vous serez responsable de leur désertion. Oui, responsable de vos méthodes de recrutement.
L'attente commence. Mathiez a cru jouer un mauvais tour au Liégeois; il lui a rendu un service. Pendant trois semaines, Pierre goûtera cette chose inconnue dans l'Afrique trépidante: une vacance, un repos. Une détente. Assis devant sa tente, il lit, il rêve, il dévore, comme s'il les voyait pour la première fois, les lettres de Jeanne et de ses parents. Puis il part en visite. Que de gens pittoresques! A la ferme, voici Oeillère, rondelet, avec une barbiche noire, qui se présente: "Je suis le colon arrivé au Katanga avec ses cinq filles!" Il vient s'installer comme fermier, mais il parle tout le jour, fait le procès du gouvernement, de l'administration, des curés, des capitalistes. Sa femme fardée, ses filles, dont la gamine à huit ans porte des souliers à hauts talons, sont tout au plus des fermières d'opérette. Voici Monsieur Donat, à la face parcheminée. "Nous sommes compatriotes, puisque je suis Verviétois! ". Et soudain d'un air inspiré il se met à faire l'éloge de l'hydromel, le bel hydromel mousseux, boisson idéale des colonies. Demain, après-demain, il viendra à la tente, reparlera de l'hydromel sur un ton lyrique, et à la quatrième fois Pierre devra lui acheter six bouteilles" il faut goûter toutes les variétés en vue des commandes futures", au prix du champagne de grand cru. Voici Castro, juif de l'île de Rhodes. C'est un tout jeune homme qui raconte son histoire: "Mon oncle Isachar est le propriétaire du grand magasin pour noirs, vous savez, Isachar bros, à Elisabethville." Pierre revoit Morris Isachar, long, sec et brun comme une caroube. "Un jour il a écrit chez nous offrant à un de ses neveux, nous sommes une vraie tribu, un contrat comme employé à dix livres par mois, plus le voyage, le logement, la nourriture. J'ai cru ma fortune faite quand j'ai obtenu la place. Hélas, traversée d'émigrant, logement sur une paillasse dans l'arrière boutique, pitance de chien. Et dix livres, pactole à Rhodes, c'est ici une misère. J'en ai vite eu assez. Un compatriote m'a avancé de quoi m'établir. Je réussis avec les noirs, mais je dois rembourser par mensualités à mon vieux grigou d'oncle mon dédit et mes frais de voyage."
D'autres jours, Pierre se rend à la ville. Et, détendu, sans la préoccupation des affaires. voilà qu'elle prend à ses yeux un aspect nouveau. Grandeur et servitude coloniales, cette société qui lui soulevait le cœur, vue de ce triste poste d'observation, la lucarne d'un parquet, c'est cependant une ville qui s'ordonne, avec des villas dans la verdure, des magasins regorgeant de marchandises, des ateliers, des usines, des noirs hier nus et aujourd'hui fiers de leur premier veston et de leurs premières bretelles; une foule qui travaille, qui produit. Qui se débrouille. La distribution d'eau que le gouvernement n'avait pas prévue, le chef d'une mission agricole, Mr. Leplae, y a pensé, grâce à lui des tanks s'érigent dans toute la ville et dispensent les noirs d'aller à la rivière. Un hôpital de tôles se dresse sur des pilotis de fer. Trois missionnaires, vivant dans de misérables paillotes, ont déjà élevé, loin de tout, une spacieuse église de tôles comme tout le reste. On dit d'eux comme éloge: "Vraiment, ces pères, ils n'ont pas trop l'air curés!" mais Pierre est ému en voyant avec quelle joie les quelques chrétiens noirs s'inclinent devant eux. Oui, dans ce pays sans douceur, sans foyers, les hommes résistent, ils édifient. Ils n'ont pas grand idéal, mais ils possèdent le goût du travail. Au fond, suis-je fort différent d'eux ?
Pierre rencontre fort affairé, Fergus P. Mac Ivor, le comptable de la Pauling, l'Ecossais: "Hurrah, je rentre à Dumbarden. Mes deux ans sont expirés, j'ai même quinze jours de plus, car j'ai dû attendre mon remplaçant. Je vais revoir ma Flora! Et je reviendrai avec elle!" Il va visiter François. "J'ai une augmentation et Mr. André se démène pour m'avoir une maison en briques. Je pourrai bientôt faire venir Gabrielle!".
Un jour il se dit. "Je vais dans l'île! Allons saluer Madame Mallard." Elle a l'air un peu lasse:
- Tout le monde est trop empressé, trop d'apéritifs, de dîners. Moi qui voudrais m'occuper de mon potager, circuler en tablier et en sabots, rester le soir au coin du feu auprès de mon mari.
- Au coin du feu! Hélas, madame, on n'a ici ni cheminées, ni feux, aura-t-on jamais des foyers?
- Ce n'est pas le poêle qui fait le foyer, c'est l'amour!.
Je l'appelais Brunnehilde, mais c'est Gretchen! La ville est prête, on pourrait pendre les crémaillères. Hélas, je n'ai même pas un an de terme. Jeanne, que de temps encore avant la nôtre!.
II
Ces vacances duraient depuis trois semaines, quand inopinément une trentaine de noirs se présentèrent, envoyés par Mathiez. Des porteurs? Est-ce possible? "Oui, juge, nous partons avec vous!" On répartit les bagages, et en route. Que la marche est agréable, par les sentiers de la forêt! C'est la belle saison sèche, avec son décor roux et dépouillé d'automne, mais sa lumière de printemps. On va de village en village.
Pierre a reçu une machine à écrire, à l'étape, il s'installe en plein air pour taper de longues lettres, un journal de voyage, à l'ébahissement des noirs. Des groupes intrigués l'entourent. Les jeunes femmes nues, aux croupes bondissantes, rient aux éclats ou se grattent dans le nez avec perplexité en observant les gestes bizarres de l'européen. Les vieilles desséchées se voilent la face de leurs mains osseuses, craignant quelque sortilège. Les hommes discutent. Quelques cigarettes ont vite gagné leur confiance, ils s'accroupissent en rond, et c'est un échange de réflexions, de récits, de détails historiques sur les premiers voyageurs. Etranges, pittoresques, mais toujours humains, cependant. Quand nous bavardons ainsi, je me sens aussi près d'eux que de la population bigarrée de la ville. Ceux-ci sont noirs, les autres blancs: mais diffèrent-ils plus de langues, de préoccupations, de mentalités ?
On marche dix jours sans incidents. Puis un soir, quand il annonce. "Demain, on campera à la Lupemba", la moitié des porteurs proteste.
- Blanc, c'est là la route de Kishila. Nous ne pouvons y aller, elle est bordée par une tribu ennemie. Nous avons été engagés pour Lukafu.
- Soit, je ferai le détour par Lukafu, là je trouverai d'autres hommes.
- Impossible, s'écrient les autres, nous, c'est pour Kishila que nous sommes recrutés.
Encore un coup de Mathiez. Inutile de tenter de contraindre un des groupes à changer de destination: les hommes auraient docilement fait les premiers kilomètres, puis, une à une, comme sur le chemin de l'Etoile, auraient abandonné les charges pour s'enfuir. Pierre fit un triage hâtif, une feuille de route, et dirigea les colis qu'il estimait les moins nécessaires vers Lukafu, en priant le chef de ce poste de les lui faire parvenir ultérieurement. Et la marche reprit avec des effectifs réduits.
Le lendemain, à l'étape, Yotam vint avertir :
- Bwana, il n'y a plus de vin.
- Ouvre une caisse.
- Pas de caisse, elles sont toutes parties vers Lukafu.
- Dans la malle-bain, intervient Katako, il y a les bouteilles du vieux blanc fou de l'Etoile.
C'est ainsi que Pierre fut, pour le restant de la route, condamné au régime de l'hydromel plus ou moins mousseux. Pour en terminer avec cette histoire, disons que les noirs portèrent fidèlement les charges à Lukafu, que six mois plus tard, elles arrivèrent en parfait état à Kyombo, sauf les fameuses caisses de vin: celles-ci avaient mystérieusement disparu des magasins du poste. Le climat est chaud et les coloniaux ont parfois très soif.
L'étape à Kishila fut un enchantement. Un repos de deux jours était nécessaire pour changer de porteurs. La station était charmante, quelques frustes maisons aux murs blancs et aux toits dorées, au bord du lac aux eaux claires que sillonnaient les pirogues. Elle avait comme chef de poste Renkin, petit Tournaisien à lunettes, large sourire dans une face ronde aux pommettes saillantes.
D'une voix douce, et qui ne paraissait jamais commander, il obtenait tout ce qu'il voulait des noirs, même les indigènes de la rive anglaise venaient en fraude lui vendre leurs produits "Des bananes, des mangues, du poisson, du gibier, tous les légumes poussant dans mon potager, c'est un pays de cocagne, répétait-il. Et les noirs sont de braves bougres. Je veux passer ma vie au lac. Je rentre au pays dans quelques mois, je me marie, et je renonce à tout avancement pour revenir ici. Je suis fiancé à une amie d'enfance. Depuis aussi longtemps que nous avons des souvenirs, nous nous sommes toujours considérés comme promis. Qu'on sera heureux! Je vois déjà nos enfants faire leurs premiers pas sur le rivage et s'essayer à canoter".
Deux jours plus tard, à un détour de la route montagneuse d'où l'on domine le lac, scintillant au soleil, jusqu'à la lointaine rive britannique, voici des haies, des jardins diaprés, des allées où les points d'or des oranges trouent la verdure, quatre villas en briques dont les vitres, luxe inouï dans l'intérieur, reflètent la lumière. C'est la mission d'une secte protestante américaine, les Frères de la Foi. Quelle aimable fraternité! Avec quelle courtoisie le substitut est reçu, mais combien sont heurtées les idées que, dans sa mentalité d'européen et de catholique romain, il s'était faites d'une mission. Trois jeunes gens gais, vêtus de jolies chemises à dessins de couleur, culottes de cheval et bas de sport, fraîche et pimpante, deux jeunes filles en blouses claires, tout animées encore de leur partie de tennis. Il y a une église, en briques aussi, mais plus petite que les habitations des missionnaires. Quelques huttes de serviteurs. Les villages indigènes sont assez en contrebas, dans la vallée, pour qu'on se sente dans une oasis, loin de l'Afrique. Sur une petite parcelle d'Amérique, transportée au cœur de la sauvagerie par la toute-puissance du dollar, et qui s'y maintient intacte, avec sa langue, ses usages, ses idées.
Pierre est retenu à souper par le directeur. Plats aux légumes variés, aux sauces inconnues, délicieuses pâtisseries, ce serait un festin s'il n'était assaisonné d'un liquide que ses hôtes appellent bière de mûres, qui a la couleur du vin et le goût du vinaigre.
Conversation intéressante. Le directeur est un ancien facteur des postes, que les Frères ont envoyé ici après une année de formation missionnaire. Il a l'esprit intelligent et pratique connaît les noirs et leur est dévoué. Minguels avoue qu'il ne voit pas assez les résultats obtenus par la mission, qui existe depuis vingt ans, au point de vue apostolat et réforme des mœurs. L'entretien devient difficile entre le catholique aux dogmes précis, à la morale définie, et ces anglo-saxons aux formules illuminées. Ils ne saisissent guère ses questions, et leurs réponses déchaînent en lui des désirs de polémique que la politesse refrène. Non, pas de cérémonies religieuses, qui cachent l'esprit. L'essentiel pour être sauvé, n'est-ce pas d'entrer en communication spirituelle avec Jésus-Christ? C'est cela seulement qu'il faut prêcher aux noirs.
- Oui, mais voyez-vous chez eux un changement au point de vue des mœurs, plus de fidélité et de stabilité dans le mariage, par exemple?
- N'oubliez pas que Jésus admet le divorce, qu'il a pardonné à la femme adultère.
- Mais vos chrétiens cessent-ils d'être polygames ?
- Le Seigneur n'exige pas l'impossible, il faut aller lentement: l'Ancien Testament admettait la polygamie.
- Sont-ils moins menteurs que d'autres, respectent-ils mieux la propriété d'autrui?
- Tout cela n'a pas d'importance, l'essentiel est que Dieu descende dans leurs cœurs.
On est au dessert, les autres missionnaires arrivent, ils ont fait toilette pour la soirée. Un des jeunes gens se révèle Suédois, il préférerait parler chasse, mais la grande jeune fille noire, aux traits classiques, dans sa robe de soie rose, est une Suissesse qui prend part avec feu à la conversation. Plusieurs fois elle répète sur un ton de conviction profonde. "N'oubliez pas que nous ne prions pas pour être sauvés, mais parce que nous sommes sauvés".
Qu'est-ce qu'une telle formule peut donner dans des esprits de nègres primitifs? Bah, laissons-nous aller au charme de l'heure, à cette délicieuse soirée lunaire. A l'harmonium, les jeunes filles exécutent en duo des chants de Mendelsohn. "Home, sweet home", pour la première fois en Afrique j'aperçois un foyer. Et il est bien dur de redescendre, par les chemins pierreux, vers la petite tente du voyageur solitaire.
III
Au campement du lendemain, Pierre Minguels remarqua qu'il était encore arrivé sur le territoire d'une tribu nouvelle. Que de choses déjà la route lui avait enseignées! Flore, faune, mœurs, coutumes, il avait beau, pendant la marche, se borner à jouir de l'exercice et de la nature, au repos relire indéfiniment son Racine et son La Bruyère, mille détails le pénétraient. Mais aucun plus intensément que la conscience qu'il prenait de l'infinie variété de cette population noire. Cinq ou six fois déjà il avait vu changer ses dialectes; ses productions, le maïs prédominant ici, là le sorgho, ou le manioc, ou le tabac devenu l'armature économique d'une région, ses industries, si rudimentaires fussent-elles, car les procédés de tissage variaient, et la forme des belles amphores; ses armes, ses modes, et plus encore l'esprit des habitants, ici farouches et dispersés, là accueillants, curieux. Aujourd'hui, c'était un énorme village dont les hommes laissaient leurs cheveux crépus pousser en longues tresses qu'ils entremêlaient de perles. Ils ne circulaient qu'avec de hauts arcs et devant toutes les cases étaient tendus des cordons de talismans, dents de fauves, cornes, ossements taillés. Mais cette impression de barbarie se nuançait bientôt: ces sauvages superstitieux étaient des commerçants avisés, qui se pressèrent autour de lui, offrant des tomates, de l'huile, de la viande fumée, des dents d'hippopotame grossièrement sculptées, des boules de caoutchouc. Des gosses nus accouraient de très loin tendant des bananes, deux ou trois oeufs dans de minuscules paniers.
Un groupe nombreux se massa devant la tente avant même qu'elle fut complètement montée.
- Que voulez-vous?
- Des palabres, bwana, vous êtes notre juge!
Tiens, c'est vrai, je viens d'entrer dans mon domaine, dans ce district de Kyombo, grand comme six fois ma Belgique natale, et où je vais être seul à représenter la justice. Et tous ceux-là déjà comptent sur moi...
Hâtivement, il avala la soupe, le poulet que Yotam, arrivé le premier avec les porteurs de cantine, avait préparé. Puis il se mit à écouter les plaideurs. L'un venait réclamer une femme, l'autre un enfant, le troisième parfois tout simplement une chèvre, mais quels récits pour appuyer de telles demandes! Il n'y était question que de guerres, d'enlèvements, de meurtres, d'envoûtements. Un flot de sang coulait dans leurs discours aussi simplement que cette Mumbele qui traversait le village de ses eaux claires. Ces assassinats, ces rapts, étaient anciens, vengés parfois au décuple, on ne s'en plaignait pas, ce n'était plus qu'un petit argument pour une petite réclamation... Le magistrat était à tous moments tenté de prendre sa machine, de se mettre à taper de longs procès-verbaux, d'arrêter ceux qui lui contaient si ingénument leurs propres méfaits. Mais non, ce n'est pas possible, je dois gagner mon parquet si je me mettais à enquêter, je serais immobilisé ici pour des semaines.
Le chef du village arriva à son tour, vieillard à la barbe tressée de perles bleues, marchant courbé en s'appuyant sur une haute canne sculptée de têtes dont les yeux écarquillés et les bouches largement ouvertes semblaient lancer des malédictions. Il exposa une longue réclamation contre le chef voisin.
- Moi, précisait-il, je suis un grand chef, Nyoka-Mumbele. Lui Nyoka-Kilumbu, est un grand chef aussi. Nos peuples sont frères, il est mon frère, mais mes fils ne supporteront pas plus longtemps ses injures. Ils se battront si ses fils continuent à voler nos hippopotames.
Assis en rond autour de lui, les anciens, des vieillards surchargés d'amulettes, applaudissaient discrètement. Derrière eux, pareillement accroupis en dix cercles concentriques, les hommes, dont la robuste poitrine tatouée sortait de peaux ou de lambeaux d'étoffes, haussèrent leurs grands arcs avec de bruyantes approbations.
- Demain, fit Minguels, je vais chez Nyoka-Kilumbu. Accompagne-moi, vous discuterez la palabre.
Un véritable désarroi se peignit dans les yeux du chef. Il frappa dans ses mains d'un air désespéré:
- Juge, juge, cela n'est pas possible.
- Pourquoi? Crains-tu que ton frère ne t'attaque?
- Il ne le fera certainement pas.
- Alors?
Il y eut quelques instants d'embarras. Puis un dignitaire, plus jeune que les autres, prit la parole.
- Moi, j'ose le dire. Le chemin traverse la Mumbele. Le chef ne peut pas traverser la Mumbele, cela lui porterait malheur.
Nyoka tourna ses paumes vers le blanc, d'un geste qui signifiait à la fois: "c'est vrai" et "épargne-moi".
- Mais enfin, la rivière coupe le village, la moitié des huttes et des plantations sont sur l'autre rive. Et beaucoup de hameaux, de sous-chefs qui dépendent de lui.
- Le chef n'y est jamais allé, il ne peut pas.
Cependant les vieux chuchotaient, un long conciliabule se poursuivait avec le souverain qu'ils apostrophaient. Et soudain le jeune orateur se leva.
- Bwana, le chef dit que je parle.
- Parle.
Avec de grands gestes, se retournant souvent vers les autres pour provoquer les approbations, il recommença un long exposé de l'affaire, puis conclus enfin.
- Tu vois, blanc, la palabre est grave. Si elle n'est pas résolue, c'est la guerre.
- Mais je dois entendre les deux parties.
- Voici ce que nous demandons. Reste deux jours à Kilumbu. Notre chef t'y rejoindra.
- Il osera passer la Mumbele ?
- Non, il la remontera jusqu'à sa source, pour ne pas avoir à la traverser...
Nyoka-Kilumbu était un vieillard aux yeux vifs, mais affligé d'un goitre énorme. Il était vêtu d'une chemise européenne sur laquelle brinquebalaient aussi dix colliers d'amulettes. Quand le substitut lui parla de l'affaire, il affirma aussitôt ses intentions conciliantes. Mais à l'annonce de l'arrivée de Nyoka-Mumbele, son teint se plomba et ses mains tremblèrent.
- Non, je ne puis discuter avec lui!
- Pourquoi ?
- Cela m'est interdit, les féticheurs l'ont prédit, si mon frère Mumbele me regarde, je deviendrai malade et mourrai.
En discutant, pourtant, Minguels trouva un cérémonial qu'ils acceptèrent. Sur la place, devant la tente, les gens du village dressèrent avec des piquets, des cordes d'écorce et des feuillages, un hangar qu'une épaisse cloison divisa en deux. Les deux Nyoka s'assirent sur des peaux, chacun d'un côté de ce paravent rustique, entourés de leurs ministres, ne s'apercevant pas, mais bien en vue du magistrat. Et les discours alternèrent. Jamais les chefs ne s'adressèrent directement la parole, mais ils se congratulèrent à la troisième personne, tournés vers le blanc, disant: "Si mon frère Nyoka, que je révère comme un père... Je ne suis que de la poussière devant mon frère Nyoka, mais, juge, je dirai pourtant que..." Un arrangement intervint avec le minimum des circonlocutions d'usage. Puis les deux groupes, visiblement très heureux de la solution, se retirèrent, l'un à gauche et l'autre à droite, en évitant réciproquement leurs regards.
Oui, la route est féconde en enseignements. Voici qu'elle renouvelle pour Pierre Minguels l'idée rudimentaire qu'il se faisait de ses serviteurs, elle éclaire leur psychologie en montrant leurs cœurs, comme tous les cœurs humains, remplis de sentiments contradictoires.
Sans doute le gros Yotam est un bellâtre qui, sitôt le repas terminé, s'inonde de parfum, revêt une chemise blanche soigneusement repassée, un pagne à franges, une ceinture rouge éclatante, et, faisant sonner les anneaux de ses énormes bras, va se pavaner devant les filles du village et raconter des histoires en riant de toutes ses dents blanches. Mais c'est aussi le mari brutal et jaloux d'une pauvre femme efflanquée, vêtue d'une étoffe élimée, et dont il mange sans doute la ration, car elle est d'une maigreur de danse macabre. Et c'est encore un père tendre. Ses deux mioches, une fillette de six ans, un gamin de trois, il joue avec eux, il les porte pendant la route. Et quand le petit a quelques jours d'entérite qui l'amaigrissent, Pierre voit le gros cuisinier, morose, et même un jour en train de pleurer en tournant sa sauce.
Pour Katako, le substitut a toujours cru qu'il était fort épris de sa femme, Bibi-Sombe, une véritable beauté, opulente, aux yeux prometteurs, à la bouche narquoise, et qui sait harmonieusement draper le moindre pagne au point d'avoir toujours l'air somptueusement vêtue. Katako est empressé, aux petits soins pour elle. Puis un jour que Pierre le plaisante, le boy réplique. "Bibi-Sombe mon épouse ? Oh non, je ne voudrais pas. C'est une ancienne femme de blanc, cela ne fait pas de bonnes compagnes et je n'en aurais pas d'enfants. Je la garde jusqu'à ce que j'en trouve une qui vaille d'être mariée." Puis il explique, le lendemain, car le cœur ne s'ouvre pas tout d'emblée. "Comprenez-vous, juge qui rit, je suis presque chrétien. J'ai terminé mon instruction religieuse, et les pères voulaient me baptiser. Mais ils prétendaient que celle-ci était ma femme et que je devais la garder comme épouse devant Dieu, ils l'auraient baptisée en même temps que moi. Je n'ai pas voulu, c'est ma ménagère, et rien d'autre. Je me ferai baptiser quand j'aurai trouvé ma femme!"
Voici que, par l'étroit sentier, une caravane s'avance en sens inverse :
- Les hommes de qui? crient les porteurs.
- Les hommes du juge.
- Alla! c'est nous les hommes du juge!
De grands éclats de rire. Bientôt les deux blancs arrivent à la hauteur l'un de l'autre. Main tendue, on se présente :
- Substitut Minguels.
- Substitut Gillart. Alors, vous êtes mon remplaçant?
Je n'ai pas eu la patience de vous attendre à Kyombo. Mon terme est expiré depuis six mois déjà, j'ai hâte de revoir ma famille et de me marier.
- Vous êtes fiancé?
- Non, mais cela viendra. En attendant, il faut que nous parlions affaires. J'ai remarqué un joli endroit, le dernier gué. J'y retourne avec vous, on dînera ensemble.
En descendant le sentier sinueux, Gillart parle, parle sans arrêt. Quand on installe les tables dans un site idyllique, sur de gros blocs rocheux au milieu de la rivière, sous de hauts arbres restés verts et qui font régner une fraîcheur bien rare, pendant que les cuisiniers s'affairent à préparer un dîner de fête, il continue sans laisser à Pierre la possibilité de placer un mot, comme si depuis longtemps il avait été privé d'interlocuteur. Gillart est un petit blond, au long nez fureteur, il n'a pas trente ans, mais sa face est parcheminée et son front se dégarnit déjà. Sa voix est douce, son débit monotone, mais ses yeux brillent derrière ses lunettes d'or, son index souligne toutes ses phrases comme s'il désignait un adversaire invisible. Quel tableau il trace, d'un parquet où les dossiers s'entassent, sans que le malheureux substitut, submergé sous le flot grandissant des paperasses, parvienne à en liquider un sur cent! "Tous les chefs indigènes de cette région ont dix assassinats sur la conscience. J'essaie en vain de les arrêter pour leur faire payer leurs crimes, ils s'enfuient avec toute leur population, les villages sont déserts quand on arrive. Vous allez voir, toutes les agglomérations que je viens de parcourir étaient vides. Et quelles horreurs: des femmes enterrées vives, des enfants assommés à coups de gourdins, des repas d'anthropophages. Encore, si on était aidé par le personnel. Mais pour tous, du dernier chef de poste au chef de zone, le magistrat est l'ennemi qu'on essaie de mettre dedans, qu'on veut lasser à force de saboter ses instructions. Et cela se comprend; tous ces blancs sont eux-mêmes délinquants. Leur coalition m'a empêché de réunir des éléments précis pour les poursuivre, mais tous manient la chicote et sont pour les noirs de véritables tyrans, tous puisent dans les caisses de l'Etat, tous achètent de l'ivoire en fraude, tous volent les indigènes en se faisant livrer les produits à des prix dérisoires. Tu imagines comment est reçu là-dedans le substitut qui essaie de mettre de l'ordre. Il y a un agent territorial, Vallée, le chef de poste de Kasengene, il m'a insulté dans des lettres qui frisent la folie, jamais je ne suis parvenu à le faire punir."
Le dîner est terminé. On s'allonge dans les transatlantiques, Gillart savoure un verre de la fine que Pierre garde pour les grandes occasions. "Cela fait plaisir, je n'en ai plus eu depuis longtemps." Et la voix de Gillart se charge d'une amertume plus concentrée, d'une émotion contenue à grande peine. "Je suis heureux de cette heure de détente, près d'un collègue. Tu n'imagines pas combien c'est dur, de se trouver ainsi toujours seul, sans un ami, sans une marque, non même pas de sympathie, mais de simple courtoisie. Comme on ressent la solitude, le soir, lorsque dans toutes les maisons de la station les lampes s'allument, et qu'on se figure tous ces groupes en train de bavarder, jouer aux cartes, rire... Ah, certains soirs, si je n'avais pas eu ma ménagère... Et tout cela pour des sacripants qui auraient mérité d'être à la boite... Mais toi, tu les pinceras, tu les poursuivras. Et d'ailleurs, moi, je reviendrai..."
Mais l'heure s'avançait; pour arriver à l'étape avant le coucher du soleil, il était temps de plier bagages. On se sépara. "Une dernière recommandation, fit Gillart. Parmi toutes ces fripouilles, il en est une au troisième degré; c'est Van Rijk, le contrôleur des travaux publics. Crois-moi c'est grave. Il a des morts sur la conscience. C'est un être ignoble, qui vole les salaires de ses travailleurs, les rosse, les oblige à lui livrer leurs femmes pour des débauches scandaleuses. Si elles refusent, il fouette les maris jusqu'à sang. Un monstre. Mais il est difficile à pincer, les noirs en ont trop peur. Je n'y suis pas parvenu, essaie de réussir." On se serra la main, les deux caravanes reprirent leurs marches divergentes.
Celle de Minguels n'avait pas fait six kilomètres qu'il se sentit soudain dans un état de faiblesse extrême, il se mit à grelotter, puis à transpirer violemment, ses jambes se refusaient à pédaler. La fraîcheur de la halte idyllique avait déclenché un accès de fièvre malarienne. On arrivait sur une pente au bas de laquelle on apercevait un ruisseau. Il arrêta la caravane à mi-hauteur fit dresser le campement dans une éclaircie, se jeta sur son lit de camp, eut encore la force de prendre des doses massives d'antipyrina et de thé, puis sombra dans le délire. Blancs menaçants, nègres féroces, des ombres hostiles peuplaient son cauchemar. Il s'agitait, balbutiait des phrases décousues, voulait se lever et retombait épuisé sur sa couche. Katako et Joseph l'interprète vinrent auprès de lui, mais il les chassa en criant. Alors Bibi-Sombe, l'ancienne ménagère de blanc, s'installa à son chevet. "Laissez, dit-elle aux hommes, je sais ce qu'il faut faire." Inlassablement, elle le recouvrit quand ses gestes désordonnés enlevaient les couvertures, elle lui fit prendre de la quinine, boire de l'hydromel qu'il avalait avec avidité, Il rêvait que, parmi les figures de son délire, Jeanne s'était soudain approchée, le défendait, le soignait. Il s'endormit, apaisé.
Le lendemain, la fièvre avait disparu. Les noirs confectionnèrent avec les couvertures un hamac rudimentaire où il se coucha pour la route. Il réfléchit de sang-froid et se dit: Gillart exagère. Je verrai tout cela moi-même. En somme, de tout ce qu'il m'a dit, je retiens qu'il y a beaucoup de besogne, et que Van Ryk est à surveiller." Il se remit à lire Bérénice. Alors, heureux de voir le blanc rétabli, les porteurs commencèrent à chanter par voix alternées.
CHAPITRE VIII KYOMBO
Le soleil dardait. Que la falaise rouge allait être dure à gravir! Du sommet, sur laquelle un large toit de chaume se dissimulait parmi les arbres, jusqu'au bord du fleuve, si calme entre ses rives vertes, c'était un va et vient de femmes et de prisonniers, en pagne bleu et corde au cou, portant sur la tête des seaux, des pots, des dames-jeannes, pour aller puiser l'eau. Pierre était exténué. Les derniers jours, dans les villages de plus en plus populeux, il avait dû écouter des palabres jusque tard dans la nuit, car, loin de s'enfuir, les noirs, en voyant qu'il n'essayait d'arrêter personne, s'étaient pressés autour de lui pour apporter leurs plaintes, confiants dans la justice du blanc. Ce matin, il avait passé le fleuve dans la première pirogue, puis rapidement pédalé pour arriver tôt à la station. Tout le long du chemin, c'étaient de petits hameaux, peuplés de gens affairés qui le regardaient avec indifférence. Ils voyaient souvent passer des blancs et en étaient blasés. Région riche; partout des chèvres, des petits porcs noirs, des poules, mêlés à des bandes de gosses qui couraient derrière le vélo. Maintenant, il se sentait tout désorienté d'avoir cette côte à escalader pour arriver aux maisons européennes. Il avisa un travailleur, lui remit sa machine et commença la montée. Au sommet, c'était une vaste maison de brique. La vue était superbe, s'étendant à l'infini sur les eaux claires sillonnées de pirogues et la forêt frémissante. Il gravit le perron. Face ronde à blondes moustaches relevées en croc, un européen d'une quarantaine d'années, replet, en costume kaki à haut col et galons, vint à lui :
- Vous demandez ?
- Le bureau du chef de zone.
- A droite, Monsieur, sur la place, ici c'est mon habitation privée.
- Vous seriez monsieur le chef de zone?
- Oui, commandant Van Mollekot.
- Permettez-moi de me présenter: substitut Minguels.
- Monsieur le Substitut? Entrez donc, vous êtes en nage. Grimper cette côte par ce soleil... Mais comment diantre arrivez-vous par là? Vous avez quitté la route qui monte en pente douce au centre du poste...
Le commandant était accueillant: "Prenez un whisky, reposez-vous, vous dînerez avec nous, on vous conduira à votre parquet quand vos bagages seront arrivés..." Mais son sourire paraissait forcé, son amabilité de protocole. La conversation s'accrochait malaisément. Bientôt d'autres européens arrivèrent, le docteur Hervieu, un hesbignon grasseyant, Dulont, le gérant de la C.G.T., Compagnie des Grandes Factoreries, long et grêlé. Pierre se demandait si son arrivée avait été si vite annoncée, mais bientôt on lui expliqua: tout qui avait un rang dans la station -- elle comprenait dix-huit blancs-- prenait ses repas à un mess organisé chez le chef de zone. Ils étaient huit: l'un d'eux était Alven, le commandant de compagnie, un Suédois aux yeux incroyablement bleus, puis Pierre reconnut le contrôleur des finances Ternon, avec sa calvitie provocante, sa moustache blonde, sa barbe patriarcale. Mon Dieu, cela me fera un groupe de compagnons passable. Mais voici qu'entre un personnage au sourire obséquieux, au teint gris, à la voix susurrante. Vilain bonhomme, pense immédiatement Minguels. On le présente. "Monsieur Van Ryk, notre contrôleur des Travaux Publics..." Gillart n'a pas dû se tromper, cet homme semble capable de tout. Mon devoir de magistrat est clair, je ne puis être le commensal habituel de celui qui un jour, sera mon prévenu...
On se met à table. La cuisine est bonne, le menu abondant. La conversation est celle de tous les mess: on dirait que Van Mollekot, qui préside, a relu ce matin l'almanach où son collègue de Chinscenda puisait ses bons mots et ses souvenirs personnels... Ternon parle de sa femme et de ses enfants, cela ne pouvait manquer. Mais ceci est nouveau. Il était bien d'usage de conter quelques grasses histoires de curés, mais Van Ryk va plus loin, il discourt sur l'inquisition, l'obscurantisme, la tartuferie cléricale qui, en prêchant aux noirs une prétendue vertu, va déclencher chez eux des vices contre nature. Personne ne sourcille, ni pour protester, ni pour faire chorus. Est-ce par égard pour moi ? Non vraiment, je crois plutôt que tout le monde est trop habitué à entendre cette rengaine tournée chez lui en manie, on ne l'écoute plus.
A la fin du repas, le commandant lève son verre au nouveau citoyen de Kyombo. Il termine en précisant que le mess lui est ouvert s'il veut faire à tous le plaisir d'en être. Mais le substitut, après avoir assuré chacun de sa sympathie, décline poliment l'offre. "Je suis au régime." La leçon de Pella n'est pas perdue.
Le poste est une espèce d'énorme terre-plein autour duquel les bâtiments, maisons, bureaux, forment un cercle qu'entoure la forêt. Le parquet est à l'endroit le plus éloigné du fleuve, il domine. C'est une vaste construction de trois grandes pièces chaulées, dont deux sont l'habitation privée du substitut et l'autre son bureau. Un perron élevé aux marches en briques. Devant, accroupis sur le sol, stationnent déjà des plaideurs noirs. Pierre inspecte le fruste mobilier, grossièrement taillé par quelqu'apprenti dans un bois rouge superbe. Il fait disposer ses bagages, puis, ne voulant pas qu'une incorrection lui soit reprochées, il se vêt de blanc et se rend au bureau de la zone faire à Van Mollekot sa visite officielle. La conversation reste dans de prudentes généralités. Enfin il rentre chez lui et commence l'examen de ses dossiers.
Dans le casier surmonté de publications officielles empoussiérées, qu'ils sont nombreux, qu'ils sont épais. Assassinats, crimes de superstition barbare, arrestations arbitraires, que de visions d'épouvante, que de témoignages contradictoires qui transforment chaque instruction en casse-tête. Dans tous, des mandats d'amener qu'il a été impossible d'exécuter, le prévenu se cachant... Et puis les affaires de blancs: les stiffs sont arrivés jusqu'ici, ils se sont abattus sur le pays à la faveur de la liberté du commerce, du recrutement et des prospections, et leurs passages dans les villages sont signalés par les pires méfaits. Les retrouver? Vain rêve, ils sont nomades et les noirs ne les connaissent que sous de vagues surnoms...
Le planton tousse. "Bwana, le commandant vient". Déjà! Nous avons donc tous hâte d'en terminer avec le protocole. Après quelques phrases polies, le fonctionnaire prend un air grave.
- Monsieur le Substitut, je voudrais vous parler nettement, pour que la situation soit immédiatement claire entre nous. Malgré ma bonne volonté, avec votre prédécesseur, tout dégénérait en conflit. Nous étions en dispute à propos de vingt questions. Ainsi...
- Ne m'en dites rien. Je ne désire, ni reprendre à mon compte ses palabres, ni manquer à la confraternité en le désavouant. Ces affaires sont soumises au parquet général, qui décidera. Pour nous, nous partons d'aujourd'hui. Table rase. Sommes-nous d'accord ?
- C'est bien ce que je voulais vous demander. Mais il est une autre question que j'estime fort importante. Des instructions judiciaires ont été ouvertes contre tous les chefs. Monsieur Gillart voulait les emprisonner tous.
- Ils apparaissent tous comme des assassins.
- D'accord, mais leurs crimes sont anciens, datant parfois d'avant notre arrivée. En tous cas, l'administration est devenue impossible, tous les notables se cachent, les villages se vident.
- Et moi, je serais noyé sous ces vieux dossiers. J'y ai pensé. Que diriez-vous d'une espèce d'amnistie conditionnelle. Nous promettrions le pardon à tous ceux qui viendraient faire leur soumission, une confession complètes, se mettre en règle avec l'administration et indemniser leurs victimes.
- Ce serait parfait.
- Nous allons user de pouvoirs royaux! L'indulgence envers ces potentats, qui ne sont souvent que de pauvres diables, belle prérogative.
- Ils sont plus sensibles qu'on ne croit à l'indulgence.
- Mais, cher monsieur Van Mollekot, entendez-moi bien. Ce sera une seule fois. Demain, pour tous les crimes qu'ils auront dissimulés, contre tous les crimes nouveaux, vous, et votre personnel, vous m'aiderez à fond. Vos sous-ordres me respecteront, je ne tolérerai pas les écarts d'un Vallée... Voyez-vous, j'aime la paix, mais je ne crains, ni le travail, ni la bataille.
- Vous pouvez compter sur moi, parole d'officier!...
Le commandant semblait sincère. Sa parole, oui, je crois qu'il la tiendra, ce sera un allié. Cependant, aucune sympathie, aucun courant ne s'est établi entre nous. Nous collaborerons sans amitié, mais sans empiéter sur nos prérogatives, et cela nous facilitera notre tâche à tous deux. Une bonne justice permet une bonne administration, une bonne administration diminue les délits et permet une bonne justice. Une administration oppressive, des fonctionnaires qui pratiquent l'illégalité, c'est le pire des désordres. La justice doit, pour la prospérité de l'Etat, pour la liberté des citoyens, le contrecarrer sans merci, sans défaillance. Devoir difficile, mais fondamental. Une administration compréhensive, respectueuse du droit de tous, maintient l'ordre dans la liberté, elle fait un peuple heureux. Un pays où les gens chantent. Et alors les magistrats peuvent dans leurs fauteuils se livrer à leurs chères et nobles études, sonder les cœurs humains, relire en grands lettrés leur Montesquieu, leur Montaigne ou leur Saint François, leur Racine, ou leur La Bruyère...
Au soir de ce jour, après son premier dîner solitaire, Minguels essayait de relire quelques-unes de ses pages favorites. Mais le vide de la maison, les murs blancs si nus, lui donnaient une impression de malaise. Il avait eu une vive déception à son arrivée: il espérait trouver des lettres, car il n'avait plus de nouvelles de Jeanne ni des siens depuis son départ de l'Etoile. Mais les porteurs de courrier, plus rapides pourtant que la caravane, n'avaient rien apporté. Malgré la chaleur étouffante, il se mit à arpenter nerveusement la terrasse. Comme l'avait dit Gillart, il voyait le cercle des maisons du poste, éclairées, où d'autres hommes bavardaient, jouaient et riaient, étaient confraternels...
Portant une lanterne d'écurie, un personnage vêtu de blanc surgit soudain au pied du perron :
- Monsieur le Substitut, je ne vous dérange pas?
- Montez donc, monsieur Colle.
Ce grand maigre, aux yeux saillants, à la peau tannée, au long nez, à l'air un peu inquiet, c'est bien Colle, cet agent d'administration dont deux ou trois fois pendant le dîner on a cité le sobriquet, "Bwana Mpua", "Monsieur Nez", avec des commentaires qui en faisaient l'incarnation même de la bêtise. Et le fielleux Van Ryk lui attribuait des mœurs douteuses...
- Mais asseyez-vous donc, cher monsieur.
- Monsieur le Substitut, je suis votre voisin immédiat. J'ai tenu à vous dire que j'étais tout à votre disposition si je pouvais vous rendre quelque service ménager.
- Je vous remercie vivement. Vous prenez donc vos repas chez vous ?
- Oui, je suis le seul à ne faire partie d'aucun groupe. Vous vous en apercevrez vite, on me tient un peu en quarantaine. Je ne bois pas et je n'ai pas de ménagère. C'est contraire aux usages, aussi je fais figure d'opposant. On me persécute et on me fait une réputation de sottise...
- Monsieur Colle...
- Oh, je vois que vous êtes déjà au courant. Qui sait si on ne vous a même pas parlé de mon immoralité. Si j'étais sensible à leurs brocards, j'aurais fui depuis longtemps. Mais je résiste, je dois vivre. Ils ne peuvent me comprendre. Je suis comme un autre, et ce n'est pas par principe que je reste intransigeant, mais j'ai recueilli les cinq enfants de ma sœur. Cinq orphelins dont je dois verser la pension, comment y parviendrais-je si je me payais ménagère et whisky! Vous non plus, vous n'avez pas de femme noire...
- Je suis chrétien et fiancé.
- Oui, on en a parlé toute cette après-midi dans les services. Vous étiez déjà l'adversaire comme substitut, celui dont on devait se méfier. Vous êtes encore un cafard, un jésuite, ou un impuissant.
Pauvre Bwana Mpua! Je me tenais sur la défensive au début de notre conversation, mais je le sens brave homme, et sincère.
- Allons, monsieur Colle, soyons optimistes. Il y a de la joie même dans les léproseries. Vouliez-vous peut-être me proposer de faire table commune, d'unir nos solitudes ?
- Oh non, monsieur le Substitut, je vis trop modestement. Et puis...
- Et puis ?
- Prendre vos repas avec un simple agent, après avoir refusé la table des fonctionnaires, ce serait vous déclasser, les insulter aussi, en somme.
- Vous savez donc que j'ai refusé...
- Vous comprenez qu'on en parle. D'ailleurs moi-même on me persécuterait plus encore. Si vous voulez, nous pourrions nous associer pour tuer ensemble, alternativement une chèvre et un porc. Toute une bête, même petite, c'est beaucoup pour un homme seul. Avec ce climat, la viande ne se conserve guère. Savez-vous déjà que, leur prix étant le même au village -- cinq à six francs-- le porc coûte ici plus cher que la chèvre ?... Oui, la chèvre marche pour venir, tandis que le porc, on doit le faire porter!
Allons, dormez bien, Colle. Vous n'êtes sans doute pas un employé aux vues originales, qu'en ferait-on ici? mais vous avez un idéal qui vous permet de résister. Votre solitude ne se changera pas en nostalgie. Un phonographe moud quelque part sa musique nasillarde. Des camps de travailleurs montent des chants: qu'accompagnent les tams-tams. De la prison même suintent des conversations joyeuses. Les crapauds qui, jusqu'au fleuve, coassent en un inlassable bavardage, les insectes qui crissent dans les arbres, et même dans le ciel ces myriades d'étoiles qui paraissent poursuivre ensemble une éternelle méditation, tout parle d'union des pensées et des coeurs. Moi, comme à Kananga, comme à la ville, me voici muré dans ma profession, ainsi qu'un contagieux dans son lazaret... Bah, un jour viendra... Je vais clouer aux murs le portrait de Jeanne, celui de mes parents, et ce groupe des anciens amis. Il me reste à peine une année! Mais, je le sens, elle sera dure.
II
Cette année, le métier la consacrait peut-être à la solitude, à la sécheresse du cœur, mais assurément pas au repos, ni au désœuvrement. Après une nuit d'insomnie, le magistrat se leva à l'aube, et, encore en pyjama, commença à travailler dans son bureau aux grandes tables grossières, aux murs sales marqués par les galeries brunes des termites marchant à l'assaut des dossiers. Bientôt, il entendit les clairons de la petite garnison sonner le réveil, puis, par la grande fenêtre sans vitre, il aperçut au loin le chef de poste présidant sur la place à la cérémonie rituelle qui saluait la montée du drapeau au mât central, suivie de l'appel des travailleurs. Quand Katako lui apporta son petit déjeuner, des œufs et des bananes, il avait déjà préparé sa journée, et dès que l'interprète et les plantons se présentèrent, il put leur expliquer en détail tout son plan de pardon conditionnel. Aux quatre plantons, qui servaient en même temps de messagers, il traça des itinéraires minutieux qui cou-
vriraient presque tout le ressort: ils iraient de chef en chef, de prévenu en prévenu, donnant à tous le choix: la soumission et le pardon, ou la lutte sans merci. Ses auxiliaires accueillirent ses instructions avec un large sourire, pour eux, le blanc employait là une ruse à peine cousue de fil blanc. "Les chefs sont malins, dit Josephu l'interprète, ils ne se laisseront pas attraper." Il fallut recommencer, expliquer, se faire convaincant. Enfin Lusona, le plus ancien des plantons, un petit sec à la démarche vive, s'écria avec enthousiasme: "Vérité, vérité, vous ne les arrêterez pas s'ils viennent? Alors je les persuaderai, je leur dirai, les juges ne trompent pas comme les autres blancs! C'est très bon, c'est très bon!" Son adhésion convertit les autres. Ils allèrent prendre leurs nattes et se mirent en chemin pleins de zèle.
Pierre recopia les brouillons qu'il avait établis le matin, une lettre au chef de zone précisant leur accord, des rapports pour ses supérieurs. Puis il alla enfin s'habiller. Katako était occupé à faire sa chambre, aidé de Bibi-Sombe qui, depuis qu'elle avait soigné le blanc, ne cessait sous tous les prétextes de venir dans sa chambre, parée dès le matin du pagne et des colliers qu'il lui avait donnés en remerciement. Il commença ensuite à interroger les noirs qui attendaient, à taper, taper de longues pages de procès-verbaux de leurs interrogatoires. Peu à peu, la chaleur montait, des corps noirs en sueur s'exhalait une âcre odeur. Inlassablement, dans le plafond de toile que la pluie, perçant le vieux toit de chaume, avait maculé de larges taches rouille, un insecte invisible crissait. Soudain deux indigènes couverts de poussière gravirent le perron, essoufflés comme au terme d'une longue course.
- Qu'est-ce? Que voulez-vous?
- Bwana, le blanc est en train de tuer nos frères.
- Quel blanc?
- Un Anglais, Kilumabo.
- Où?
- A Kyakya
- C'est presque deux étapes, précisa Josephu.
- Attendez-moi.
Pierre partit chez le chef de poste.
- Il me faudrait quinze porteurs.
- Quinze seulement? Quand, monsieur le Substitut?
- Sur le champ. Enfin, disons départ à deux heures précises.
- Mais, c'est impossible, je dois envoyer dans les villages ...
- Débrouillez-vous, je désire me mettre en route à deux heures au plus tard. Dois-je en référer à Monsieur le chef de zone?
- Non, monsieur le substitut, je connais ses instructions... Vous aurez votre caravane, je prendrai au besoin des travailleurs.
Pierre passa chez le commandant de compagnie pour demander une escorte, puis il appela Katako et Yotam. Les boys étaient consternés, se remettre en route déjà, ce n'était pas une vie, eux qui s'apprêtaient à commencer leurs visites protocolaires aux domestiques des notabilités, notables eux-mêmes dans le monde noir de la station.
Le substitut entendit alors les plaignants en détail. Kilumabo, dirent-ils, était arrivé chez eux depuis un mois avec un chargement d'étoffes et des capitas armés de fusils et brandissant des chicotes. Il s'était fait construire une maison et avait ordonné qu'on lui amène des hommes pour aller travailler à Lubumbashi, de l'ivoire, du caoutchouc, de la farine. Il criait, il faisait peur, il payait mal, aussi les hommes ne voulaient pas s'engager chez lui, ni les femmes lui vendre leurs produits. Alors les capitas s'étaient mis à frapper de leurs lanières d’hippopotame, la nuit ils prenaient les femmes et les enfermaient, le jour ils les conduisaient dans la forêt pour récolter le latex, ils enlevaient les porcs, les chèvres, les poules, dans tous les hameaux des environs ils pillaient les greniers, ils faisaient la chasse aux hommes qui se dissimulaient dans les champs...
- Mais les hommes tués?
- Nous y arrivons, juge, car cela c'est d'hier. Les capitas ont arrêté dans la forêt deux jeunes gens qui se cachaient, ils les ont amenés aux blancs, après les avoir copieusement rossés déjà en chemin. Un des deux était malade. Le recruteur a ordonné à ses hommes de les frapper encore, ils étaient trois à abaisser alternativement leurs fouets. Un de nos frères est mort une heure plus tard, l'autre est mourant.
Après un dîner hâtif, Minguels forma la caravane, puis se mit en route, suivant les plaignants qui lui servaient de guides. Le soleil inondait les chemins poussiéreux, la sueur collait sa chemise à son dos, mais il pédalait, suivi des six soldats et de Josephu qui paraissait endormi et dont les longues jambes semblaient manœuvrer mécaniquement. Plate, noircie par les herbes brûlées, la forêt monotone et qu'aucun souffle n'anime semble interminable. Enfin, les ombres s'allongent, le ciel d'acier parait moins implacable. Tout-à-coup, à un croisement de sentier, un petit groupe venant en sens inverse, une dizaine de capitas, à faces de bandits, armés de fusils à piston, vêtus d'un uniforme calqué sur celui des messagers du gouvernement rhodésien, fez et culotte noirs, longue tunique bleue, chicote à la main. Ils croisent l'européen en le toisant insolemment.
- Halte! Depuis quand ne salue-t-on plus les blancs?
Ils esquissent un salut militaire en essayant de poursuivre leur marche.
- Halte, vous dis-je, et enlevez vos fez. Qui êtes-vous?
- Les hommes de Kilumabo.
- Vos papiers?
- Le blanc est avec nous.
En effet, voici quelques porteurs, puis Evenson et son air agressif.
- Sir, de quel droit arrêtez-vous mes capitas?
- De quel droit ont-ils des fusils? Où sont leurs permis?
- Dans ma maison, à Kyakya-le-Grand. Tous mes papiers sont parfaitement en règle.
- Soit, revenez avec moi au village pour me les montrer. Vous me reconnaissez certainement, nous nous sommes vus à Chinscenda, monsieur Evenson.
- Monsieur le magistrat, je n'ai pas le temps, je dois loger aujourd'hui à Kyakya-le-Petit.
- Je regrette, mais je dois vous parler, je ne puis le faire ici, je vous demande de m'accompagner.
- Je suis citoyen anglais, vous ne pouvez m'arrêter sans warrant.
- Je ne désire pas vous arrêter, mais, si c'est nécessaire, j'établirai un mandat d'arrêt.
Evenson jeta un coup d'œil derrière lui, devant lui. Ses dix séides athlétiques avaient le regard résolu, et il pouvait compter sur eux pour m'importe quelle résistance. Mais les six soldats Congolais, qui s'étaient instinctivement placés en demi-cercle derrière le substitut, semblaient avoir compris le dialogue, ils barraient le chemin, prêts à l'action eux aussi. Il grinça des dents. "Je proteste. Devant des nègres, votre conduite à l'égard d'un européen est une honte." Puis il reprit la direction du village. D'eux-mêmes, les guides et trois soldats s'étaient placés en tête de la colonne, les autres fermaient la marche derrière les Britanniques.
A l'arrivée au village, Kyakya et ses notables reçurent le substitut d'un air craintif. Ils jetaient des regards furtifs sur les capitas, puis sur les soldats, et se demandaient visiblement. "Lesquels seront les plus forts?"
A peine la table dressée et la malle-archives ouverte, Evenson se présenta.
- Je vous somme de me dire...
- Voyons, monsieur Evenson, vous avez déjà pu constater que ces manières-là ne prenaient pas avec moi. Asseyez-vous et répondez-moi.
Il lui résuma l'accusation.
- Et c'est pour cela que vous m'arrêtez!
- Je ne vous ai pas arrêté.
- Non sens. Je sais qu'il y a eu un petit incident, des noirs ont attaqué deux de mes capitas pour une question de femme, mes hommes se sont défendus, c'est tout. Je n'étais pas présent.
Il dit cela avec assurance. Version plausible! Si j'avais fait un pas de clerc? Les villageois ont l'air terrifié, oseront-ils parler ? Et de quelles absurdes broderies vont-ils orner leurs récits, même si le fond en est vrai? Enfin, le vin est tiré, il faut le boire.
- Retirez-vous, monsieur Evenson. Je vais interroger les gens du village et vos capitas.
A la lueur d'une bougie et des feux de bûches autour desquels des groupes se sont formés, le substitut commence ses interrogatoires. Heureusement les gens du pays retrouvent toute leur assurance. Ils se montrent clairs, précis, concordants dans les moindres détails, lors des confrontations ils tiennent tête aux capitas qui, eux, se coupent, se contredisent, sans perdre de leur insolence. Pas de doute, la première version était la bonne. La scène s'est passée dans un hameau, les victimes s'y trouvent encore, on ira sur place demain...
A onze heures, Pierre se sent exténué. Il replie ses papiers. Evenson se présente à nouveau.
- Je proteste. Vous devriez déjà avoir arrêté tous ces naturels qui osent accuser un européen. Je désire avoir connaissance...
- Monsieur Evenson, il est trop tard pour parler. Je vous interrogerai à nouveau demain matin.
Pierre se laisse tomber sur son petit lit. Il est las, énervé, mais fier aussi, comme après une victoire... Je protège ces malheureux, demain je conduirai cette fripouille et sa racaille à la prison, demain... Jeanne serait fière, si elle m'avait vu... Demain...
Une voix résonne à son oreille :
- Bwana, bwana, réveillez-vous.
- Quoi, le matin? Déjà! Qu'y a-t-il, Katako?
- L'Anglais est parti avec ses capitas!
Oui, à peine le magistrat rentré dans sa tente, Evenson a rassemblé quelques bagages, et a, sans bruit, pris la fuite dans la nuit. Hâtivement, Pierre s'habille, hume un oeuf, rassemble ses soldats. Mais au premier croisement, déjà la vanité de la poursuite lui apparaît. Par où ont-ils pris, ces hommes qui connaissent les moindres détours de la forêt? Ils ont six heures d'avance, six heures de marche précipitée... Il revient au village, il expédie dans toutes les directions des courriers portant des mandats d'arrêt. Peut-être les chefs de poste pourront-ils barrer la route au trafiquant? Vain espoir, la frontière est proche, immense et pas gardée...
Pierre rentra à Kyombo comme un vaincu. Je n'ai pas osé l'arrêter sur le champ, j'ai hésité. Je me crois fort et j'hésite toujours... Scrupules de légiste ou crainte des complications?... La fièvre, c'est de nouveau la fièvre. La fièvre, le délire, chante-t-on dans un opéra... De la quinine, oui, merci, Bibi-Sombe. Mes mains tremblent, est-ce d'avoir serré le guidon de ma bicyclette avec rage, ou d'avoir tapé sur la machine... Tu es belle, Bibi-Sombe... Merci, docteur. Malaria? Non, je crois que ma maladie s'appelle plutôt défaite...
III
Des journées de routine commencèrent. Minguels vivait une vie d'une régularité mécanique. Levé dès six heures, il se rendait à son bureau, et, n'ayant pas de secrétaire, mettait à jour ses registres, ses dossiers, établissait ses rapports et sa correspondance. A huit heures il déjeunait, puis commençait à interroger, interroger encore, écoutant les longs récits compliqués des noirs, voyant arriver de tous les coins du district des bandes de plaignants, de témoins, de palabreurs, recevant des cordées de prisonniers arrêtés par les chefs de poste. Il avait un camp pour loger tous ces gens, dont beaucoup avaient marché huit à quinze jours pour venir. Presque toujours, ils devaient attendre des semaines que leur affaire fut terminée, car le substitut avait dû écrire au poste dont ils dépendaient pour prendre des renseignements, faire des constatations sur place, rechercher les coupables. Pour les grosses affaires, il fallait envoyer le dossier au procureur, au lointain Elisabethville, pour recevoir son avis ou son autorisation. Enfin, l'instruction terminée, on siégeait. C'était
Van Mollekot, qui, commissionné comme juge territorial, interrogeait, condamnait, se fiant au substitut pour l'énoncé de la loi et lui laissant le soin de rédiger le jugement. Il était recommandé de donner le plus de solennité possible aux audiences. Aussi le fonctionnaire siégeait-il en uniforme blanc, avec ses galons dorés et ses décorations, le magistrat en robe noire. Mais comme, faute de salle, l'audience se tenait dans le bureau de Pierre tout cet apparat n'était guère imposant. Cependant on ne jugeait guère que des crimes, on prononçait rarement des condamnations en dessous d'une dizaine d'années de prison, plus souvent quinze, vingt ans, la perpétuité ou même la mort. Après, le dossier partait à Elisabethville, où souvent le tribunal d'appel réduisait les peines.
Alors Van Mollekot fulminait :
- Encore leur indulgence! Dix ans seulement à Kasongo!
Kasongo! C'était une des premières affaires qu'on avait dénoncées au jeune substitut à son arrivée: un noir qui avait entraîné sa tante dans la forêt, tranché, avec un morceau de fer feuillard grossièrement aiguisé, le cou de cette vieille femme sans défense, puis dépecé son cadavre, mangé une partie et brûlé le reste. Quelle brute, quelle bête sanguinaire, avait pensé Pierre. Aussi avait-il immédiatement envoyé des hommes pour l'arrêter. Et il s'était empressé quand Lusona était venu dire: "Kasongo est arrivé."
Mais alors, au pied des grands escaliers de briques disjointes, entre les deux policiers raidis au garde à vous, ce qu'il avait aperçu, c'était un petit nègre squelettique. Son corps de frêle gamin était surmonté d'une tête énorme, d'où saillaient de grands yeux bruns, une peau d'antilope le ceignait. Une corde entourait sont cou: marque purement symbolique de son arrestation, car les policiers, sachant qu'il ne s'enfuirait pas, n'en tenaient pas l'extrémité. Il ne paraissait pas quinze ans, mais quelques souvenirs évoqués par lui en révélèrent au moins cinq ou six de plus.
D'une voix timide, sans émotion apparente, comme s'il racontait l'histoire la plus simple, il répondit à l'interrogatoire:
- Récemment, mon frère est mort. Son corps avait maigri, maigri en quelques mois, comme une branche qui se dessèche. Un an plus tôt, notre sœur était décédée de la même façon, et aussi notre mère.
Tout cela avait une explication bien naturelle; la région habitée par Kasongo était dépeuplée par la maladie du sommeil. Mais des motifs aussi simples ne pouvaient satisfaire l'âme superstitieuse des noirs. Kasongo continua;
- Je compris que ces morts étaient dues à des maléfices, car les conjurations des plus puissants médecins n'avaient rien pu pour les empêcher, et Dieu ne fait pas périr ainsi les hommes; seuls d'autres hommes sont assez méchants pour jeter des sorts qui tuent des jeunes gens à la fleur de l'âge. J'allai donc consulter un devin. Il procéda à l'épreuve du mboko: il cita tous les noms des gens du village en lançant chaque fois une paille dans son pot magique et en soufflant sur elle. La paille tomba toujours à droite ou à gauche. Mais elle se tint debout quand il prononça le nom de Ngusa. Je n'y pouvais croire. Je me rendis chez un autre devin qui consulta le sort par le système du dawa. Un panier était en équilibre sur un fétiche; il frappa celui-ci en répétant tous les noms que je lui suggérais. Le panier restait immobile. Mais quand je désignai Ngusa, le panier s'agita et tomba.
- Ngusa, c'était ta tante?
- La sœur de ma mère, et je l'aimais comme une mère. Mais, qu'y faire? Elle était sorcière, il fallait la tuer, sinon moi-même et toute notre parenté aurions succombé par ses envoûtements.
- Tu crois vraiment qu'elle était aussi méchante?
- Méchante? Elle avait le mauvais œil, mais c'était peut-être involontaire. Je m'abouchai avec deux initiés d'une secte pratiquant les rîtes à accomplir pour exécuter les êtres malfaisants. J'annonçai à Ngusa notre décision. Elle ne discuta pas et nous accompagna librement dans la forêt.
- Pourquoi l'avoir fait souffrir en vous servant d'un fer feuillard?
- Je ne suis pas riche. Trouvant ce débris de ballot, je l'aiguisai sur une pierre, heureux de sauver mon bon couteau que j'aurais dû jeter si je m'en étais servi pour tuer une sorcière. Quand, au coeur de la forêt, j'ai dit à Ngusa que le moment était venu, elle a pleuré un peu, puis s'est couchée sur le sol. Je lui ai coupé la gorge: comme le fer était peu tranchant, j'ai dû appuyer fort et faire un mouvement de scie, mais elle était faible et ne se débattait pas.
- Et vous en avez mangé!
- Mes deux compagnons ont dépecé et brûlé son corps, puis j'ai avalé un peu de ses cendres. Il le fallait pour l'empêcher de revenir, de continuer ses maléfices dans l'autre monde. Vous, blanc, vous ne savez pas combien sont dangereuses les sorcières, vous défendez qu'on les tue. Vous allez me mettre en prison, c'est juste, mais pour le salut des miens, je ne pouvais agir autrement.
L'affaire Kasongo fut appelée à l'audience de Van Mollekot avec trois ou quatre autres du même genre. Des crimes. En Belgique, chacun d'eux aurait occupé plusieurs jours de la cour d'assises, robes rouges, tournois d'éloquence, comptes-rendus sur plusieurs colonnes des journaux. Ici, assis par terre, les coupables en pagne bleu s'expliquaient paisiblement, mettant moins de feu à leur défense qu'en simple police l'européen prévenu d'avoir roulé sans lanterne. Et c'est avec calme, comme indifférents, qu'ils écoutaient la dure sentence.
- Il faut frapper fort, disait le commandant, nous devons faire des exemples. C'est par la poigne qu'on maintient la discipline dans une population.
- Il faut être juste, pourtant. Avant de le voir, ce Kasongo me faisait horreur, maintenant je le plains. Pauvre diable, en fait il s'est sacrifié pour les siens, il a accompli un devoir qui lui était pénible. Les coutumes ancestrales, quelle tâche de propagande il nous faudra pour les extirper! En attendant, elles sont pour les criminels une forte circonstance atténuante.
- Circonstances atténuantes, équité, justice, quels grands mots pour des nègres, s'écria Van Ryk qui assistait à l'entretien. Balivernes! Des brutes dont il faut nous faire craindre, ce n'est pas plus compliqué que cela.
Plus humain, conscient de ses devoirs, Van Mollekot tenait compte de l'avis du substitut, il faisait, comme il disait, une côte mal taillée en infligeant vingt ans à un Kasongo. Mais souvent le tribunal d'appel réduisait encore. Il se fâchait.
- Dix ans seulement! Et peut-être sera-t-il encore libéré avant.
- Mon cher Chef de Zone, allez donc à la prison voir, entassés, mornes, languissants, ces noirs auxquels les longues courses dans la forêt sont aussi nécessaires pour vivre que l'air qu'ils respirent. Ils périssent de nostalgie. Dix ans de ce supplice est déjà une rude châtiment.
- Oui, mais de quoi ai-je l'air, si on réduit les peines que je prononce? Et mon prestige?
Prestige! pour le territorial, tout finissait par se résumer en ce mot, et Pierre n'avait plus rien à répondre.
Quand, dans une affaire indigène, il n'y avait pas eu perte de vie humaine ou tortures barbares, Pierre se contentait de faire payer une forte indemnité à la victime, sinon il n'aurait pu accomplir sa tâche, les dossiers se seraient accumulés et les prisons seraient devenus trop petites. C'est à l'amiable aussi qu'il réglait les interminables palabres de femmes; plaintes des maris contre les épouses infidèles, récriminations des incomprises voulant quitter le toit conjugal. Les doléances paraissaient parfois étranges.
- Pendant mon voyage, ma femme a refusé d'avoir des rapports avec mon frère, se plaignait le mari, et ainsi je risque de ne pas avoir d'enfant.
- Mon mari ne veut pas prendre une seconde épouse, disait la femme, j'ai ainsi seule tout l'ouvrage du ménage et des champs, il est toujours après moi. Et puis, s'il se passe de seconde épouse, c'est sans doute qu'il me trompe avec quelque maîtresse...
Ces raisonnements, si logiques dans les moeurs polygames, avaient vite cessé d'étonner le substitut, car nulle part on n'est aussi près de l'âme indigène que dans un parquet. Après un court répit à midi pour le dîner, il recommençait son travail jusque cinq ou six heures. Il faisait alors, toujours seul, une promenade, toujours la même, dans la forêt qui arrivait jusqu'aux huttes de son personnel. Il inspectait son petit bétail ou son poulailler. Mais la nuit tombait vite. Il rentrait, soupait lentement, dans la salle à manger où, par des punaises, il avait garni les murs de reproductions de Greuze ou de Reynolds, et de cartes postales représentant des sites du cher pays. Katako était bavard, en présentant les plats il racontait des histoires de sa jeunesse villageoise, des potins sur ses maîtres précédents, dont Pierre ignorait jusqu'aux noms, mais qui devenaient pour lui des figures familières. Bibi-Sombe se présentait en souriant, sous prétexte de faire quelque communication à son mari, elle ajoutait ses récits, prenant des tons d'experte qui connaît à fond les usages des blancs. Pierre mangeait lentement pour les retenir, car, après leur départ, la solitude était complète. Il s'étendait sur la chaise longue, essayait de lire. Mais que les journaux d'Europe arrivés au dernier courrier, vieux de deux mois, étaient insipides, avec leurs chiens écrasés, leurs incompréhensibles querelles de politiciens, leur ignorance du vaste monde! Et ces romans mondains, ces mélancolies romantiques, ces sentiments de vases clos, que toute la littérature était fausse! Il se mettait à relire, à relire encore, les petites lettres naïvement aimantes de
Jeanne et de sa mère... Soudain il se réveillait, les feux des maisons du poste trouaient l'obscurité, on entendait rire. Il gagnait sa chambre à coucher, relevait la moustiquaire rapiécée, et se laissait tomber lourdement sur son lit.
Tous les jours étaient semblables. Le dimanche même il travaillait toute la matinée et consacrait l'après-midi à son courrier personnel. Deux ou trois fois seulement il eut la visite d'européens de passage.
Le premier fut un ingénieur Belge, Mr. Barthélémy, géologue à la figure toute mangée de barbe, au demeurant fort savant et agréable compagnon. Ses études l’avaient convaincu que la région était riche en étain et il avait établi son camp à une quinzaine de kilomètres du poste pour prospecter la forêt. Il venait de temps en temps à Kyombo dire ses déboires, il ne trouvait rien. Enfin, après trois semaines, il se décide à partir, il vient faire ses adieux chez Van Mollekot, on vide force bouteilles. En route vers son camp, il titube, il heurte même un caillou affleurant au point d'être presque renversé. Geste d'ivrogne, il se retourne, l'examine au clair de lune; merveille, c'est de la cassitérite! Vingt fois, les jours précédents, il avait foulé des pieds le précieux filon sans le regarder! Voilà donc Kyombo promis à un brillant essor minier! Le lendemain, c'est grande nouba au mess, et Pierre, qui a été invité, n'est lui-même pas très droit pour rentrer chez lui!
Une autre fois, c'est Mardacasch médecin Russe, qui étudie les maladies tropicales. Juif, il suffit pour en être certain d'apercevoir son nez et ses yeux vifs derrière ses lunettes. Esprit hardi, il considère a priori toute idée consacrée comme fausse et toute autorité comme oppressive. En quelques phrases, il renouvelle la science, puis s'en prend à Pierre, car la justice, puisqu'elle punit, est nécessairement une tyrannie. Dans sa maison de passages, il a invité Van Mollekot, Hervieu, Minguels et Ternon, il ne cesse de parler, démolissant la médecine officielle, les règles administratives, l'organisation sociale, la musique classique, et n'apercevant comme grand littérateur français que Jules Vallès. Ses invités s'esclaffent, convaincus que c'est là paradoxe et plaisanterie, mais Pierre se sent pour lui à la fois de la sympathie et de la crainte, car il comprend que cet esprit puissant, d'une culture si vaste, est terriblement sincère. S'il a un tempérament de réalisateur, jusqu'où ira ce démolisseur déchaîné ? Cette après-midi va faire remonter le substitut d'un cran dans l'estime de ses compagnons. En effet, le Russe lui demande s'il accepte un doigt de Pedro Ximenès? Oui, pourquoi pas? (Vais-je avouer que j'ignore ce que c'est?) Pierre apprécie ce mélange opalin nouveau pour lui, il laisse volontiers remplir deux fois son verre. Et les autres en rentrant proclament (c'est Colle qui viendra le lui rapporter le lendemain) "Il est quand même bon garçon, le substitut, il n'a pas sourcillé quand on lui a offert l'absinthe, si sévèrement défendue par la loi. Gillart, lui, aurait vite dressé procès-verbal!".
Les plantons étaient revenus sceptiques de leur tournée pacificatrice: on les avait accueillis partout en affirmant qu'on ne se laisserait pas prendre à la malice des blancs. Bientôt cependant, Kitentu, petit chef dont le village n'était qu'à deux étapes du chef-lieu et souffrait particulièrement de se voir sans cesse obligé à prendre le maquis aux nombreux passages de fonctionnaires, de soldats, de messagers, se présenta au parquet. Sa crainte était visible, mais il était solidement encadrés de quelques-uns de ses notables, qui avaient pesé sur sa volonté pour l'amener à courir le risque. Pierre se mit à l'interroger: avait-il attaqué tel chef de ses environs? avait-il... Chaque fois, il balbutiait, alléguait la défaillance de sa mémoire, essayait des arguties. Mais chaque fois un des suivants intervenait, et, avec des marques de respect mais nettement, lui rappelait les faits, ou même d'office répondait pour lui. Kitentu regardait les papiers avec effroi comme si c'était par magie qu'ils contenaient tant de choses le concernant. Et quel sorcier, ce blanc à peine arrivé dans le pays et qui semblait cependant tellement le connaître... Le vieux scélérat était lamentable. Le substitut lui dit d'aller attendre quelques jours au camp des témoins l'arrivée des plaignants, des parents de ses victimes, qui seraient convoqués d'urgence. Mais ceux-ci se levèrent du groupe, les notables les avaient fait chercher! Par une grande palabre contradictoire, les faits furent discutés, les griefs précisés, on se mit d'accord sur des indemnités et Kitendu les régla. Enfin Pierre proclama.
- C'est bien, tout est oublié, c'est fini. Mais attention à ne plus recommencer, maintenant nous repartons à nouveau. Je vous ai pardonné comme un père, mais désormais je punirais sévèrement.
- C'est fini?
- Mais oui, je viens de vous le dire.
- Fini tout-à-fait?
- Fini vraiment.
Un immense soulagement, avec encore un peu d'incrédulité, parut sur la face de Kitendu, tandis que son conseil applaudissait silencieusement. Des femmes surgirent, apportant des paniers de farine et des régimes de bananes, tandis que des gamins amenaient des chèvres et des poules.
- Juge, c'est notre tribut.
- Non, portez tout cela au commandant, allez maintenant faire votre paix avec lui.
- Bwana, c'est pour vous, nous en avons d'autres pour lui.
L'échange de cadeaux était conforme aux traditions, il marquait leur obéissance, Pierre accepta, rendant des étoffes au double du tarif habituel. Même à ce prix-là, bonne affaire, mon garde-manger est réapprovisionné pour longtemps. Il les congédia enfin. En chantant, ils partirent vers le poste. Une heure après,
Van Mollekot arrivait, se frottant les mains et la moustache haute. Tout s'est très bien passé, une ère nouvelle s'ouvre pour le district.
Les semaines suivantes, de divers coins du ressort on vit arriver ainsi des seigneurs d'importance inégale. Puis un jour se présenta un vieillard affligé d'un tic qui lui faisait à chaque instant cligner de l'oeil. "Je vous le recommande, vint avertir le chef de zone, c'est Yambaya, un sous-chef de Kunda-wa-Ngulu, c'est-à-dire Pigeon des montagnes, l'ancien allié des traitants arabes, qui avait joint la férocité de ses maîtres à la barbarie des mœurs indigènes au point d'être surnommé le Lion des Baluba. Kunda dont l'insoumission empêchait l'administration d'un vaste territoire. Yambaya ne montrait aucune peur, et cependant il se sacrifiait visiblement pour son maître, il venait, convaincu que le blanc ne lui pardonnerait pas, l'arrêterait, mais qu'ainsi il préservait son chef de s'exposer au danger. La liste de ses crimes était fournie et ses récits cruels formaient un contraste singulier avec le rictus ridicule dont il les accompagnait involontairement. Le magistrat le traita pourtant comme les autres, et même, quand la paix fut faite, Van Mollekot lui remit un cadeau princier. Yambaya revint alors au parquet. "Juge, Kunda se présentera dans deux semaines."
Ce fut un véritable cortège: près de cinquante dignitaires accompagnaient le chef, dont au premier rang Yambaya, toujours clignotant. Pierre avait apprêté les dossiers: il y en avait deux fortes piles. Grand, courbé, avec une face d'oiseau de nuit, vêtu d'une houppelande bleue, le vieux Kunda restait dans un ton de conversation bien plus que d'interrogatoire. On le voyait, il essayait de donner autant de détails qu'il le pouvait, mais tout cela était si loin, il avait tant vécu d’histoires du même genre, qu'on ne pouvait s'étonner que sa mémoire fut parfois en défaut. Et puis, comment aurait-il pu se douter autrefois que tous ces incidents vulgaires auraient un jour pour lui de l'importance? Oui, à la mort de son frère il avait fait enterrer vifs, des femmes et des hommes, il les comptait sur ses doigts, il y en avait dix et dix: pour un grand chef, pouvait-il faire moins? Oui, il avait attaqué son voisin Kuba pour lui enlever sa provision de pointes d'ivoire, et lui avait tué huit hommes; mais il y avait une vieille question de prestige à régler, et, voyons, blanc, peut-on faire la guerre sans tuer d'hommes? Oui, il avait autrefois assommé sa femme Daya et l'homme Mwepu, et leurs familles par surcroît; il les soupçonnait de l'avoir trompé, n'est-ce pas une offense grave pour un grand chef? Un grand chef devait débarrasser sa chefferie des sorciers, exécuter les criminels, faire respecter son rang. Oui, il avait tué, tué beaucoup, mais n'est-ce pas le rôle d'un chef? Bula-Matari, qui aime ses hommes et connaît son devoir, n'en fait-il pas autant? Maintenant, blanc, j'ai compris que je ne puis plus le faire, parce que ce sont les blancs qui sont les chefs, et que moi, je ne puis plus qu'obéir...
Pendant trois jours, Kunda vint, chaque matin et chaque après-midi. Il racontait, il racontait. Il parlait lentement, fermait parfois les yeux, méditant, revoyant les expéditions au clair de lune, les affûts dont le gibier n'était ni de fauves, ni de gazelle, mais des hommes qu'on égorgeait, des femmes qu'on livrait aux marchands d'esclaves à la rive du Tanganyika. Tous les dossiers avaient été passés en revue, et au fur et à mesure les notables avaient apporté des masses d'étoffes qui iraient comme dommages-intérêts aux parents des victimes.
- Dis encore, demandait Pierre.
Et Kunda impassible racontait, racontait toujours. Enfin il annonça.
- C'est fini, j'ai tout dit.
- Comprends bien. Tout ceci t'est pardonné. Mais s'il reste des crimes que tu m'as cachés exprès, récents, pour cela tu seras puni. Tu ne m'échapperas pas. Tu as compris?
- J'ai compris, bwana.
Que d'horreurs! J'ai du plusieurs fois dû me retenir pour m'empêcher d'arrêter sur le champ ce vieux tyran. Mais je devais garder ma parole. Et puis, les résultats de tout ceci, et de toute mon action, seront immenses. Peu à peu, devant la justice, tout va céder, tout cède. Oui, je me sens las, exténué de corps et l'esprit bouillonnant, mais mon rôle est peut-être le plus utile ici, celui qui supporte l'avenir. C'est la justice qui sauve le plus de vies humaines, elle agit sur les mœurs, sur les âmes de ces pauvres gens. Elle fait reculer les ombres, les fantômes qui terrifient, les sorciers, les tyrans... Que de fonctionnaires, avec leurs paperasses, parce qu'on peut compter, peser, mesurer, leurs pauvres résultats, quelques kilomètres de sentiers, quelques tonnes de caoutchouc, s'imaginent qu'ils créent, qu'ils développent le pays, et que moi, je suis, tapi dans mon bureau, l'inutile, le théoricien dangereux, mieux même, l'obstacle aux progrès qu'ils incarnent. Mais de mon parquet, mieux qu'eux j'observe le noir dans le tréfonds même de son cœur, je l'épure, plus qu'eux je transforme ce pays, et sans l'action constante de ceux qui font mon métier, tout ce progrès matériel serait néant, stérilité...
Ce métier, il exigeait des pages de procès-verbaux par centaines, puis des rapports, des lettres, des pièces de procédure. Pierre tapait à la machine tout le jour, et le matin, et souvent le soir. A ses heures de loisir, il tapait encore, son courrier, ses lettres à Jeanne et à ses parents. Après trois mois de ce régime, une singulière fatigue s'empara de lui; dès qu'il se retrouvait devant son clavier, ses doigts se contractaient, se refusaient à l'écriture. Hervieu lui prescrivit le repos. "Me reposer? Comment serait-ce possible? Voyez ces hommes qui attendent, voyez ces fardes. Et je me sens plein d'entrain pour ma besogne..." Mais il le fallait bien; il ne pouvait continuer ainsi. Il s'accorda vingt-quatre heures de vacances, descendit au bord du fleuve, se rendit en pirogue sur l'autre rive. Le lendemain, il se sentit frais et dispos, re-
gagna son bureau. Mais devant la machine, ses doigts refusèrent de fonctionner... Il fallut se résoudre à une excursion toujours différée: il se rendrait quelques jours à la missions voisine, chez les Pères Blancs, à Mbayo.
IV
Pierre pédala allègrement les trente kilomètres d'étroite route rouge. Les villages succédaient aux villages. Peu importants d'abord, de petits chefs qui, avec l'esprit mercantile des Baluba, s'étaient rapprochés du poste pour vendre plus facilement leurs produits. Plus loin, des groupements denses, et même, au terme de l'étape, alignements de centaines de huttes en quadrillages de rues ombragées, aussi rectilignes que celles d'une cité américaine. C'étaient les grandes agglomérations de l'Urua, où, bien avant toute influence blanche, régnaient la richesse, l'ordre et la propreté en dépit de la barbarie des superstitions. Les pères avaient bien choisi leur emplacement, à proximité d'un tel réservoir de populations, auprès d'une rivière, la Likatu, qui apportait au pays la fertilité. Au milieu de la verdure d'un parc où ils avaient rassemblé tous les arbres fruitiers de la flore tropicale, ils avaient édifié une haute église au clocher découpé sur l'azur intense, car la maison de Dieu doit être éminente par dessus toutes et élever les âmes vers le ciel. Tout autour s'étendaient les bâtiments, modestes, bas, mais très longs. Ils ne comprenaient pas seulement les simples cellules des deux pères et du frère, mais des écoles, le dispensaire, le dortoir des orphelins noirs, les ateliers, les remises, les écuries du petit bétail. La cour grouillait d'enfants, mais aussi d'hommes, de femmes, les uns groupés autour des religieux, bavardant, exposant des palabres, demandant des conseils, ou, auprès du
vieux frère, se faisant soigner des plaies, d'autres, comme s'ils eussent été chez eux ou au marché, profitant de la neutralité du lieu pour parler, rire, commercer bruyamment. Dans un coin, un groupe attendait, qui se leva à l'arrivée du cycliste; c'était le vieux chef Mbayo, courbé sur un bâton, avec une barbe grise, un rire perpétuel, un dolman rouge à brandebourgs, qui accompagné de ses dignitaires, venait saluer le substitut dont les porteurs avaient déjà annoncé la venue.
Le supérieur était en robe blanche, avec un chapelet noir sur la poitrine. L'oeil madré, boiteux, sa voix sèche et son sourire désabusé teintaient tous ses propos d'ironie. Le jeune père roux et le vieux frère aux épais sourcils gris se montraient plus cordiaux. On congédia vite Mbayo.
- Il a saisi l'occasion de faire à la fois sa cour à vous et à la mission, fit le supérieur.
- Il vous semble tout dévoué.
- C'est un vieux finaud. Il vient souvent, et chaque fois je puis me dire: "Qu'a-t-il encore à demander?" Sinon, c'est un indécrottable païen, qui sabote notre oeuvre autant qu'il le peut. Dans un tel milieu, l'évangélisation est un vrai travail de Sisyphe.
- Vous avez pourtant beaucoup d'enfants.
- Oui, on nous les envoie tous jeunes. Nous les instruisons, la religion d'abord, mais aussi l'écriture, la grammaire, le calcul, toutes les classes primaires. Ils peuvent aller même à la mission centrale faire des études moyennes. Gamins, ils ont l'esprit vif, et un désir ardent d'apprendre. Ils nous semblent acquis, convertis, pieux, actifs.
- S'ils pouvaient ne pas grandir, fit le père Goyet.
- Mais, pfuitt! dès qu'ils ont douze, treize, quinze ans, Mbayo intervient, il les fait rentrer au village. C'est le moment de marier la fille à un vieux païen bien riche, qui paiera une dot d'autant plus forte que nous l'aurons bien dégrossie, de faire entrer les jeunes gens dans quelque secte après de sataniques pratiques d'initiation pour leur donner le goût de la femme et de la polygamie. Ils sont perdus pour nous, abrutis souvent.
- Mais les baptisés?
- Nous retardons autant que nous pouvons les baptêmes, car, que de rechutes, combien peu persévèrent!
- Ces gens que vous soignez?
- Ils ont confiance en nous pour les plaies, les fièvres, mais dès que le mal est plus grave, ils recourent à leurs féticheurs, aux pratiques magiques. Nos chrétiens eux-mêmes. Quand on a vécu des siècles dans la hantise du sorcier, on n'abolit pas vite la crainte. Seuls sans doute les petits-fils de convertis seront de vrais fidèles. Mais au moins apprennent-ils tous qu'il est des vérités suprêmes et des règles sur lesquelles on ne transige pas.
Tout cela a été dit d'abord dans le brouhaha de la foule, puis sur la galerie en buvant des citronnades. Le soir incendie un instant les manguiers. On se met à table. Visiblement le cuisinier s'est surpassé dans l'utilisation des ressources locales. Et puis, ananas juteux, mangues, goyaves, cœurs de bœuf, bananes parfumées, avocats, Pierre n'a pas encore vu un tel luxe de fruits savoureux. La conversation essaie divers sujets, mais toujours on en revient aux indigènes, à leurs coutumes, à leur conversion. Rien d'autre ne peut retenir l'attention des religieux. Minguels mentionne ses anciennes activités de militant en Belgique. On l'écoute poliment. Indifférence aussi en parlant de la population blanche congolaise. Les pères sont là pour sauver les nègres, les âmes des blancs ne les intéressent pas. Les Européens n'ont d'importance que dans la mesure où ils peuvent aider la mission. Pierre entend avec étonnement un éloge vibrant de Van Ryk, si généreux:
- A chacun de ses passages, il nous laisse une caisse de vin.
- Mais on lui prête des mœurs infâmes...
- Dans ce pays, qui se conduit bien?
Malgré tout, le liégeois a le cœur trop rempli d'amertume pour ne pas se laisser aller à l'épancher. Il dit combien le navre l'hostilité qu'il rencontre, l'hostilité contre sa tâche si belle, la justice, une mission, un apostolat.
- La justice, persifle le supérieur, un bel instrument à mettre des bâtons dans les roues.
- Quoi, vous aussi?
- Tenez, votre prédécesseur, monsieur Gillart, il se disait bon catholique et on l'accueillait bien ici. Eh bien, il a interdit qu'on élargisse la route conduisant à la mission.
- Mais cela ne rentre pas dans nos pouvoirs.
- Je ne vous le fais pas dire. Oui, il s'est avisé que le chef de poste ne payait pas les noirs qu'il employait à ces travaux. Comment l'aurait-il pu? Il n'avait pas de crédits.
- Mais alors, c'était du travail forcé. La loi l'interdit, la garantie de certaines libertés est le fondement même de toute œuvre civilisatrice.
- Voilà, vous raisonnez comme Gillart. Quand il y a un bien à faire, on trouve toujours une loi pour l'empêcher...
Les jours suivants, Pierre fait sa cure de repos. Grasse matinée, puis il se rend le long de la rivière, Il s'étend voluptueusement dans l'herbe, il lit, surtout il rêvasse. Un jour il se baigne, il nage dans le courant rapide, quelle réaction délicieuse. Mais au retour, un accès de fièvre qui le fait délirer, mais que la quinine coupe. Il ne voit ses hôtes qu'aux repas. Inlassablement, les conversations reprennent le même thème, les méthodes d'évangélisation, les catéchistes, les écoles, les mêmes histoires sont racontées, résumant la dure expérience des missionnaires. Non moins inexorablement, quand il se retrouve seul, les mêmes idées viennent le hanter, la même déception le poigne. J'espérais trouver en eux des amis, et je suis ici aussi seul qu'ailleurs. Ces hommes, ils sont sublimes et mesquins. Ils ont entendu un appel, un S.O.S. parti de l'infini: il y a des âmes à sauver. Et ils ont généreusement répondu, en se vouant tout entiers à cette tâche admirable. ils ont humilié leur esprit et leur chair, autant qu'apôtres, ils se sont faits maçons, charpentiers, leurs mains sont calleuses du travail de l'établi et de la terre, leurs faces émaciées parce que, au milieu de cette abondance dont ils sont les artisans, ils ne mangent pas tous les jours à leur faim, donnant tout à leurs brebis comme le Bon Pasteur. Leurs soutanes blanches sont rapiécées. Ils ont tout sacrifié à leur idéal, et tout leur parait frivole à côté de lui.
Tout. Le supérieur ne manque pas de culture, c'est un fils de grands bourgeois, auxquels l'art, la musique, la science ne sont pas étrangers. Mais, comme il y a renoncé, tout cela n'excite plus que son ironie. Quant au père Goyet, c'est l’enfant de paysans pauvres. Dieu l'a appelé tôt, tout jeune il est entré dans une école apostolique. En dehors de ses cours et de son couvent, il n'a rien vu, il ne sait rien.
Ils sont héroïques, ce sont des saints, mais des saints dont l'âme n'est pas assez large pour comprendre qu'il y a plus d'une chambre dans la maison du Père, qu'à côté de leur vocation, le Seigneur en admet d'autres, et que la littérature, le droit, l'art de l'ingénieur même, tout cela peut avoir sa grandeur, sa spiritualité. Tout cela vient de Dieu, va à Lui...
Peu à peu, cependant, sa fatigue se dissipait. Aux images moroses du présent, sa rêverie substituait des retours vers le passé, des élans vers l'avenir... Jeanne, Jeanne, quand tu seras là... Chaque jour, lorsqu'il revenait à la mission, des indigènes l'accostaient, plaignants, gens de palabres: dès qu'on avait appris sa présence, de loin des affamés de justice s'étaient mis en route pour lui confier leurs misères, lui demander réparation. Deux jours, trois jours il se raidit: la sagesse est de les éconduire, je suis ici par ordre médical. Mais le quatrième jour, les voyant si nombreux, il ne put résister. Il s'installa à une table sur la véranda, et là, en plein air, il se mit à les écouter, à trancher les différends, à condamner, à absoudre. Impitoyable, le métier l'avait poursuivi jusque là.
CHAPITRE IX CARAVANE
Van Mollekot avait étalé sur la table la carte officielle de la zone, bourrée d'erreurs, --mais quelle merveille c'était d'avoir déjà une carte aussi détaillée!-- et des bouts de tracés, des relevés, parfois presqu'informes, dressés par les chefs de poste.
- Vous voyez, au nord, à l'est, ces larges taches; ce sont les régions récemment pacifiées, les chefs qui ont eu confiance et se sont présentés chez vous. Au sud et à l'ouest, les populations étaient en général plus paisibles, mais enfin il y avait aussi pas mal de sultans sur les listes de Mr. Gillart.
- J'ai sur eux des tas de dossiers.
- Oui, ceux-là ont eu peur, personne n'est venu, cela fait de forts îlots d'insoumission. Mauvais exemple pour les autres.
- Et de plus, mon cher commandant, terrain de chasse pour tous les mercantis, les recruteurs marrons qui infestent ce pays. Eux aussi garnissent mes casiers de piles d'affaires qu'on n'arrive jamais à résoudre, car ils sont insaisissables. L'honneur de la justice est en jeu. J'ai annoncé aux noirs que les récalcitrants seraient arrêtés, je dois tenir parole. C'est pourquoi je veux me mettre en route.
- Et dans votre état de fatigue, cela vous fera presque des vacances. C'est si bon, la caravane!
- Oui, mon meilleur temps d'Afrique fut ma caravane pour arriver ici! Mais vous avez promis de m'aider.
- Ce nettoyage, c'est aussi le moyen d'obtenir un bon rendement dans mes fonctions. Voici ce que je vous propose, substitut. Vous commencez votre randonnée en fonçant vers le sud, puis vous serpentez vers l'ouest au gré de vos dossiers. vous ne vous pressez pas, vous arrivez dans six ou sept semaines à Kisale. Si vous avez fait bonne chasse, vous aurez à la chaîne pas mal de nos assassins.
- Je ne sais si je réussirai, mais j'aurai quelques tours dans mon sac.
- Je partirai un mois après vous, par cet itinéraire médian; il y a là deux ou trois chefs insoumis. Si vous voulez me confier vos dossiers, j'opérerai les arrestations, je rassemblerai les témoins et les renseignements. Et alors, point de réunion à Kisale, nous y jugerons votre gibier et le mien.
- Une petite session! Excellente idée, mon cher commandant. Je crois que cela aura sur les populations un effet énorme.
- Et on ne pourra plus dire que justice et zone ne s'entendent pas!
II
Assis sur la berge, sous un grand arbre chargé de lianes, Pierre regardait le va-et-vient des pirogues qui passaient la caravane. Un air frais montait du fleuve glauque, le ciel était gris et seule une tache plus claire indiquait que derrière les nuages le soleil aurait voulu percer. Elle était longue, la troupe qui allait l'accompagner. Quatre boys, car la semaine précédente il avait eu la fantaisie d'en engager un de plus, Sélimani, petit homme à l'oeil vif qui parlait le kiswaheli avec un accent arabisé, guttural, d'une extrême distinction, et qui, élevant le poulet rôti au bout d'une fourchette, le découpait en l'air d'une main preste, comme un maître d'hôtel de classe. Les femmes de Katako et de Yotam. Quatre messagers-plantons, conduits par Lusona, homme de confiance, L'interprète, Josephu, toujours mou et efflanqué. Vingt-cinq soldats sous les ordres du premier sergent Izali, un sculptural gaillard de l'Uele, de la teinte du bronze, à la physionomie régulière et intelligente. Il appartenait à la magnifique race des Azande, guerriers nés et doués d'une aptitude rare au commandement. Trente porteurs. Et enfin une dizaine d'indigènes suivant bénévolement pour profiter de la protection du blanc, ou, lorsqu'on arriverait dans tel village, lui présenter sur place leurs palabres.
Le passage se poursuivait sans tapage, avec une régularité parfaite. Allons, pensa Pierre, j'ai bien fait de ne pas m'en mêler et de me fier à ce capita que, sans son air digne, j'aurais taxé d'outrecuidance. Oui, hier, à la soirée, un noir s'était présenté chez lui, de taille moyenne, à la figure calme:
- Bwana, je suis Kalondo, le capita de votre caravane.
- Parfait, j'espère que tout ira bien.
- Bwana, je ne suis pas venu pour rien.
- Parle.
- Je suis le capita des porteurs. C'est à moi à les commander. Tout ira bien si on me laisse faire.
- Qui, on?
- L'interprète ne doit pas commander les porteurs. Le sergent ne doit pas commander. Les boys ne doivent pas commander.
- Et moi, quel rôle me réserves-tu?
- Vous me commandez. Quand vous aurez quelque observation, c'est à moi qu'il faut la faire.
- C'est inattendu, mais raisonnable. Voilà bien la première fois que je vois un capita conscient de ses fonctions. Mais tu seras responsable pour tous.
- Oui, bwana, ce seront mes hommes.
Au matin, quand le chef de poste était arrivé pour surveiller le départ, il s'était écrié.
- Mais il y a trop de porteurs!
- Oui, répondit Kalondo, quand ils ont su que j'étais le capita, ils sont venus nombreux. Je vais choisir les meilleurs.
Et sans se préoccuper des blancs, il avait procédé à la répartition des charges. Cette opération était toujours l'occasion de disputes, chacun voulant choisir la moins lourde. Cette fois, personne n'avait discuté, Kalondo désignait l'homme, qui saisissait le fardeau de ses bras robustes et le posait sur sa tête sans rechigner. Une dizaine n'avaient pas été choisis: c'étaient visiblement les moins forts. Ils se retirèrent sans insister. Au passage d'eau, toujours paisible, Kalondo s'était avancé. "Je sais comment on doit charger les bateaux, c'est moi qui indiquerai l'ordre des départs." Ce simple gaillard en pagne bleu en imposait tellement que, soldats ni boys, personne n'avait protesté. Et tout marchait parfaitement...
Au moment où Pierre faisait cette constatation rassurante, un tumulte s'éleva sur le fleuve. Une pirogue oscillait, les pagayeurs interpellaient vivement un soldat assis sur une malle. Il se mit à gesticuler, se dressa, et soudain la noire embarcation se retourna, vidant son contenu dans l'eau. Les noirs se raccrochèrent à la barque, toujours vociférants, ils nagèrent vers le rivage.
Pierre se leva. Mais déjà le capita donnait des ordres. Trois ou quatre petites pirogues, sorties on ne sait d'où, se dirigeaient vers le lieu de l'accident. Sur l'une d'elles on apercevait le sergent. Un sabbat commença: des hommes hurlaient, d'autres frappaient bizarrement l'eau de leurs pales. D'autres se jetèrent dans le courant. Pendant que le sauvetage commençait ainsi, Kalondo se présente avec un soldat dégoulinant d'eau; il était minuscule, et noir, vraiment noir de suie, couleur rare chez les nègres. La face ahurie, l'air gauche, appartenant visiblement à cette race des Baluba, intelligente, industrieuse, fournissant d'excellents cultivateurs et des commerçants avisés, mais peu guerrière, et qui au lieu de fournir à la conscription, comme les Azande, des fils de chefs, envoyait comme recrues les déchets sociaux. Tel était bien le piètre milicien, l'avorton mal bâti qui se tenait devant le substitut.
- Bwana, fit le capita, c'est la malle de votre machine à écrire qui est à l'eau.
- Ma grosse malle-archives, la plus précieuse!
- Je lui avais choisi les meilleurs porteurs. Et c'est la faute de ce soldat. Il a quitté la place que je lui avais indiquée dans la pirogue.
- Ton nom?
- Ilunga. Juge, ne me punissez pas, j'ai cru bien faire. Quand j'ai compris que c'était votre malle la plus importante, j'ai pensé qu'il fallait la surveiller spécialement, et je suis allé m'asseoir dessus.
- Et en mettant ainsi tout le poids du même coté, il a fait chavirer la barque, interrompit le capita.
- Je n'y ai pas pensé, avoua piteusement Ilunga.
- Il pensait que ses fesses avaient une puissance magique, s'écria au assistant.
Une grosse hilarité éclata. Ilunga lui-même se mit à rire niaisement. A ce moment Izali s'approcha et, avec un impeccable salut:
- J'ai fait plonger mes soldats, la malle est repêchée, et tout le reste. Et même le fusil de cet homme; je le punirai, en tombant à l'eau, il a lâché son fusil.
- Bien, sergent. Mais tu parais calme, maintenant, alors que vous faisiez un tel vacarme sur le fleuve.
- Les crocodiles, monsieur, il fallait les écarter.
La machine sécha rapidement: le temps était sombre, mais chaud. Quelques dossiers étaient teintés de violet par le papier carbone, tout compte fait, le dommage était faible. Mais tout cela avait occasionné un fort retard. Il fallait raccourcir l'étape. On logea à Mbari, un petit village négligé, aux vieilles huttes d'un pisé tout crevassé, dont les quelques habitants ne purent qu'à grande peine apporter une faible ration à la caravane, et au blanc une seule poule étique. En fait, le sol était appauvri par une trop longue culture, et, selon l'usage des noirs qui changent d'emplacement tous les six ou sept ans, la population était déjà allée bâtir ailleurs un nouveau village. Ceux-ci liquidaient l'ancien.
L'étape du lendemain fut désagréable; des sentiers à peine tracés, la forêt avait des relents de terreau moisi auxquels se mêlait une odeur forte et âcre. Bibi-Sombe surgit derrière lui:
- C'est l'odeur des fourmis rouges, dit-elle. Je sais que les blancs n'aiment pas cela, mais les noirs les mangent.
- Et c'est bon?
- Je ne suis plus une sauvage, ne le voyez-vous pas?
Vraiment, cette femme s'imposait, se montrait trop familière. Il sauta sur son vélo et fila, malgré la difficulté du chemin.
On arriva encore à un hameau médiocre. On était sur les frontières de deux tribus. Il y avait dans cette région un grand entremêlement de populations différentes, ennemies. Au soir, le capita se présenta:
- Où doit-on loger demain, bwana?
- A Mufuka.
- Est-ce nécessaire? Devez-vous y travailler?
- Non, je n'y ai pas d'affaire à instruire.
- Alors, nous ferons double étape, nous irons à Twite. Là nous resterons deux jours.
- Pourquoi?
- A Mufuka, rien à manger. A Twite, beaucoup de vivres et beaucoup de palabres.
Pendant la nuit, la pluie commença à tomber. Néanmoins, on se mit en route à l'aube. La marche était pénible, dans les flaques d'eau et les passages boueux. L'averse chaude ne cessait pas. Les hommes n'en paraissaient pas incommodés, mais Pierre sentait, sous sa gabardine transpercée, ses vêtements coller à sa peau. Bibi-Sombe marchait allègrement, elle avait remis son paquet d'effets à un homme de palabre. Dès midi, Josephu et Yotan commençaient à protester, ils n'en pouvaient plus, l'étape était trop longue. Mais Kalondo et Izali avançaient inexorablement, et, quoique leur face fût crispée par l'effort, les porteurs restaient de bonne humeur et chantaient.
Le soleil déclinait derrière une ligne de collines violettes quand on arriva à Twite. Déception! Le village était désert. Seule une vieille femme impotente, sur une natte, devant une hutte:
- Pourquoi se sont-ils enfuis? Je ne voulais arrêter personne.
- Ils ne se sont pas enfuis. Nous ne savions pas que vous arriviez. Ils sont à une fête au village voisin.
Josephu et Lusona, c'est vous qui irez les appeler: les porteurs sont trop las et les soldats les effrayeraient. Soyez diplomates...
Ils partent. Le ciel s'est nettoyé. La nuit claire a amené un grand apaisement sur les champs et sur la forêt. Autour des feux, les hommes bavardent. Ils ont faim, cependant ils gardent leur bonne humeur et plaisantent. Une heure se passe, deux heures. La vieille confirme pourtant que ces fameux voisins sont tout proches. Tout-à-coup, dans le lointain, un chant s'élève. Sous le ciel constellé où se dessinent les mamelons des collines, il se rapproche, nostalgique. On dirait... oui, c'est un thème de Meyerbeer, "à vous la mort, la mort sans tombeaux..." Aurait-il, pour son Africaine, utilisé un air congolais? A quatre voix, voix mâles, voix délicieuses de femmes, voix d'enfants harmonieusement fondues... Impression d'art inoubliable, il me semble, c'est l'âme même du peuple noir, mélancolique et tragique, qui se révèle à moi... Et tout-à-coup, des maïs débouche...sont-ce bien les chanteurs? une longue file titubante: en tête un vieux chef, puis Josephu, puis des hommes, de vieilles commères, de jeunes coquettes couvertes de colliers de perles, des gosses, tous marchant avec peine, yeux égarés, gestes d'ivrognes. Et tous chantant avec cette incomparable justesse. On a du les attendre près de trois heures: certes, il a bien fallu ce temps pour que Josephu et Lusona soient aussi abominablement ivres!
Cependant, les derniers portaient encore des pots de bière. Avec une générosité de soûlards, les habitants ouvrent les greniers, apportent des poules, des fruits, les femmes se mettent à cuisiner dans la nuit. La caravane a oublié sa fatigue, une gigantesque frairie s'organise, les tams-tams se mettent à battre, des rondes se forment, paysans, matrones, porteurs, soldats. Ilunga se trémousse grotesquement et Bibi-Sombe même, abandonnant devant le plaisir son affectation d'européanisme, s'agite presque nue, découpant sur les flammes des bûchers ses formes parfaites de femme dans la splendeur de la maturité!
Le lendemain fut jour de repos, et de liesse encore, pour tous sauf le substitut. Il fallut se remettre à écouter, à interroger. La tribu de la vallée avait souvent à se plaindre de la tribu des collines. Oui, à une trentaine de kilomètres d'ici se trouve le village de Gandu, ce chef dont j'ai là l'énorme dossier. Je l'ai fait appeler, il n'est pas venu. Je dois le prendre. Comme ces gens ne s'entendent pas, les grands tambours ne lui auront pas annoncé mon arrivée. Pierre conçoit un plan hardi. Le troisième jour, pendant que la caravane poursuit l'itinéraire prévu, il part en vélo bien avant l'aube, suivi d'une dizaine de soldats au pas de course. Ils vont sans souffler, et quand il veut s'arrêter, ils lui disent: "Continuez, nous ne sommes pas fatigués." Pour eux, cette expédition, c'est un peu la bataille, avec sa griserie joyeuse. Pierre est en manches de chemise, chapeau de feutre, comme un stiff. Il est encore matin quand de loin ils aperçoivent le village. Alors, se détachant, il hâte sa course, il traverse les plantations caquetantes d'oiseaux, il arrive sur la place. Ils sont là tout un groupe d'hommes, de femmes, travaillant, jacassant. Ils s'interrompent, ébahis, les lourds pilons qui écrasent la farine dans les mortiers restent en l'air aux bras robustes des commères, mais pourquoi fuiraient-ils, ce n'est pas un agent de l'Etat, il n'a pas de casque officiel... Ce vieillard avec des coquillages dans les cheveux, c'est le chef sans doute. Pierre se dirige vers lui: "Sultani, mes hommes vont venir, je..." Soudain, il aperçoit par terre un musumbi, ce jeu de dames des noirs, aux règles si particulières. "En les attendant, faisons une partie. Le chef n'y comprend rien:
- Bwana, je vais dire aux femmes d'apporter de la farine, je vais...
- Non, je ne camperai pas ici. Joue.
Gandu s'accroupit. Ils disposent dans les cases les baies sèches, ils commencent à les faire courir. Bon, je prends déjà. Le potentat est inquiet, ce jeu qui sans doute le passionnerait en temps ordinaire, maintenant lui fait peur, il surveille le débouché du chemin. Il commet encore une faute! Ma parole, pourrai-je me vanter d'avoir gagné une partie contre un vieux chef? Enfin les fez rouges des soldats. Gandu bondit, mais Pierre a été plus preste, il lui saisit le poignet. "Je suis le juge, tu es arrêté!" Quel enivrant sentiment de victoire...
L'interrogatoire fut rapide. Gandu ne songeait pas à nier. Oui, excité par sa sœur, il avait attaqué son frère, le souverain de la petite chefferie. Avec une hache qu'elle lui avait passée, il avait abattu son aîné. Il avait pris le pouvoir, et ses biens, ses sujets, ses femmes. Mais j'avais le droit de faire tout cela... Des considérations de généalogies, de coutumes... L'assassin qui jusque là avait raconté les faits comme l'histoire la plus simple s'anime quand il parle des ancêtres, de légendes remontant à des générations, si obscures, si emmêlées que Pierre renonce à les comprendre, il les acte sans se les faire expliquer.
- Et ta sœur, où est-elle ?
- Elle est morte. Elle n'est pas morte pour rien, Ngoy l'a empoisonnée.
- Qui est Ngoy?
- La femme de mon frère, qui était devenue mon épouse. Je l'ai tuée...
Sombre drame! Véritable empoisonnement ou accusation d'êtres superstitieux? N'importe, voilà bien ce que Racine appellerait une tragédie de palais. Pour un empire ou pour quelques huttes en terre, la passion du pouvoir est la même, et la haine qui dévore les familles, et l'amour qui arme le bras de la vengeance... Les gens du hameau sont restés muets, résignés devant l'arrestation, comme s'ils avaient toujours su que ce jour était marqué par le destin. Mais quand la petite troupe se mit en marche, des pleurs bruyants éclatèrent, qui la poursuivirent longtemps, car son avance était lente, il fallait se régler sur le pas d'un vieillard enchaîné. On arrive bien tard au village où déjà la tente est dressée. Les soldats sont fiers, ils racontent bruyamment l'expédition. Mais on les accueille sans entrain:
- Le capita est resté en arrière, avec deux porteurs malades.
- Moi aussi, je me sens faible.
- Mon cœur est sans force.
- Moi aussi, se lamente Josephu.
A la soirée seulement apparaissent Kalondo chargé d'une malle, un homme recruté par lui sur la route qui en amène une autre, et deux porteurs se traînant difficilement. Ceux-ci vomissent, ils sont amaigris, ils se lamentent. Pierre veut les laisser là avec quelques étoffes, les confier au chef. Mais non, ils ont peur. Quel sera leur sort s'ils doivent retraverser seuls des régions, de leur race sans doute, mais d'autres groupements? Le lendemain, tous les jours suivants, des hommes tombent malades, les uns après les autres, porteurs, boys, soldats. Pierre use de toutes les ressources de sa petite pharmacie, mais en vain il ne comprend rien à ce mal étrange. Joseph est incapable de travail. Le substitut se sert comme interprète du planton Lusona. Mais Lusona est à son tour gagné de cette langueur, de ces troubles. Puis Katako, Yotam, Izali même. Caravane d'éclopés. Dans chaque village, il engage des hommes pour porter les charges et les malades les plus atteints jusqu'à l'étape suivante.
Si je leur donnais plus de viande ? Les plus valides d'entre les soldats sont requis pour une expédition de chasse. Dans l'aube perlée, on s'avance dans une clairière. Chut! une magnifique harde d'antilopes... Hélas, Ilunga le maigrichon a accompagné, il se lève tout-à-coup et se met à faire des gestes pour indiquer aux bons tireurs l'emplacement d'un troupeau qu'ils avaient aperçu bien avant lui. Les bêtes alertées s'enfuient. Chacun maudit l'éternel gaffeur! Le lendemain, la chasse est plus heureuse, mais, signe d'un état grave, les malades touchent à peine aux beaux quartiers de chair fraîche.
Et il pleut. On va d'orage en orage, d'averse en averse, de fange en fange. Il faut travailler cependant. De tout l'état-major, Selimani seul est valide, le boy de luxe se multiplie. Il prépare le repas; Ilunga, lui toujours, vient l'aider, il pèle les patates, tourne les sauces, et quand Pierre félicite le boy de la réussite d'une poule au sang, les bons yeux dévoués de l'empoté ont un éclair de fierté: n'est-ce pas lui qui a tranché le cou de la bête? Selimani sert à table, lessive, puis, son travail de domestique terminé, s'offre encore comme interprète. Quelle musique d'écouter son kiswaheli chantant, qui rend tout lucide. Il faut travailler: chaque jour, l'un ou l'autre des anciens dossiers se clôture, des coupables sont arrêtés, des plaintes sont reconnues fausses. Chaque jour aussi, hélas, de nouveaux dossiers s'ouvrent, car les meurtres, les arrestations arbitraires, les épreuves superstitieuses ont été dans ce pays des événements quotidiens...
Bien des étapes sont des combats. Un jour, Pierre, pour renouveler le coup de Gandu, se déguise carrément en marchand, avec deux soldats portant des charges comme des capitas de commerce, il parvient à arrêter un chef qui a quatre ou cinq assassinats sur la conscience.
Une autre fois, on arrive à un petit lac herbeux d'où s'envolent des flamants roses. A un détour, sur la rive, rangés côte à côte, les cadavres de seize hippopotames, seize bêtes monstrueuses. Seize d'un coup; quel massacre stupide! Qui a fait cela? Deux blancs sont là, en train de photographier. L'un est un grand blond à l'air bellâtre, l'autre un petit noiraud aux traits accusés, aux sourcils épais. Aucun d'eux n'a vingt-cinq ans. Miracle, ils ne sont pas revêtus du khaki classique des stiffs, mais de chemises blanches sortant de culottes foncées. Leurs jambes nues, leurs bras nerveux sont tannés par le soleil. Le blond esquisse un salut de bienvenue, mais Pierre entend que le petit grommelle. "Don't speak, it's a bloody belgian!" Je suis un sale Belge, voilà qui me permettra de ne pas mettre de gants. "Vos papiers, messieurs, vos permis de chasse." L'Ecossais... oui, je parierais que c'est un Ecossais, ce petit rageur... s'apprête à protester, il serre nerveusement son fusil. Mais les soldats se groupent, et malgré leurs mines lamentables, ils représentent une force. "Venez jusqu'au village, nos papiers sont là." Le grand, Lamb, est Londonien, le noir, Mac Gough, vient de Dumfries: je n'avais pas mal deviné. Ils ont une haute maison en pisé, avec un magasin rempli de maïs et de sorgho, quelques pointes d'ivoire. Lamb seul possède un permis de chasse. "Vous ne pouviez tirer que deux hippos. Pourquoi cette hécatombe ?
- N'est-ce pas du beau sport? Et ces niggers sont si contents que nous leur donnions de la viande!"
A ce moment, le chef du village et ses hommes, jusque là spectateurs muets et indifférents, s'avancent vers Pierre, se mettent à geindre :
- Protégez-nous, juge. Ces blancs prennent tout notre gibier, et de plus ils volent notre farine, nos poules, l'ivoire, tout. Regardez leur magasin.
- Menteurs, nous avons régulièrement acheté tout cela.
- Depuis deux mois ils abattent nos hippos, fument la viande et nous obligent à l'échanger contre les produits de nos champs. Ils pillent ainsi tous les villages des environs. Ils ont déjà envoyé deux caravanes de produits à Elisabethville.
- Eh bien, messieurs, vous entendez?
- Nous avons une patente, nous sommes des commerçants réguliers, explique Lamb d'un ton conciliant. Mais Mac Gough explose.
- Bloody niggers, ils mentent comme des macaques!
Et il se lance poing levé sur le chef qui se réfugie derrière les soldats. Mais Minguels interroge:
- Si vous êtes commerçants, où se trouvent vos marchandises ?
Ils n'en ont pas! Ils se sont enfoncés dans la brousse, parmi des populations inconnues, n'ayant rien que leurs fusils et quelques bouteilles de whisky. Et depuis deux mois ils dominent la région, ils achètent de force des produits contre le butin de leur chasse, ils engagent des porteurs et les envoient au loin, ils se sont fait ouvrir en banque à la ville un compte qui déjà s'arrondit.
- Mais enfin, sultani, pourquoi ne t'es-tu pas plaint à ton chef de poste? Pourquoi, apprenant ma venue, n'es-tu pas accouru vers moi?
Le chef baisse la tête, hésite, puis, comme s'il se jetait à l'eau :
- Parce qu'ils sont Anglais.
- Comment?
- Oui, ils répétaient: "Nous sommes Anglais. Bula-Matari nous a vendu cette terre, regardez nos papiers." Nous savons que les Anglais sont forts, nous avons eu peur...
Jusqu'au soir, Pierre enquête. Les noirs gardent d'abord leur air effaré, mais voici que le substitut saisit les fusils des deux prévenus. Alors soudain les plaignants se font loquaces, véhéments, ont de grands gestes accusateurs, auxquels Mac Gough répond avec furie.
- Désarmer des blancs devant cette racaille, c'est une honte!
- Rien à faire, interrompt philosophiquement Lamb, nous devons filer ailleurs, ici la partie est perdue.
Oui, demain ils partiront vers Elisabethville. Un courrier spécial va y porter aussi tous les procès-verbaux, c'est là qu'ils seront jugés. Mais avant leur départ, ils auront eu un mot précieux: "tick-fever", fièvre des kimputu, a murmuré Mac Gough en apercevant la troupe décharnée. Pierre se souvient de la première étape, de Mbari, ce hameau décrépit, des huttes de pisé fendillé où ont logé les hommes. Réceptacles sans doute de tiques qui les ont piqués et leur ont donné ce mal qui fait de la caravane un lazaret ambulant. Si Sélimani a résisté, c'est que, s'instaurant le gardien du maître, il était venu chaque soir se coucher sur une malle, sous le toit débordant de la tente.
Le lendemain, vomissements, température, quelques-uns des hommes restés valides sont atteints à leur tour. L'état de quelques autres s'aggrave, ils sont frappés de cécité, il faut les faire porter. N'importe, nous sommes à un tournant, d'autres ont repris leurs charges. Bibi-Sombe, qui avait une des premières donné des signes d'épuisement, a recouvré sa vigueur et sa marche légère. Les premières guérisons, c'est l'espoir que le mal sera bientôt vaincu. Mais sans cesse Bibi-Sombe est devant lui, elle se retourne parfois en souriant, et involontairement il déshabille sa silhouette ondoyante, il revoit la danseuse déchaînée de l'autre nuit. Je dois me soustraire à cette hantise. Vais-je être ému par cette négresse comme un vulgaire Van Ryk, et cela depuis qu'elle m'a révélé sa sauvagerie foncière? Comme dirait Gosthe, éternel féminin, identique dans la barbarie et dans ce que nous appelons la civilisation... Il pédale, il remonte les pauvres porteurs qui glissent dans les flaques et se heurtent aux aspérités, s'accrochent aux buissons qui les flagellent d'une rosée plus abondante que la pluie. Il arrive en tête de la colonne. Mais en vain, toujours la souple image, danse devant ses yeux. il essaie de penser à ses dossiers, d'évoquer des souvenirs, mais son cerveau est vide, son esprit désespérément fatigué.
Au village, il a dîné depuis longtemps que, un à un, des traînards arrivent encore lentement. "Des remèdes, bwana, des remèdes..." Il panse à la teinture d'iode, à l'iodoforme, les jambes meurtries de plaies, il plonge dans des bains de permanganate les pauvres pieds sanglants, il extrait des flacons bruns les petites pastilles blanches, antipyrine, phénacétine, quinine, qui soulagent un instant les fiévreux, ceux qui toussent et ceux qui ont ceint d'une corde leur tête en feu. Mais ce jour-là, d'autres patients se présentent: "Malade du ventre, bwana." La dysenterie à son tour a pris possession de la caravane. Les hommes attardés dans les sentiers ont bu n'importe quelle eau, les mares stagnantes, les ruissellements boueux. "Malade du ventre!" gémissent-ils, et les coliques crispent leurs visages... Est-ce que je m'y connais? Du sel d'epsom, du calomel. De l'opium, du bismuth. Je dois tout essayer...
Et puis me mettre à travailler, dresser la machine à écrire, recommencer les insipides, les répugnants dossiers aux relents de sauvagerie...
III
Les jours succèdent aux jours, la forêt à la forêt. On traverse à gué des rivières coupées de rapides, on serpente dans les hautes herbes des plaines. Minguels en coupe une par curiosité, elle a deux fois et demi sa taille. On passe par des cols d'où la vue s'étend au loin sur la mer d'arbres largement étalée. Si je faisais une excursion de deux ou trois jours, elle me laisserait d'inoubliables souvenirs. Je m'arrêterais à ces sources d'eau presque bouillante, j'irais voir cette cascade, ces grottes dont les noirs me parlent. Mais mon métier me presse, j'ai un rendez-vous, il faut avancer. J'ai vu tant de choses qu'elles se confondent en ma tête, et que mes dossiers sont mon seul souvenir. Depuis que j'ai cassé mon pédalier sur cette termitière cachée dans les ronces, il faut marcher, marcher. Les villages succèdent aux villages, les chefs aux chefs, les palabres aux palabres. Si j'avais le temps, tout cela serait pittoresque sans doute, j'étudierais ces mœurs, je distinguerais ces populations. Mais maintenant, tout cela se brouille en moi, avec une effrayante monotonie. Toujours des Mwambe, des Ngoy et des Kitenge, toujours des histoires de guerres, de femmes réduites en esclavage, de sorciers brûlés. Ces horreurs deviennent banales, insipides. L'homme est un loup pour l'homme: la sauvagerie vérifie la sagesse antique. Mais la vie civilisée donnerait-elle une autre leçon? Ce n'est pas un noir, cet européen inconnu; ce Longwani qui, dans ce hameau, pour faire revenir les hommes fuyant l'embauchement, a entassé trente femmes dans une hutte minuscule, et huit sont mortes asphyxiées. Et hier, ce grand village détruit par le feu; un blanc, disent les paysans, est arrivé, il parlait une langue inconnue, il a fait des gestes incohérents, puis, furieux de n'être pas compris, il a pris des allumettes et est allé de case en case, allumant le chaume des toits.
- Qui est-ce?
- Nous ne savons pas. Un Anglais. Nous l'appelons Mazimu, le blanc fou. Il porte de grosses lunettes.
Longwani, Mazimu... Mac Gough, Evenson... Des brutes, autant que les Gandu, les Kunda, les Kasongo. Des hommes auxquels la brousse a rendu leur vrai visage, dont elle découvre le tréfonds. Oui, l'Afrique, comme le ferait une révolution, une guerre, ramène au jour cette barbarie qui est le fond des cœurs humains, brise ce masque que nous impose la civilisation...
Amertume de sa marche solitaire! Et cependant ses sauvages compagnons étaient pour lui dévouement, respect. Kalondo le capita, fort atteint, presqu'aveugle, n'avait jamais quitté son poste à l'arrière de la caravane organisant le transport, faisant rechercher les colis abandonnés, suppléant les invalides. Aucune charge n'était perdue. Trois fois, Kalondo en arrivant à l'étape est venu dire: "Un homme est mort. Nous l'avons enterré." Pauvre diable, tombé au bord du sentier, loin des siens, de son village prospère, sans récriminer, presque sans gémir. Qu'elle doit leur paraître un monstre horrible, cette civilisation qui leur a envoyé ces maîtres exigeants pour lesquels ils meurent! Ces fosses solitaires au cœur des forêts, elles hantent les nuits de Pierre, il essaie d'écarter ces images en évoquant son pays, les bonheurs de sa jeunesse. Sur son petit lit, il s'interroge: "Qu'ai-je fait, pourquoi suis-je venu ici?" Autour de lui surgissent des figures qui lui semblent soudain d'un charme inexprimable; Sophie Vallée, Marthe, Angèle, Liline aux formes plantureuses, que vous étiez jolies. Pourquoi vous ai-je quittées? Je donnerais ma vie pour que l'une de vous soit maintenant près de moi... Mais non, je le sens, je vous supporterais huit jours, quinze jours d'ivresse. Avec Jeanne seule, j'envisage une vie entière. Jeanne, Jeanne... Mais il a beau appeler, fermer les yeux, l'image mince de l'enfant aimée reste lointaine. Sur sa couche baignée de sueur, c'est Bibi-Sombe qu'il imagine contre lui, voluptueuse, frénétique. Bibi-Sombe! Afrique, Afrique, sommes-nous tes maîtres? N'est-ce pas toi plutôt qui réduis tes conquérants en esclavage?
Un blanc, avec quelques hommes, dans un petit village. Très gras, rouge, des lunettes épaisses. Il se présente correctement: "Doebnitz, prospecteur." C'est un Allemand. Tout-à-coup Lusona vient glisser à Minguels: "C'est celui que les hommes appellent Mazimu." L'incendiaire!
- Monsieur, que s'est-il passé au village de Kitenge?
- Je ne connais pas.
- On vous accuse d'avoir brûler les huttes.
- Ah oui, une petite leçon à ces mauvaises gens, hostiles à l'européen.
- Mais encore?
- J'ai demandé des œufs, ils ont refusé de m'en apporter.
- Comment vous êtes-vous exprimé?
- Par gestes, je ne parle pas leur langue de sauvages.
- Quels gestes?
Avec un rire gras, l'Allemand agite les doigts comme s'il pianotait.
- Cela veut dire des œufs?
- Mais oui, voyons, j'imite la façon de marcher des poules, tout le monde comprend que cela signifie œufs.
Les indigènes ne l'ont pas compris, et voilà pourquoi ce civilisé a brûlé un village! La civilisation, qu'est-ce? Un ensemble de croyances, de règles sociales, de police aussi, qui maîtrisent, endorment le fond humain. Mais que ces règles se relâchent, et la sauvagerie latente du civilisé rejoint, enfin libérée, la pire barbarie. Doebnitz est Allemand. Evenson, Mac Gough sont Britanniques. Et dans les registres du parquet, toutes les nationalités voisinent. Quelles hypocrites, ces nations qui, en poussant des cris d'horreur, nous ont accusés, nous, petits Belges, de "Congo atrocities"! Qu'elles regardent d'abord leurs hommes, et ce qui se passe dans les territoires qui dépendent d'eux!
En arrivant à l'étape, Pierre examinait les dossiers de la région, préparant la journée du lendemain. Tiens, affaire Banza. Je me souviens, des hommes de Dubie sont venus jusqu'à Kyombo pour dénoncer un assassinat commis par le chef Banza. Nous serons chez lui demain. Souverain puissant, une dizaine de villages importants dépendent de lui. Crime pas très clair; il aurait fait arrêter sans motif apparent un nommé Ngoy, l'aurait fait amener devant lui et l'aurait tailladé de coups de hache. Description minutieuse du cadavre déchiqueté. Comment les plaignants l'ont-ils su? Nous verrons cela sur place. Lusona, pars immédiatement à Dubie. Tu convoqueras les plaignants, Ngoy-ya-Buleni et Modilo-Sangwa, tu nous rejoindras avec eux à Banza.
Le lendemain, le chemin suit d'abord une vallée encaissée, puis on arrive devant une muraille presqu'abrupte qu'il faut gravir par un sentier de chèvres. S’arc-boutant à leurs lances, s'accrochant aux ronces, les porteurs grimpent pas à pas, prêts à tous moments de retomber en arrière, de dévaler dans l'abîme. L'ascension est particulièrement dure pour ceux qui, à deux, montent un lourd fardeau suspendu à une perche, la malle-archives, la malle bain. Chaque faux-pas, chaque hésitation de l'un met en péril l'équilibre de l'autre. L'effort fait saillir les musculatures amaigries. Malgré sa face hallucinée, Kalondo se multiplie, organise des va-et-vient. Et tout-à-coup, l'un d'eux entonne la vieille chanson: "O kilima", ô montagne!. "O kilima" répètent à l'instant toutes les voix essoufflées.
O montagne,
Que tu en gardes, d'hommes couchés pour toujours
Les yeux grands ouverts vers le ciel!
Montagne, ô montagne!
Longtemps, comme un gémissement, comme une incantation, les malheureux répètent: "Kilima, ô kilima!" Mais on arrive enfin au sommet; la montagne de Banza, si redoutable qu'elle ait été pour ces pauvres gens affaiblis, ne gardera aucun cadavre "les yeux grands ouverts vers ce ciel" à l'implacable chaleur.
Sur le plateau, on traverse deux ou trois hameaux. Enfin le chef, un gros homme amène qui accueille le substitut cordialement. Vraiment, il n'a pas l'air bien féroce.
- Chef, je dois t'interroger. Tu es accusé d'avoir tué un homme.
- Moi? Jamais.
- Assieds-toi. Réponds. Connais-tu Ngoy?
- Je connais des dizaines de Ngoy.
- Enfin, écoute, voici l'histoire.
Lorsque Minguels lui a lu la plainte, Banza s'écrie avec feu.
- Juge, je ne connais absolument rien de cette affaire. Rien seulement. C'est tout mensonge. Je ne puis répondre.
- Attendons les plaignants.
Le substitut appela alors Izali.
- Sergent, comprends-moi bien. Le chef n'est pas arrêté, il peut aller et venir comme il le veut. Mais il ne doit pas quitter le village, il faut le surveiller pour le mettre en détention s'il essayait de prendre la fuite. C'est compris, sultani?
- C'est compris. Mais pourquoi fuirais-je? Je ne suis pour rien dans cette affaire.
Vers quatre heures seulement, le messager Lusona arriva avec deux hommes de Dubie. Il était fort ému:
- Bwana, c'est la guerre!
- Quelle guerre?
- Contre vous. J'ai été arrêté sur le chemin, il y avait au village précédent tout un groupe en armes, ils s'apprêtent à vous attaquer pour délivrer le chef.
Voici un soldat que le substitut avait envoyé dans un hameau voisin convoquer un témoin, voici un porteur qui a voulu aller trafiquer.
- On ne nous a pas laissés passer. Il y a partout des troupes hostiles. C'est la guerre!
Oui, incontestablement, il se prépare quelque chose. On ne voit plus de femmes. Par contre, les hommes sont plus nombreux, il y a des allées et venues, toute une animation insolite.
- Chef!
- Me voici, juge.
- C'est la guerre, parait-il, tu veux attaquer.
- Juge, je n'y suis pour rien. Je recommande le calme à mes hommes; vous ne m'arrêterez pas, je n'ai rien fait. Et je sais combien vos fusils peuvent en tuer. Mais ils ne m'écoutent pas. De dix villages, ils tiennent tous les sentiers de la montagne, ils sont cent, et cent, et cent, avec des fusils et des flèches empoisonnées. Si vous m'arrêtez, ils ne vous laisseront pas partir vivant.
- Tu mourras le premier.
- Je le sais, je n'essaie pas de fuir.
- Sergent, de ce moment le chef est prisonnier. Fais évacuer le centre du village. Dispose des sentinelles. Tu connais ton métier, fais des préparatifs de défense. Moi, je reprends l'instruction.
La confrontation est décevante. Les gens de Dubie font vers le chef des gestes accusateurs, profèrent des discours véhéments. Mais que de trous dans leurs récits! Ils le reconnaissent, ils n'ont rien vu eux-mêmes, on leur a raconté.
- Qui?
- Des hommes!
- Rien seulement, fait Banza en haussant les épaules.
Minguels réinterroge, on piétine. Enfin il conclut:
- Assez pour aujourd'hui. Chef, je n'y vois pas clair. Sans cette menace de tes hommes, je t'aurais laissé libre. Mais s'ils veulent la guerre, ils auront la guerre. Demain, je t'emmènerai à Kyombo, tu resteras prisonnier jusqu'à ce que l'affaire soit élucidée.
Ce n'est pas sur un ton de bravade, c'est avec un geste résigné que Banza constate:
- Si vous m'emmenez, ni vous, ni aucun de vos soldats n'arriverez à Kyombo.
On l'enferme dans une hutte. Des sentinelles sont placées. Les porteurs discutent bruyamment autour des grands feux. Lusona et les messagers, qui ont des fusils à piston, annoncent qu'ils vendront chèrement leur peau. Josephu est décomposé et très haut explique qu'il faut céder, lâcher le chef, que les gens des villages sont des milliers, comme des troupes de fourmis qui ne laissent rien sur leur passage. Les boys vaquent à leurs occupations, comme indifférents. Bibi-Sombe répète. "Les blancs sont toujours les plus forts." Selimani vient murmurer." Contre les sauvages, il faut user de ruse. J'ai fait un tour dans les champs, il y a un endroit facile où on peut se cacher. Vous me suivrez, je vous conduirai." Le clairon sonne le couvre-feu. Toute la caravane se tait. On n'entend plus dans la nuit qu'un groupe de femmes qui se lamente, au coeur des plantations, et, au loin, la batterie des grands gongs qui appellent à la guerre. Pierre se jette sur son lit: "Mourir pour mourir, cette vie me dégoûte tellement! Pour mon métier, ce serait une belle fin..."
Une sonnerie stridente. Le clairon. Ah, c'est le réveil, déjà. J'ai dormi, d'un sommeil lourd, comme je n'en avais plus eu depuis longtemps. Maintenant, je comprends Condé à la veille de Rocroy. J'ai toujours bien dormi avant mes examens; l'attente du combat peut agir comme un opium. A ce moment, on tousse au dehors. Façon polie de s'annoncer. Minguels ouvre la tente. Devant lui se dresse un énorme noir à l'aspect énergique. Un ministre du chef, je le reconnais.
- Qu'y a-t-il?
- Bwana, Nsefu est arrivé.
- Qui est Nsefu?
- Celui qui a tué Ngoy.
- Quoi?
- Hier, nous avons réfléchi. Nous nous sommes souvenus qu'un homme d'un hameau dépendant du chef Mwanza, qui est un vassal de Banza, avait eu une palabre avec un sujet de Dubie. Je suis allé à sa recherche, et je vous l'amène. Nous avons marché toute la nuit. Nous étions prêts à faire la guerre, mais dans notre coeur nous ne le désirions pas, Banza est l'ami des blancs!
Nsefu est un homme aux épaules courbées, à la face moustachue toute ravinée.
- Ngoy avait demandé ma fille en mariage. Je la lui avais promise. Elle était jeune encore, ses seins naissaient à peine. Il l'a amenée chez lui, il l'a traitée comme si elle était déjà sa femme, cela est défendu chez nous. Et elle en est morte. Alors je suis allé l'attendre dans les champs, je l'ai abattu. C'est vrai que je me suis acharné sur son corps, j'étais fou de douleur.
- C'est bien cela, confirment les plaignants.
- Et Banza?
- Banza n'a rien su de l'affaire, cela s'est passé loin d'ici.
- Pourquoi l'avez-vous accusé?
- N'est-il pas le chef? Tout ce que font ses hommes, c'est comme s'il le faisait lui-même.
Nsefu, malheureux père, je t'arrête. Tu seras jugé à Kisale. Banza, je dois te libérer, mais sache que ce n'est pas par peur du combat. C'est la justice des blancs!
- Je veux être l'ami du juge et de Bula-Matari!
On part. Quelques hameaux, puis de nouveau la route est rude et rocailleuse. Comme s'il n'avait attendu que d'être dans cette forêt maigrichonne pour mourir, un des porteurs malades, se couche au bord du chemin et ferme les yeux pour la dernière fois...
Cependant l'état sanitaire est meilleur. A l'étape dans une agglomération minuscule, très peu d'hommes se présentent à la visite. Katako, Yotam, même le guide Josephu ont repris leur service. Le lendemain on descend vers la vallée. Un village désert; des "Anglais" sont venus récemment, ont pillé les greniers emmené des hommes, et maintenant on se cache quand arrive un blanc.
IV
On arriva au village de Sungwe. Il paraissait à la fois immense et misérable. A peine quelques plantations. Un ou deux arbres seulement, géants solitaires. Des huttes rondes de roseaux tressés, pareilles à de grandes ruches dorées. C'était une agglomération de pêcheurs, construite en plein marais, dans une espèce de delta à l'endroit où la Loboi se jetait dans le fleuve. Les hommes exultaient:
- Beaucoup de poissons ici, bwana!
- Alors, qu'on en apporte, je veux vous régaler. C'est le moment de faire tendre de nouveau comme des tambours vos ventres que la route a rendus flasques.
Il faisait torride. Quand il eut terminé son bain, Pierre sortit de la tente dans son peignoir blanc et s'installa sous un grand arbre. Déjà des plaignants venus de tous les environs faisaient la file. Allons, je vais rendre la justice comme Saint Louis, mais je suppose que le bon roi était un peu plus vêtu que moi! Mais voici déjà des pêcheurs avec des paniers: ils sont magnifiques, ces grands poissons. Prenez, voici cinq perles par pièce, quatre centimes, cela vaut cela. Maintenant, le premier plaignant. Affaire caractéristique: un mari, convaincu de l'infidélité de sa femme, mais ne voulant pas verser son sang, l'a attachée à une branche d'arbre surplombant le fleuve: ce qu'il avait prévu est arrivé, en se débattant, elle a cassé la corde et est tombée dans le courant qui l'a emportée... Encore des paniers de poissons, des paniers... Quatre perles, je ne donne pas plus... "D'accord, bwana." Et ils partent, joyeux de la générosité du blanc. Toujours des plaintes. Et encore des paniers. "Que puis-je faire de tant de poissons?
- Nous les mangerons bien! s'écrient les porteurs. "Alors trois perles... deux perles..." Inlassablement, les villageois apportent le contenu de leurs nasses. Inlassablement, porteurs, domestiques, soldats, prisonniers, fraternellement réunis autour de claies improvisées, fumaient les poissons et mangeaient, mangeaient. Le boy mâchait en dressant la table. Le porteur qui venait remplir la cuvette d'eau puisée à la rivière tenait d'une main la dame-jeanne sur sa tête et de l'autre un poisson qu'il dévorait. L'air était surchargé d'une odeur de grillade et de fumée. Et inlassablement, sous son arbre, Pierre écoutait les plaideurs. Voici trois maigres gaillards d'un village voisin, ils réclament leur jeune frère qu'un homme de Sungwe a réduit en esclavage:
- Ils me l'ont remis en paiement d'une dette, déclare l'homme, mais je sais que les blancs ne veulent pas d'esclaves, je suis prêt à le rendre.
- C'est bien, fait Pierre, tu le rendras.
- Et moi? interrompt une voix enfantine.
-Qui, toi?
- C'est de mon sort que vous discutez. N'ai-je pas le droit d'être entendu?
- Parle donc.
- Oui, il a le droit de parler, déclarent tous les hommes.
- Je ne veux pas être libéré, je désire rester esclave.
Les frères l'interpellent avec véhémence, tandis que le maître remarque calmement.
- Je me tais, l'enfant dit ce qu'il veut.
- Tu souhaites rester esclave? Tu es donc fou?
- Je ne suis pas fou. Mes frères forment un petit village très pauvre, j'y ai toujours faim et je dois trimer dur, ils me battent quand je ne travaille pas assez. Mon maître lui est bon, il me traite bien, et ici il y a beaucoup de poissons, beaucoup à manger. Je préfère rester esclave.
Les auditeurs, toujours nombreux, car les procès sont un des spectacles favoris des Baluba, font des gestes d'approbation, le gamin use de son droit! Et, avant même que Pierre ait pu réfléchir à ce cas épineux, les trois frères se lèvent et s'en vont, tête basse.
Voici maintenant une femme qui demande à quitter son mari. "Pourquoi?
- Il ne veut pas prendre une seconde femme. Je suis fille de chef, je ne puis rester l'épouse d'un homme qui tient aussi peu son rang..." Théorie, que tu es loin de la réalité! Lorsque nous nous dressons contre l'esclavage et la polygamie en libérateurs, ces gens ne nous comprennent pas!
Au soir de cette rude journée, Pierre ressent âprement son isolement dans cette atmosphère de fête. Partout des rires, des rythmes joyeux, des groupes qui devisent gaiement. Et lui une fois de plus solitaire. Depuis sept semaines, je n'ai plus vu personne de ma race. Et même s'ils étaient là, auraient-ils une parole vraiment amie? Izali vient au rapport, Katako dessert la table. "Faisons ensemble le tour du village, vous m'expliquerez tout." Voici le coin des goinfres qui continuent à s'empiffrer avec les derniers poissons, payés une perle seulement. Voici les joueurs de tams-tams et de xylophones, les danseurs qui se contorsionnent. Soudainement, à l'écart, on arrive devant un groupe accroupi en rond, jacassant, avec des éclats de rires qui fusent; les jeunes filles. Petites négresses à peine vêtues d'un lambeau d'étoffe, mais qui révèlent pourtant toute la grâce frêle de celles qui sortent de l'adolescence. Elles se taisent à l'approche des étrangers. "voyez, dit Pierre à ses compagnons, que celle-là est jolie!" Elle a un haut front, une bouche mutine, de longs bras flexibles dont elle cache ses yeux effarouchés. Son teint se fait plus ardent, pour les noirs, c'est cela sans doute, rougir. Sa voisine aux yeux clos porte sur un buste gracile une tête fine et charmante, ses seins menus sont fermes, ses bras délicatement modelés. Si une négresse pouvait mériter l'épithète d'angélique, ce serait elle... Mais voici qu'elle ouvre les yeux, elle regarde hardiment, sans baisser les paupières comme sa timide compagne, et Pierre voit dans ce regard une ardeur passionnée, la flamme d'un feu profond... Ce visage énigmatique le poursuit dans sa tente. Un vers revient à sa mémoire: "O secrètes ardeurs des nuits provinciales..." Peut-on évoquer Albert Samain dans ce village aux relents de fumoir? Un cœur de négresse peut-il contenir ce sombre appel à la volupté?
Un vacarme éclate dans la nuit enfiévrée, une bruyante querelle se mêle aux chants fougueux des danseurs, aux rires des ivrognes. C'est la voix de Katako, lui, toujours si paisible. "Qu'y a-t-il?
- Rien, c'est Katako qui bat sa femme!" fait Selimani, couché à son accoutumée contre la tente. "Allons, la paix." Mais bientôt, un appel à voix basse.
- Bwana, c'est moi, Yotam. Je viens vous dire, Katako a renvoyé Bibi-Sombe. Il ne la veut plus.
- C'est son affaire.
Le cuisinier ne s'éloigne que pour quelques minutes. Le voici de nouveau à l'ouverture de la tente.
- Bwana, Bibi-Sombe dit que, si elle doit partir, il lui faut une feuille de route.
- Bien, je lui en ferai une.
Quand la tente s'est refermée, le sang afflue aux tempes du jeune homme. Bibi-Sombe s'en va... J'en ai un pincement au cœur. Quelle place sa silhouette ondulante avait prise dans mes pensées, que j'avais, sans toujours me l'avouer, plaisir à la voir avancer légèrement dans la caravane, à la sentir parfois près de moi. Et ces tams-tams nostalgiques, qui depuis une heure font danser devant moi son image de bacchante...
- Bwana, Bibi-Sombe demande si elle peut entrer pour avoir le papier.
- Entrez.
La toile de la tente se soulève, la femme s'avance, elle est drapée dans son pagne le plus beau, de velours champagne, d'où sortent ses épaules opulentes. Ses bras s'avancent vers lui, s'accrochent à lui. "Bwana, dois-je partir? Je veux rester près de vous, gardez-moi. Je sais bien que vous me voulez pour femme, je sais faire ce qu'aiment les blancs..." Comment cela s'est-il fait, elle est dans ses bras, il sent son corps contre le sien. Il frémit, il la presse, il ne sait s'il va la broyer ou la jeter sur ce lit. Soudain, il aperçoit la face de Yotam, élargie par un rire épais: "Elle peut rester; bwana, Katako ne sera pas fâché." Katako, mon boy...où l'Afrique m'amenait-elle? Coucher avec la maîtresse de mon domestique, comme un vulgaire Hulot... "Pars, pars sur le champ." La femme le regarde stupéfaite, puis elle prend peur; avec le cuisinier, elle s'enfonce dans la nuit, et lui se laisse tomber sur sa couche, exténué, comme après une grande lutte.
Trois étapes les amenèrent à Kisala. Quel renouveau! L'arrêt à Sungwe semblait avoir renouvelé l'atmosphère. Guéris, repus, les noirs marchaient joyeusement. On était dans la région des palmiers, partout les pots de vin de palme qui égaient les esprits, s'ils font parfois flageoler les jambes. Pierre était allégé, apaisé, Jeanne avait repris auprès de lui sa place de figure tutélaire. Katako était joyeux comme il ne l'avait jamais été. Yotam avait été absent au déjeuner le premier matin: jusqu'où avait-il conduit Bibi-Sombe? Pierre ne voulut pas le demander, jamais il ne sut ce qu'elle était devenue.
Peu d'incidents de route, dans cette vallée fertile au bord du fleuve, mais où les noirs ne cessaient de se plaindre des méfaits des trafiquants et des recruteurs. Pourtant, à la première étape, voici qu'un blanc se présente à la tente. Fortement habillé, coiffé d'un casque, barbu, c'est un Belge. Oui, mais c'est un flamand qui balbutie à peine un peu de français, et la conversation est pénible. Enfin, on s'en tire. Thorout est arrivé au Katanga il y a trois mois, comme colon, avec deux amis de son village, ils se sont associés comme entrepreneurs de construction, l'un étant briquetier, le second ébéniste et le troisième vaguement architecte. Mais ils se sont vite aperçus qu'ils ne peuvent rien faire sans main d'œuvre noire, qu'il est impossible d'en trouver à la ville, et ils ont décidé que Thorout transformerait leur petit capital en marchandises de traite et irait de village en village pour essayer de recruter des travailleurs. Cependant, quelle chance de succès offre un tel voyage, alors qu'on ignore tout du pays, des indigènes, de leur langue? Thorout hésitait encore, quand les copains firent la connaissance d'un juif Polonais, Kohen. Kohen avait vécu plusieurs années dans l'Afrique du Sud, il y avait appris à connaître les noirs, et, chose précieuse pour les amis un peu perdus dans ce Katanga où on ne parlait qu'anglais et français, à fréquenter les Boers il en avait recueilli quelques bribes de hollandais, on pouvait s'entendre. Ils l'avaient engagé à grands frais pour accompagner Thorout.
- Mais j'en ai assez d'être avec lui, de ses histoires de Pologne ou du Veldt, vraies histoires de bandits. J'en ai assez des soirées à boire du whisky. Et assez de son accent allemand... Oui, monsieur le substitut, je n'ai jamais eu autant de plaisir à parler ma langue qu'aujourd'hui à parler français avec toi. Quand même, on est belges.
- Et le recrutement, marche-t-il?
- Pas un homme, c'est à n'y rien comprendre. Toutes mes marchandises s'en vont, on remet des cadeaux coûteux aux chefs, ils promettent des travailleurs. Et puis rien, personne ne vient. Nous qui avions tant confiance en l'habileté de ce Kohen!
Un juif gras, à la figure huileuse, et qui se montre trop déférent. Des yeux fourbes. Pas un seul noir engagé en une tournée d'un mois, quelle invraisemblance! Pierre appelle Lusona, Izali.
- Nous allons en entretenir Ilunga, dit le sergent, c'est un muluba, il saura faire parler les gens d'ici sans avoir l'air de les questionner.
Bientôt, le petit soldat vient faire son rapport. A chaque étape, Kohen a engagé quelques hommes, il leur a donné des avances, il a remis des cadeaux aux chefs avec les marchandises de Thorout. Mais ces hommes, à mesure il les envoie vers Elisabethville munis d'une feuille de route pour Kalombo... Kalombo? Ah oui, je me souviens, c'est Suckerman, un autre israélite Polonais. Que tout cela est simple, comme Thorout a bien été joué. Quelle jolie combinaison pour Kohen. Thorout l'entretient grassement et lui paie encore les nègres qu'il embauche pour la firme Kohen et Suckerman!
- Monsieur Kohen, j'ai appris que vous aviez embauché des hommes au village voisin. Avez-vous un permis de recrutement?
- Monsieur Thorout en a un.
- Qui lui permet d'engager pour sa firme, pas pour Suckerman. J'écris au procureur du roi. Si d'ici quinze jours Suckerman n'a pas envoyé trente hommes aux associés de Monsieur Thorout, vous serez poursuivi pour recrutement illégal. Sans compter le procès que sa firme pourra vous faire... Je vois que cela ne vous émeut guère, vous êtes théoriquement insolvable, sans doute. Mais le procureur pourrait bien considérer l'affaire comme une escroquerie... Désormais, contentez-vous des profits normaux de votre contrat, ils sont déjà bigrement beaux.
Thorout resta d'abord incrédule quand Pierre lui expliqua la combinaison. Puis il éclata.
- Je ne reste pas un jour de plus avec ce malhonnête individu!
- Vous auriez tort. Désormais, il ne vous volera plus qu'à moitié, c'est encore pour vous le seul moyen de retirer quelque profit de votre voyage.
V
Kisale était un poste élevé, dominant l'énorme lac vert envahi de papyrus. Le sol étant aride, on avait, en guise de parterres, dessiné des étoiles, des cercles, des demi-lunes, au moyen de cailloux patiemment collectés par les prisonniers. Van Mollekot était arrivé depuis quelques jours. Comme Minguels, il ramenait toute une série de détenus. "On ne peut pas dire que la région soit débarrassée de tous ses bandits, il faudrait arrêter tout le monde, mais cela fait un fameux exemple." Pierre les interrogea rapidement, et dès le lendemain on commença à siéger pour juger toutes ces affaires, souvent si compliquées. Ce matin là, Katako vient le trouver:
- Bwana, fit le boy, j'ai enfin trouvé ma femme, celle que je veux épouser pour toujours.
- Où cela?
- Au village de Sungwe, vous vous souvenez, là où il y avait tant de poissons. Je voudrais aller la demander à son père, en portant beaucoup d'étoffes comme dot. J'ai déjà ceci, mais ce n'est pas assez. Voulez-vous bien m'en prêter, et me donner trois jours de congé?
Pierre le laissa partir. Cela offrait d'autant moins d’inconvénients qu'il prenait ses repas avec le chef de zone et son secrétaire. Ainsi, en petit comité, au lieu d'insipides histoires de mess, en parlait d'administration, de noirs, et la conversation de Van Mollekot était intéressante. Elle devenait passionnante parfois quand il évoquait ses souvenirs guerriers, car ce fonctionnaire au haut col et aux nombreuses paperasses avait été un sous-lieutenant plein de fougue des campagnes anti-esclavagistes, dirigeant des incursions hardies, soutenant un siège dans un poste isolé. La vie à Kisale aurait été supportable sans les insectes. Mais il y en avait des myriades, de grosses mouches et des taons aux piqûres cuisantes pendant le jour, le soir des cousins, des anophèles, ou les petits fuseaux bruns des maringouins, voletant, tourbillonnant, venant par centaines échouer dans les potages ou les sauces, zuzunant, piquant. Pendant le dîner ou la conversation du soir, on disposait dans la pièce des bassins remplis d'eau, autour de petites lampes, de bougies, espérant que leurs flammes attireraient ces minuscules adversaires, qu'ils se noieraient. En effet, ils formaient de véritables nuages autour des lumières, leurs cadavres aux ailes étendues recouvraient d'une épaisse couche brune l'eau tentatrice des bassins, mais ces hécatombes ne diminuaient même pas le nombre de ceux qui s'attaquaient aux humains. Ceux-ci, harcelés, énervés, devaient bientôt céder la place. On se réfugiait dans sa chambre, on se calfeutrait dans sa moustiquaire malgré la chaleur intense, mais, agacé par le froufroutement incessant les membres cuisants de la douleur lancinante des piqûres, on se tournait et retournait des heures sur les matelas sales, bourrés de feuilles sèches de bananier craquant à chaque mouvement, avant de trouver un sommeil peuplé de fantômes.
Le quatrième jour, Katako apparut: "Bwana, je suis revenu. Voici Kilia, ma femme." Devant Pierre se tenait, la tête penchée avec timidité, tortillant un coin de son pagne, la jeune fille au front haut de Sungwe. "Kilia, tu veux réellement Katako?" Sans regarder, elle hocha la tête et eut une espèce de soupir d'acquiescement. "C'est bien, tu peux nous accompagner. Travaille bien pour ton mari, ne parle pas avec d'autres hommes et ne te querelle pas."
Le retour vers Kyombo s'effectua en dix étapes sans histoire, par un itinéraire qui, tout en étant court, visitait d'autres villages que ceux parcourus à l'aller ou par le commandant. Ce n'était pas une petite tâche, la caravane s'était accrue de tous les prisonniers, maintenant condamnés, cela faisait plus de cent hommes à nourrir, une garde sévère à organiser, et cependant à chaque étape il y avait encore des affaires à instruire, des palabres à trancher. Heureusement, Izali et Kalonda étaient de vrais chefs, des organisateurs, tout fonctionnait automatiquement. Kilia suivait Katako, ne le quittant pas, portant sur la tête leurs effets, baissant les yeux ou se détournant dès qu'on la regardait.
Enfin on arriva au fleuve. Il pleuvait, les nuages étaient bas, l'eau grise. Mais à cent mètres on apercevait la falaise rouge et les toits de Kyombo émergeaient de la verdure. Pierre se sentait ému comme s'il rentrait dans son home, comme s'il allait retrouver des amis très chers. Tant l'homme s'attache à ses demeures les plus passagères et espère partout la fraternité!
CHAPITRE X FETES
I
Sur la table empoussiérée du parquet, un énorme courrier s'était entassé, des procès-verbaux, des lettres du procureur du Roi. Des feuilles de route annonçaient l'arrivée de prévenus et de témoins. Allons, pour déblayer toute cette besogne, il fallait recommencer le travail acharné, sans répit. Et solitaire. Après ses bons rapports de route avec Van Mollekot, Pierre avait espéré qu'un peu de sympathie lui serait marquée et peut-être même qu'un peu d'aide lui viendrait. Il fallut vite déchanter deux menus incidents lui montrèrent que le magistrat était toujours considéré comme l'ennemi.
La nuit, le jour, on était réveillé par des cris: deux pauvres négresses folles erraient par le poste, décharnées, contorsionnées, hurlant des imprécations. C'étaient des malades du sommeil, un foyer de l'affreuse maladie venait d'être découvert sur la haute Likatu, les victimes étaient déjà nombreuses. Les femmes étaient dangereuses, car elles avaient la folie incendiaire et un planton en avait déjà surpris une s'approchant du parquet un brandon à la main. Minguels se rendit chez le docteur Hervieu pour l'entretenir des mesures à prendre. Hervieu avait toujours montré à son égard une neutralité presque sympathique. Cette fois il se révéla froid et même d'une ironie hostile. Pierre ne put s'empêcher d'en parler le soir à Colle, venu pour discuter de la chèvre à immoler pour leurs futurs repas.
- Mais, dit Bwana Mpua, tout le monde est furieux contre vous, et moi-même, si je ne comprenais pas que vous n'avez pu agir que par esprit de devoir...
- Pourquoi diable?
- A cause de votre récente décision.
- Quelle décision? Expliquez-vous.
- Vous avez interdit que les prisonniers continuent à nous apporter l'eau.
- Moi? Je n'ai rien interdit du tout!
- Le chef de poste a fait passer un avis à tous les habitants disant que, sur votre ordre, la distribution d'eau était supprimée.
Dans le courrier arrivé en son absence, Pierre avait trouvé une circulaire du parquet général rappelant que les détenus préventifs ne pouvaient être mis à la chaîne. Il l'avait communiqué sans commentaires aux différents postes. Comme à Kyombo les préventifs portaient l'eau, le chef de poste avait saisi cette occasion d'exciter la population contre le magistrat. Feignant de croire que leur fuite était à craindre s'ils sortaient sans lien, bien que surveillés par des soldats, il les avait cloîtrés à la prison, cessant ainsi de les envoyer au fleuve, et avait fait circuler le fameux avis. Méchanceté d'autant plus gratuite que le nombre pléthorique des condamnés aurait, si nécessaire, permis d'en trouver autant qu'on en voulait pour ce travail.
Quelques jours plus tard, Pierre s'aperçut que les pêcheurs qui lui vendaient du poisson une ou deux fois par semaine avaient cessé de venir. Renseignements pris, c'était encore un acte de petite guerre. Le chef de poste avait prescrit que tout le poisson lui soit apporté et en faisait la répartition entre tous les blancs, en en omettant un seul, le substitut!
Puériles vexations! Mais Pierre s'en chagrinait, il se repliait sur lui-même. Il fut pris d'une fringale de lecture. Jeanne lui avait envoyé quelques romans, quelques livres d'histoire et il ne quittait plus sa table de travail que pour reprendre ces ouvrages qui peu avant lui paraissaient insipides. Pendant le repas, puis à la lueur d'une bougie, sur son lit où le sommeil le fuyait, il lisait et relisait tard dans la nuit.
Cependant tout le poste lui paraissait dans un état de nervosité que la chaleur accablante et les pluies incessantes n'expliquaient pas seules. Des querelles éclataient entre blancs pour des motifs futiles. Ce fut encore Mpua qui lui fournit l'explication.
- Il n'y a plus rien à boire! Personne n'a ni champagne, ni vin bouché, ni même vin ordinaire en dames-jeanne. Plus de liqueurs. C'est pour eux une privation intolérable.
- Pourquoi la factorerie n'en fait-elle pas venir?
- Vous le savez, nous sommes au terminus de la navigation. Les steamers du fleuve ne montent ici qu'aux hautes eaux. C'est eux qui amènent la plupart des marchandises. Cette année la saison sèche a été prolongée dans certaines parties du district, la montée des eaux ne s'est faite que lentement. Une cargaison de champagne attend à Kamalondo, mais elle ne pourra être amenée que par le premier steamer. Quelle fête sera son arrivée!
Pierre avait revu Hervieu. On avait improvisé pour les deux folles des mesures rudimentaires d'internement. Elles en arrivaient d'ailleurs à une phase de dépression, prélude de la somnolence qui les anéantirait. Puis Pierre eut un nouvel accès de malaria, il s'en croyait débarrassé, elle l'avait laissé tranquille pendant tout son voyage, mais elle l'attendait au logis. Enfin il alla lui-même conduire à la visite Josephu, qui ne cessait de se plaindre, maigrissait encore, mais refusait comme un homme de la brousse de se laisser examiner par crainte des piqûres. "Une opération s'impose, déclare Hervieu, mais je n'ai ni salle, ni table, ni assistant, uniquement ma petite trousse. Voulez-vous m'aider? Rien n'est plus sain d'ailleurs que d'opérer à l'air." L'idée que le substitut participerait au charcutage donne une confiance naïve à l'interprète. Sur la véranda du parquet, on improvisa une table avec de vieilles caisses. On chloroforma le patient, puis le docteur en tablier blanc se mit avec prestesse à sectionner, découper, coudre, Pierre mettant toute son attention à lui passer les instruments voulus et à diriger les gestes d'un apprenti infirmier qui aspergeait de créoline diluée. Tout fut vite terminé. Josephu était sauvé! Pierre admira le dévouement et l'habileté qu'avait montrés le médecin. Hervieu avait beau faire le sceptique, multiplier les propos caustiques, et, fils de paysans hesbignons, affirmer cyniquement qu'il n'avait d'autre idéal que de faire des économies sur le maigre traitement alloué par l'Etat et d'arracher de gros honoraires à ses clients privés, pour acheter dans son village natal des terres et des terres encore, cet homme avait un idéal, une grande passion, son métier. Il affectait de mépriser les noirs, animaux à peine supérieurs, mais il passait chaque jour, avec une inaltérable patience, des heures dans son dispensaire à soigner, à panser, la longue file des malades malpropres venus du poste et des villages environnants. Le développement de la maladie du sommeil l'atterrait. Sans cesse il repartait vers la Likatu, y restait huit, quinze jours. Dure et magnifique mission du médecin de brousse, qui doit tout improviser, s'attaquer sans moyens à des affections inconnues, sans confort et sans répit, découvrant à chaque déplacement des malades par centaines. Et quels malades! Incapables de décrire leurs maux, fuyant devant les remèdes, se demandant sans cesse si le médecin était un magicien bienfaisant ou un sorcier redoutable, et cessant le traitement à la première amélioration. Tâche ingrate et sublime.
Les procès-verbaux ne cessaient d'arriver au parquet, mais parfois Pierre y trouvait un certain réconfort. Il lui semblait que la proportion de crimes coutumiers, de guerres, d'horribles superstitions, était moindre. Notre action produit ses fruits. Oh, il y avait encore des cas caractéristiques: l'aventure de ce jeune esclave qu'on avait ligoté pour l'enterrer vif avec le cadavre de son maître et qui, profitant du sommeil de ses gardiens ivres, était parvenu à se délier, à s'enfuir dans la nuit, et, par un hasard providentiel, était tombé sur la caravane d'un père blanc. Celle de l'agent territorial Baudet qui, découvrant de la viande fumée dans un village déserté, avait obligé ses porteurs à la manger, pour apprendre ensuite que c'était de la chair humaine préparée pour un repas d'anthropophages. N'importe, du temps de Gillart les histoires de ce genre étaient plus nombreuses.
Par contre, les affaires de blancs augmentaient. Il y avait tant de mercantis circulant par les villages! Dès le retour de Pierre, on l'avait même averti: "un frère d'Evenson est arrivé, le gouvernement l'a autorisé à réoccuper son installation de Kyakya." Le petit Kilumabo, comme l'appelaient les noirs, vint un jour à Kyombo pour des formalités administratives. James Evenson était une réplique de son frère, mais en vieux, jaune, fripé, fatigué. Aux blancs comme aux noirs, il parlait toujours hargneusement. On le surveilla, . On constata qu'il était sans autorité et, malgré la morgue de ses capitas, ne faisait guère d'affaires. Les noirs décrivirent ses courts accès de rage. Il menaçait des deux poings, puis sa colère tournait court et il s'éloignait les épaules lasses. Depuis qu’ils se sentaient soutenus par la justice, les paysans ne le craignaient plus, et lui n'avait pas la force d'accomplir ses menaces.
Plus dangereux parut soudain un trafiquant surnommé Mafuta. On le signalait partout, les procès-verbaux se multipliaient à sa charge. C'était Vallée surtout, le chef de poste de Sengeneke, l'ennemi de Gillart, qui en envoyait à chaque courrier, kilométriques, burlesquement rédigés. "Mais il n'y a rien là-dedans, concluait chaque fois Pierre. Ce stiff parvient à engager beaucoup d'hommes, à acheter beaucoup de produits, mais on ne cite aucun fait justifiant les épithètes de tortionnaire et d'escroc que lui décerne Vallée. Attendons des précisions!"
Cependant le niveau du fleuve s'élevait peu à peu. Un matin, l'oreille fine des indigènes perçut un sifflement au lointain." Chitima, chitima!" s'écrièrent-ils. Le steamer! Ce fut comme si une frénésie s'emparait du poste. Blancs, noirs, tout le monde avait abandonné son travail. On s'étageait sur la falaise pour apercevoir plus tôt le vapeur. "Ce qu'on va s'en donner!" exultaient les européens. "Monsieur le substitut, j'ai fait la répartition du champagne, je vous en ai réservé une caisse, fit Dulont. Un bon conseil: faites attention qu'elle ne soit pas dévoyée!"
Enfin, au loin, sur la coulée moirée des eaux, s'éleva une mince fumée. "Le voilà, le voilà!" Tout le monde dévala vers la rive. Les noirs sautant, dansant, pour le seul plaisir de revoir la machine mystérieuse, la grande pirogue qui avançait seule. Les blancs échangeant de grasses plaisanteries sur leurs prochaines beuveries, racontant des histoires d'anciennes guindailles, de cabarets à femmes, de dancings. "Vous connaissez l'usage? demanda Mpua à Minguels. On va d'une maison à l'autre, on boit à mesure qu'on décharge. Tant qu'il restera dans le poste une bouteille à vider, on ne travaillera plus. On ira certainement chez vous."
Le petit bateau n'arriva à la rive qu'une demi-heure plus tard. Immédiatement, Dulont et des noirs y sautèrent; on commença à décharger les caisses de champagne et les caisses de vin, à mesure on désignait l'européen auxquelles elles étaient destinées et celui-ci les accompagnait comme un bien précieux. Déjà les boys étaient là, burin, marteau à la main, on faisait sauter les clous, on coupait les fers feuillards, on cassait les planches dans la hâte de les soulever, les bouteilles à la tête dorée sortaient des pailles. Fébrilement, le blanc faisait sauter le bouchon, puis humait à grands traits les gobelets de la belle liqueur mousseuse.
Pierre aussi escorta soigneusement sa caisse; "Cordial pour les jours de malaria, se dit-il, je voudrais la mettre en réserve. Mais je le comprends, c'est impossible. Faisons la part du feu de leurs gosiers." Prenant douze des vingt-quatre demi-bouteilles, il les dissimula soigneusement au fond d'une malle qu'il cacha dans la cuisine. Puis il disposa des verres vides comme s'ils étaient les traces d'une récente beuverie.
L'après-midi se passa avec calme, pourtant. De loin il apercevait parfois des groupes se rendant d'une maison à l'autre. "Allons, ils me laisseront peut-être en repos." Mais vers cinq heures une petite troupe traversa l'esplanade, se dirigeant lentement vers le parquet. C'était les habitués du mess. Van Mollekot marchait en tête, digne et grave, la moustache en bataille, accompagné du capitaine du steamer. Les autres plaisantaient, riaient, la face rouge, avec de grands gestes. Van Ryk et Dulont se tenaient par le bras pour s'étayer mutuellement. "Mon cher substitut, nous ne pouvons laisser passer ce jour sans vous marquer notre sympathie..." commença le chef de zone. "Je vous attendais, mais vous venez bien tard, il ne me reste que quelques fioles." fit Minguels en disposant six bouteilles sur la table, avec ce qu'il avait pu trouver chez lui de verres et de gobelets. On trinqua et retrinqua. Van Mollekot et Ternon buvaient calmement, en dégustant, comme des officiants. Les autres multipliaient les éclats de leur gaieté bruyante. Hervieu chantait une interminable rengaine de guindaille d'étudiants, dont Alven reprenait inlassablement le refrain. Les bouteilles rapidement vidées, ils lui serrèrent la main et partirent. Pierre les entendit se concerter: "Où va-t-on maintenant?
- Nous sommes allés partout.
- Allons, il faudra bien commencer le vin rouge.
A dix heures du soir, Pierre s'apprêtait à se mettre au lit quand des voix avinées, des chants, s'approchèrent. C'était les petits agents, auxquels Van Ryk s'était joint. Avec le chef de poste, il gravit le perron en criant: "Minguels, nous avons parié qu'il restait à boire chez vous! "Comme en terrain conquis, le chef de poste se dirigea vers le buffet, tandis que Van Ryk proférait. "Pas là, voyons, il les aura cachées dans sa chambre à coucher!" et y entre. Minguels cependant tendait la main aux suivants qui, quoique titubant, se montraient plus réservés. "J'ai encore quelques munitions, mais c'est bien la fin des fins!" Une acclamation salua l'apparition des six dernières bouteilles qu'il avait décidé de sacrifier. On remplit les gobelets en en répandant la moitié par terre, on criait, on discutait, on échangeait des plaisanteries de corps de garde, sans lui prêter aucune attention. Van Ryk répétait. "Il n'y avait pas de femme dans son lit, ça m'épate, j'avais toujours cru qu'il faisait le cafard et couchait avec la femelle du boy!" Quand tout fut bu, ils s'en allèrent en braillant. Un seul remercia!
II
Tel fut pour Minguels le début de ces derniers mois de l'année qui, au pays, jalonnent si joyeusement les fêtes familiales. Il y a d'abord la Toussaient et le Jours des Morts, la montée vers les cimetières fleuris, illuminés pieusement de mille bougies. Cette année-là, Jeanne accompagna monsieur et madame Minguels: "Je suis des vôtres maintenant, les grands-parents qui reposent sous cette pierre, ils sont désormais aussi ma famille." Quel vide c'était, pour le petit groupe, que Pierre fut absent! C'est bien un des sacrifices les plus lourds qu'imposent les colonies, que de nous tenir à l'écart des joies et des peines de ceux qui nous sont chers.
Puis ce fut le six décembre. Madame Minguels avait demandée à Jeanne: "Tu viendras voir si Saint Nicolas ne t'a rien apporté!" Une table était couverte de pain d'épices, de friandises, avec une petite boite dont l'ouate révéla une broche.
- Oh mère, que vous me gâtez!
- Qui gâterais-je, ma fille, puisque le méchant est parti là-bas?
Comme un rite, une fois de plus, la mère éloigne Jeanne, la regarde.
- Que tu deviens belle. Tu es sortie de ta chrysalide, tu as grandi, tu es plus forte, je comprends qu'il soit amoureux de toi!
- Est-ce vrai, mère? J'espère tant qu'il sera heureux de me revoir ainsi, qu'il ne me trouvera pas trop gauche quand il me comparera à ses bonnes amies d'autrefois. J'ai appris la cuisine, je lui ferai des petits plats fins. J'ai suivi des cours de danse, mes parents m'ont conduite plusieurs fois au bal. Le croiriez-vous? J'y prenais plaisir. J'avais une jolie robe, on m'invitait. Je devais être radieuse, car je pensais. "Je suis capable de plaire, je lui plairai." Et je riais, me rappelant qu'il aime tant rire."
A la Noël, évoquons un petit groupe de Belges qui vogue sur l'Atlantique; en seconde classe d'un bateau Allemand, Gabrielle et deux couples de colons. François Préalle s'était enfin vu attribuer une maison en briques, une habitation digne de son aimée, et il avait économisé assez pour payer le voyage. Mais il fallait se montrer prudents, aussi avait-il choisi la voie la moins coûteuse.
Les colons étaient d'abord Germain et Claironette. On les appelait monsieur et madame Drossard, mais ils avaient la rage de raconter leur histoire, et on apprenait vite qu'ils n'étaient passés devant maire ni curé. Claironette avait été équilibriste de music-hall, elle exhibait des photos où on la voyait, blonde appétissante au maillot pailleté, juchée sur une barre fixe. Germain était fils d'un avocat de petite ville. N'étant jamais parvenu à achever ses études universitaires, il s'était établi agent d'affaires et avait fait métier de grosses roueries sans parvenir à plus que vivoter. Un jour, à trente-huit ans, il avait dans un bouis-bouis rencontré Claironette, veuve, grosse femme trop épanouie, en chasse d'engagements que son manque de souplesse et son embonpoint rendaient de plus en plus rares. Il l'avait ramenée chez lui. Elle lui en marquait, plutôt que de l'amour, une reconnaissance, une dévotion éperdue. Elle l'appelait monsieur, elle n'osait le tutoyer, même à bord elle se substituait au steward pour l'entourer de soins domestiques. Lui la nommait alternativement "cette femme" et "ma gouvernante". Il ne cessait de parler politique, réformes administratives, et ce qu'il appelait philosophie. Quand Quirinaux essayait de lui rappeler qu'il partait pour fonder une ferme et non un état, Germain se mettait à développer des plans de cultures nouvelles, il mentionnait des expériences réalisées en Amérique Centrale ou dans des îles inconnues, et soulignait la routine des Belges qui n'en avaient pas encore fait autant. Claironnette l'écoutait émerveillée.
Les Quirinaux, Alcide et Joséphine, étaient de braves gens du Brabant wallon, lui osseux, le dos courbé, les mains calleuses, elle bonne grosse à la gorge croulante. Journaliers agricoles, ils s'étaient tout-à-coup pris, lui de convoitise pour la terre, du désir de labourer ses propres champs, elle d'ambition pour leurs enfants, un fils de treize ans et une fille de douze. Alcide et la grosse Fifine avaient d'interminables dialogues dont les phrases commençaient alternativement par: "Quand nous aurons notre ferme... Quand Clément fera ses études... Quand Phrasie sera mariée..."
Que les heures étaient longues à Gabrielle entre ces deux couples! Est-ce cela les coloniaux? Et autour d'eux, ces Allemands à la courtoisie trop appuyée, aux gros rires, tourbillonnant autour de sa beauté comme de grosses mouches malpropres. Et ce courtier de Hambourg s'acharnant à sa poursuite, exhibant des bagues, des diamants, avec une lueur dans ses yeux porcins...
La nuit de la Noël vit une cérémonie magnifique. Les passagers des deux classes étaient réunis, le dîner était d'une somptuosité dont la petite bourgeoise n'avait jamais rêvé. Le capitaine payait le champagne, du champagne rhénan dont chacun vantait l'excellence. Puis le bal commença. A la table des Belges, Germain s'amusait à faire évoquer par Claironette des souvenirs de coulisses, des histoires de bars louches. Piqué au jeu, Alcide racontait des anecdotes de son temps de caserne, aux éclats de rire de Fifine. "Ah, c'était un gaillard avant notre mariage!" Et voici le courtier qui l'invite à danser, d'une haleine avinée, se pressant contre elle, il dit des phrases qu'il croit troublantes, il parle de ses bijoux...
Bonsoir, excusez-moi,... j'ai la migraine...
Sur sa couchette, elle pleure longuement. François, François, nous aurions été si bien dans notre humble chez nous. Pourquoi m'as-tu quittée, pourquoi m'as-tu jetée sur ces routes? Est-elle à l'image de ceci, la vie que tu m'offres, François, ô mon François?
Quand, quelques années plus tard, on demandait aux habitants d'Elisabethville comment ils avaient passé la veillée de Noël 1911, bien peu en avaient un souvenir précis. Dans quelques bars on avait guindaillé, on avait passé la soirée chez des amis, mais c'était chose courante.
Le lendemain, on avait recommandé aux boys de soigner le menu. Rien de marquant. Mais le réveillon de la Nouvelle Année, celui-là illuminait encore les visages au souvenir de sa gaieté bruyante. On a fondé une fanfare, le Cercle Philharmonique, qui mélange fonctionnaires et colons, juifs et chrétiens, les Belges avec des Italiens, des mercantis comme Mosenthal, des Anglais comme l'aventureux Ronald Herbert. Ils ont fait construire un grand local en pisé et la moitié de la ville est venue écouter le concert, boire, danser. Le local, les guirlandes en papier qui le décorent, les gros quinquets, le mobilier sommaire, évoquent un bal de campagne dans une grange, mais les serveurs sont nègres, le whisky et le champagne coulent à flots. Toutes les dames de la ville sont là, en toilettes de soirée, leur dizaine de tables sont fort entourées, comme des îlots dans cette foule masculine. Quel succès ont même les moins jeunes, les moins avenantes: il ne leur est pas possible de laisser passer une valse ou une polka, de ne pas essayer les premiers fox-trot ou one-step.
On fête aussi dans tous les bars. Foule dans ceux tenus par des femmes, chez Moustique, la Française, chez Malvina, Italienne aux yeux bêtes, chez Miss Engelsdal, sculpturale Autrichienne aux longues jambes. On boit dans vingt autres cabarets aux noms ronflants, mais qui ne sont que des cases de tôles ou de bambous, au Carlton de l'Irlandais O'Connor, au Savoy d'Evans, mince Londonien aux yeux rouges, chez Mina, à l'International, au Savoy, à l'Union Hôtel tenu par Monsieur Beau, au Tattersal, au Cécil, au "Paragraph II" de l'Allemand Karl Rudolph, à l'hôtel de Venise de Caviggia et Israel, à l'estaminet des Bons Amis, bien d'autres encore. Les officiers tiennent leur mess au Jardin du Katanga, "restaurant aristocratique", du Grec Bombas.
Les hauts fonctionnaires et les principaux hommes d'affaires se réunissent au Cercle Albert-Elisabeth, club que, à l'initiative de Meunier, ils ont fondé à la mode de l'Afrique du Sud. Un architecte Norvégien en a établi les plans. Beaucoup y dînent, la population est désormais divisée en deux classes, les membres du Cercle et les autres. François Préalle a voulu s'y inscrire, mais Agapit André lui a fait entendre qu'il visait un peu haut...
Décidément, entre hommes, c'est lugubre, on fait un effort pour ressasser les mêmes plaisanteries, les mêmes histoires. Quelques-uns se mettent à jouer aux cartes, les autres refluent à la Philharmonie. La joie bat son plein, on lance des serpentins, des groupes chantent des scies de toutes les langues. Tout-à-coup, du fond de la vallée monte un sifflement: la sirène des naissantes usines annonce éperdument minuit! Une fusillade éclate: dans tous les caboulots, les stiffs déchargent leurs revolvers, leurs rifles. "Bonne année! Happy new year!" On se serre les mains, on formule des souhaits, les dames n'ont pas assez de joues pour tous ceux qui, "ce n'est la nouvelle année qu'une fois par an", veulent les embrasser à la bonne franquette. Tandis que déjà les boys vont déposer des fleurs devant la porte de leurs maîtres, façon bien claire de leur signifier qu’ils en espèrent des étrennes.
III
Pierre Minguels est allé passer la Nativité à la mission. Il lui faut du repos, une atmosphère plus salubre. Mais les pères ont imaginé de renforcer leur influence en signalant aux noirs des environs l'arrivée du substitut, ils ont apprêté une pièce pour qu'elle lui serve de bureau, et à peine rendu il doit entendre des plaignants, écouter des palabres. A table, les conversations ne varient guère, toujours l'évangélisation rien que l'évangélisation. "Les noirs, ces grands enfants..." profère le père supérieur. Comment peut-il répéter ce lieu commun des colons et des territoriaux? Des enfants, ces hommes que tous mes dossiers révèlent pétris de passions, de vices, d'affections des sombres raisonnements de la politique, des combinaisons les plus compliquées de l'ambition ou de la cupidité?
Enfin, voici la nuit sainte. Elle est chaude, lumineuse, et quand on entre à la messe de minuit, les palmiers en ogive semblent prolonger l'église et, à travers leurs branches, la relier au ciel. Hommes, femmes, enfants, tous les chrétiens noirs sont là, assis sur le sol. Dans le fond, parmi les catéchumènes, voici Katako et Kilia: dès le retour à Kyombo, le boy a conduit la femme à la mission, elle y fait rapidement son instruction religieuse. "Une brave petite fille, dit le père, tant de désir d'être chrétienne pour faire plaisir à son mari!" Tout un peuple simple qui se sent chez lui à l'église: n'est-on pas chez soi dans la maison de son père? Avec quel entrain il entonne les cantiques que les religieux ont composés pour eux. Allons, se dit Pierre, ici au moins les anges peuvent venir et se réjouir, il y a des hommes de bonne volonté. Les pères, trop près de l'action, n'aperçoivent que leurs échecs mais quel avenir, que sera dans dix ans cette chrétienté, avec ces populations grouillantes et dont on sent vibrer le cœur...
En l'absence de Pierre, un courrier était arrivé, car dans une administration les paperasses affluent inexorablement, comme s'écoule sans répit l'eau d'un fleuve. De nouveau des procès-verbaux de Vallée: il avait découvert l'identité de Mafuta, un juif Russe nommé Rashkin. Et il s'impatientait, il protestait avec insolence contre ce qu'il appelait la passivité des hautes sphères. Je comprends que ces piqûres de moustique aient fait enrager Gillart. Rashkin en a fait dix fois plus qu'il ne faut pour qu'on doive l'arrêter, écrit Vallée. Des preuves de ses sévices à l'égard des indigènes? C'est bien simple, j'ai rencontré une caravane de trente-cinq recrues, portant chacune une trentaine de kilogrammes de caoutchouc. Croyez-vous qu'on puisse obtenir cela sans violer le code pénal? Moi-même, le chef de poste, depuis un an je ne suis plus parvenu à avoir un kilo de caoutchouc, et je trouve difficilement des porteurs pour mes propres déplacements... Beau raisonnement, vraiment. Mais, Vallée, il faudra bien que je vous écrive une fois de plus que cela ne suffit pas à la justice, qu'elle ne poursuit que pour des faits précis et établis...
Pierre reposait sur sa barza, quand il entendit deux noirs parler en kiluba: un homme du poste interpellait Lusona.
- Le blanc m'a envoyé porter ce papier à Bwana Ntchèko. Où est-il?
- Le voici, il dort.
- Mais c'est le juge Tala-Tala, à lunettes.
- Oui, vous l'appelez ainsi, mais à Lubumbashi on l'appelait Ntcheko.
- Ntcheko, celui qui rit? Pourquoi? Le juge ne rit jamais. Enfin, voici le papier.
C'était un mot de Van Mollekot. "Demain, au mess, on fêtera le réveillon. Faites-nous le plaisir de venir avec nous attendre l'an nouveau."... Je ne ris jamais! C'est vrai, au fond, ce qu'a dit le noir, qu'est-ce que je deviens, comment me suis-je laissé aller ainsi? Non, je suis jeune, je veux chanter, je veux rire. Merci, les popotards, de votre invitation, je viens de recevoir le coup de fouet qui fera de moi un convive digne de votre bande!
Il fut ponctuel: sept heures, portait l'invitation. Mais déjà un groupe important prenait l'apéritif. Aux habitués s'était joint un ingénieur Hongrois, envoyé par la société de prospection pour compléter les découvertes de Barthélémy. Il racontait avec force détails qu'il avait en vain cherché méthodiquement la suite du filon pendant des semaines, puis qu'un jour, s'étant à la chasse égaré à la poursuite d'une antilope blessée, il avait enfin retrouvé le minerais. "Je ne croirai plus à la géologie. Pur hasard! s'exclamait le commandant. Les whiskies se succédaient dans une conversation confuse. Pierre demanda à Hervieu des nouvelles de la maladie du sommeil. Avec son affectation de cynisme, le docteur se mit à raconter ses autopsies des cadavres qu'il avait trouvés dans les huttes ou sur les routes, parfois déjà très avancés. "Ces indigènes sont si bêtes! Ils ne comprennent rien à la science, à ses nécessités. Cela les impressionne qu'on découpe leurs macchabées; mourants eux-mêmes, ils me volaient encore les dépouilles de leurs parents!
- Les blancs ne réagissent pas autrement. La crainte de l'autopsie leur fait fuir l’hôpital. Si vous ne les guérissez pas...
- On les soigne à l'atoxyl. Pris assez tôt, on a des chances de les sauver. Mais il est toujours trop tard.
- Au fond, vous devriez rechercher les malades qui s'ignorent plutôt que soigner les malades déclarés.
- Voilà ! On peut sauver les premiers, pour les autres rien à faire. Mais tant qu'il ne se sent pas atteint, le nègre ne veut pas se laisser examiner, et il regimbe sottement aux piqûres.
- Comme le blanc, docteur, comme le blanc!
Ces récits avaient mis en verve l'ancien carabin. Toutes ses histoires d’hôpital, de salles de dissection, lui revenaient. "Assez, assez!" criait le Hongrois avec des gestes de dégoût. Mais Hevieu était remonté, et Van Ryk avait tout un répertoire d'anecdotes de la même farine. Quand on passa à table, ils continuèrent à plaisanter de morgues et de cadavres. Chaque fois que les boys entraient pour servir les plats qui se succédaient succulents, arrosés de vins ordinaires mais abondants, on entendait les éclats d'une grosse gaieté; dans la cour, les noirs fêtaient aussi. Dès qu'il pouvait profiter d'un silence, Van Mollekot essayait de baisser le ton de la conversation en glissant une histoire simplement égrillarde, mais bientôt Hervieu ou Van Ryk reprenait, ou Dulont qui essayait de les dépasser. "Vous feriez rougir des chevaux de bois peints en jaune!" s'écria Ternon. Lui se montrait mélancolique, il essayait de se représenter comment sa femme et ses enfants passaient leur veillée de la Saint Sylvestre. "Je sens qu'ils pensent à moi," répétait-il. Dix heures venaient de sonner quand un boy vint lui parler à l'oreille. Le barbu se leva, sortit. Tout-à-coup, il rentra, la figure convulsée, tendant les poings, il apostropha avec violence le placide Van Mollekot, "C'est honteux! Une fois de plus vous favorisez votre Fwatuma, Tshimi n'a presque rein reçu!" La moitié des convives se leva, on se mit à s'invectiver. Van Mollekot restait digne et répétait: "Mais monsieur, mais monsieur, je ne suis pas dans la cour!" Deux têtes de mégères noires apparurent dans l'encadrement de la porte, vociférant. Dulont était sorti, il revint. "Germaine dit que tout a été régulier.
- Parlez-en de votre Germaine, elle vous trompe avec tout le monde. Les cuisiniers l'auront bien servie, elle les paie en nature!" Comme sortant d'une boite, Germaine l'interpella. "Vous ne disiez pas cela quand je suis allée chez vous!"
Il fallut un instant à Minguels pour comprendre cette scène débridée: pendant que les blancs banquetaient dans la salle, leurs ménagères s'étaient réunies dans la cour, elles festoyaient à leur manière, et la compagne de Ternon était mécontente de sa part de la viande et la soupe! Les habitués du mess se révélaient divisés en deux camps, les injures volaient d'un groupe à l'autre. Seul Van Mollekot conservait sa dignité, éberlué, gêné, mais finissant pourtant par l'éloge de sa Fwatuma. Enfin la moitié des convives se leva et partit à la suite de Ternon.
"Restez, messieurs, banal incident, tout s'arrangera!" s'empressa le chef de zone. On se rassit, mais l'entrain n'y était plus. "Chantez, Hervieu!" Le médecin entonna sa scie une fois de plus le scandinave reprenait interminablement le refrain. Le chef de zone ressassait son répertoire de gaillardises: "Connaissez-vous celle-là? On alternait du gros vin et des liqueurs. "A votre tour, substitut, vous devez connaître quelque chanson!" Il se leva et se mit à dire une ronde liégeoise. On entendit une voix gouailleuse: "Vous croyez-vous dans un pensionnat?" C'était Van Ryk qui revenait. "Je les avais suivis pour les apaiser, mais rien à faire; Allons Minguels, vous avez été étudiant, que diable!" Ils se mirent à brailler. "qu'on verse à boire, à ce cochon-là!" tandis qu’imperturbable, en vidant à tous coups son verre, Van Mollekot répétait au Hongrois qui sommeillait. "Connaissez-vous celle-là?" Soudain, la sonnerie d'un réveille-matin se déclencha: "Minuit, messieurs, buvons à l'an nouveau!" On remplit les coupes. Les ménagères apparurent à nouveau, on leur passa des verres. "Si je n'étais pas là, pensa Pierre, on les ferait entrer. Quelle soirée, quel exemple à ces noirs. Et dire que ces gens se proclament, se croient des civilisateurs..." Il revit soudain l'autre fête, la semaine précédente, l'église illuminée, une grosse mère chantant des cantiques pendant que son bébé tétait goulûment son sein, le prêtre donnant majestueusement la bénédiction à la foule prosternée, puis, dans la nuit chaude, les noirs s'empressant autour d'eux avec confiance en criant. "Père, père..." Les pères! Oui, ceux-là ont beau avoir leurs mesquineries, être hommes, ils se dévouent, ils donnent leur vie pour une cause sublime, ils haussent ce peuple vers un grand idéal. Mais à mesure, ceux-ci avec leurs ménagères, leurs mœurs dissolues, défont leur œuvre et pervertissent cette société naïve. Les uns comme les autres, ils méprisent les coutumes noires, les superstitions, leurs formes attardées. Tous, ils prétendent arracher les femmes à l'esclavage et à la polygamie, mais les pères, c'est pour en faire des mères de famille, les autres pour les transformer en prostituées...
Il rentra chez lui. De plusieurs maisons du poste des chants avinés sortaient encore. Il se jeta sur son lit. Seul, seul toujours. Je les critique, mais eux-mêmes sans doute n'en sont venus là qu'après l'épreuve. Ils n'ont pu supporter cette solitude. Moi-même, que deviendrais-je si je devais continuer? Nous ne sommes pas des saints, et Dieu n'est pas ici pour nous soutenir. Aucun idéal. Si, mon métier, mais continuerait-il longtemps à me préserver? Des hommes sans foyer, cela ne crée pas une civilisation. "De profundis..." Du fond de l'abîme, Seigneur, mon âme crie vers vous...
CHAPITRE XI DE PROFUNDIS
De profundis... Le psaume surgit sur ses lèvres en cette nuit d'âcre dégoût, Pierre se le répétait maintenant chaque jour. Oui, je me sens dans un abîme. Plus que quelques mois, mais mon âme est lasse, ma chair exténuée. Aurai-je le courage de les vivre? Du matin au soir, interroger, écrire, le dimanche travailler comme les autres jours et, à la fin de la semaine, revoir les piles de dossiers toujours aussi hautes, recevoir du parquet général des rappels, des lettres pressantes signalant des retards d'instructions comme si je paressais... Il eut un nouvel accès de malaria: chose banale, il n'appela même pas Hervieu. Puis les crampes des mains le reprirent. Il fallait éviter les excès: désormais il ne travaillerait plus le dimanche. Je le sanctifierai: vais-je continuer à vivre en païen?
Le dimanche, il décida de rester au lit, de prendre du repos en faisant la grasse matinée. Mais l'habitude était la plus forte. Réveillé dès six heures, il se tourna et retourna sur son matelas sans retrouver le sommeil. Il se leva bientôt. Je dois prier. Il prit son livre de messe, voulut lire l'office, se joindre à ceux qui, au pays, dans les églises, étaient maintenant pieusement agenouillés, à Jeanne qui sans doute implorait pour lui. Mais en vain, cela lui paraissait un exercice de commande, son cœur était vide. Si j'essayais l'Imitation... La Maître, le disciple... De profundis... Il se mit à relire les psaumes. Et tout-à-coup il sentit une mystique correspondance s'établir entre son âme et l'israélite antique qui avait le premier proféré ces plaintes. "Mes os sont ébranlés, mes forces abattues... Chaque nuit la sueur baigne mon lit et je sens dans mon cœur une ardeur qui me dévore" Quel accès de malaria, d'esseulement, de lassitude, traversait-il ce psalmiste dans son désert, pour avoir ainsi décrit ce que j'éprouve, écrasé entre ces murailles d'arbres, parmi ces cœurs secs, dans cette sauvagerie infernale? Si vous ne venez à moi, Seigneur, qui donc Vous louera sur cette terre qui vous ignore?
Je suis ridicule, il faut me ressaisir. Allons chez Van Mollekot lui dire que j'en ai assez de Vallée... Depuis la nouvelle année, le commandant avait toujours l'air un peu gêné, mais sa réponse fut immédiate. "Vallée! Si vous saviez combien j'en sui excédé moi-même! Je ne l'ai jamais avoué à Monsieur Gillart, mais il me traite comme vous, la même insolence, le même creux dans ses interminables élucubrations. Mais en haut lieu on le considère comme un bon agent parce qu'il travaille beaucoup. Qu'est-ce qu'un travail sans rendement? Je n'y puis rien. Un whisky?"
L'après-midi, Pierre relit les lettres de Jeanne, lui écrit... mais sa lettre à lui n'est qu'un mensonge, pourrait-il avouer tout ce qu'il ressent? Il faut feindre la joie. Puis il part dans la forêt, à pied, loin, bien loin, sur ce sentier toujours identique. Il s'assied sur une souche que pourrit l'humidité, il rêvasse... Du fond de cet abîme...
Le lendemain, un homme de Kyakya arrivait en courant: "Kilumabo est tombé malade. Le chef m'envoie vous le dire: il ne veut pas avoir d'ennuis si le blanc mourait chez nous." Hervieu partit sur le champ en vélo avec sa petite mallette. "Hématurie grave dans un corps usé" annonça-t-il à son retour.
Jusqu'alors, l'Anglais hargneux, le trafiquant aux desseins louches, espion peut-être, avait, pour tout le poste, été l'ennemi, celui qu'on aurait voulu pouvoir traquer, refouler. Et soudain, ce n'était plus qu'un homme, un européen, une espèce de frères d'armes. Tous les jours suivants, on ne s'abordait qu'en demandant :
- Avez-vous des nouvelles d'Evenson? S'en tirera-t-il?
- On ne sait, Hervieu n'est pas encore rentré de sa visite d'aujourd'hui.
Car, chaque matin, le docteur expédiait en hâte l'examen de ses malades, laissait à son infirmier noir le service du dispensaire et partait. Sous la pluie qui tombait sans répit, il pédalait les quarante kilomètres de sentiers détrempés. Dans la grande maison de pisé, dans la chambre aux murs bruns nus que garnissaient seules quelques malles, il restait longuement au chevet de ce malade rogue, qui n'avait jamais un sourire, un remerciement. Une vieille ménagère, deux capitas, semblaient bien plutôt monter la garde au pied du lit que soigner leur maître. Pendant des heures, Hervieu épongeait le patient, lui administrait des comprimés, faisait des piqûres, puis il reprenait sa route. A son retour au poste, en le traversant pour regagner sa maison, dix fois il était abordé :
- Quelles nouvelles? Comment va Evenson?
- Urines toujours rouges, toujours épaisses. L'hématurie évolue pourtant favorablement. Mais il est bien débilité. Un corps vidé. trop d'années d'Afrique sans rentrer.
Enfin un soir, Hervieu répondit: "Les urines sont claires, l'hématurie est vaincue" Ce fut un soulagement, presque de l'allégresse, comme si un ami était rendu. "Du calme, disait le docteur, il n'est pas sauvé. Il reste terriblement faible."
Le lendemain, à l'aube, un noir parut. Evenson était mort pendant la nuit. "Classique, fit Hervieu, on guérit de l'hématurie, mais elle vous a enlevé la force de vivre." Pierre sauta sur son vélo: le parquet avait la garde des successions, il devait aller faire l'inventaire et préparer le renvoi des biens à la famille. La pluie ne cessait pas. Quand il arriva au village, les noirs lui apprirent que les capitas, la ménagère, les boys s'étaient enfuis, emportant les malles, tout ce qu'ils avaient pu: "Nous allons les remettre au grand Kilumabo, il ne faut pas que le blanc de Bula-Matari prenne tout cela." Dans la chambre sombre, vide, James Evenson gisait sur son lit aux montants de rondins, en pyjama, à demi protégé par une couverture grise de traite. Il gisait, sa face osseuse d'un jaune de cire, la barbe longue, les cheveux gris en désordre, et, au bout de ses bras allongé, ses mains sèches aux longs ongles crispées, comme s'il avait essayé de se retenir de s'accrocher à quelque chose, et n'avait rien trouvé. Grands ouverts, ses yeux aux épais sourcils avaient gardé leur expression farouche. Seul, tu meurs solitaire sur cette terre étrangère, toi qui n'eus jamais de foyer. Cette fosse que le chef de poste fait creuser en dehors du village, ces quatre planches noueuses qu'il a apportées, et c'est tout. Pas un ami ne viendra sur ta tombe. Quand nous mourons au vieux pays, nous savons que nous prenons notre place dans la suite des nôtres qui ont fécondé notre terre, que nous rejoignons ceux d'hier et que demain d'autres s'allongeront près de nous. Que, morts, nous continuons à former une famille, un peuple, les chaînons de générations. Et ils le savaient, mes pauvres porteurs qui se couchaient résignés le long du chemin, ces champs, et cette forêt, et, "O Kilima!", cette dure montagne, c'était leur terre, ils y retrouveraient leurs aïeux, ils y seraient rejoints par leurs descendants. Mais à toi, pour qui ce pays n'avait pas de foyers, à moi, si je mourais ici demain, la tombe sera la solitude, l'exil sans fin... De profundis... Seigneur, ayez pitié de cette âme farouche, ramenez-la dans la maison du Père. Dans cette désolation, en vous seul est notre merci. Ayez aussi pitié de moi. Qu'un jour les enfants de votre serviteur habitent cette terre, que les feux de leurs foyers montent vers Vous avec allégresse, et que, en Vous implorant pour moi, ils me justifient!
Ce dimanche matin, Van Mollekot, l'air grave, s'approchait de l'habitation du substitut, un paquet d'enveloppes à la main. Il s'arrêta, médusé, sur les marches du perron: il entendait des éclats de rire, il apercevait le magistrat arpentant sa salle-à-manger en faisant de grands gestes. Il l'entendait crier: "Ne vous dérangez pas... C'est moi, l'oncle Vézinet. La noce est-elle arrivée?
- Pas encore, aimable perruque. Nous allons donc pincé un rigodon, joli jeune homme! Si ça ne fait pas pitié. Allez donc vous coucher.
- Merci, mon ami, merci." Et Pierre faisait tout à la fois le geste de s'offrir une chaise et de s'asseoir. Dans ce mouvement, il aperçut le chef de zone et se mit à nouveau à rire.
- Commandant, vous devez vous demander si je suis fou. N'ayez peur, je m'empêche au contraire de le devenir. Depuis la mort d'Evenson, je me sentais morose, chagrin, las, j'allais tourner à la neurasthénie. Et savez-vous ce qui m'a sauvé? Tout simplement deux volumes de Labiche, deux petits tomes blancs de la collection Nelson que ma fiancée m'a envoyés. Ces comédies, le Chapeau de Paille d'Italie et la Cagnotte, sont roulantes. Je me les joue à moi-même. Fadinard, le pépiniériste avec son myrte, le gros Monsieur Perrichon, je fais successivement tous les rôles, je m'imagine les décors et les grimages, J'invente les airs, et je me sens jeune de nouveau, Monsieur Van Mollekot, gai comme je ne l'ai été depuis longtemps... Mais je vous raconte des balivernes, alors que vous venez sans doute me parler de choses sérieuses. Vous êtes en blanc comme pour une communication officielle.
- Non, je... Je passais... J'ai voulu... oui, je vous apportais votre courrier pour que vous l'ayez plus vite.
- Bien aimable à vous, vous savez combien j'ai hâte d'avoir des nouvelles de ma fiancée et de mes parents. Mais des nouvelles vieilles de deux mois peuvent encore attendre une heure. Un whisky?
- Non... no... il est un peu tôt.
- Vous plaisantez. Katako, des verres! Asseyez-vous. Au fait, vous venez peut-être à propos des contraintes pour l'impôt?
Vous devez trouver parfois que je tarde, mais avec cette tâche nouvelle, je succombe sous la besogne matérielle.
- Je sais, le gouvernement a eu raison de vouloir introduire la monnaie chez les noirs. Au lieu de les payer en étoffes, en perles, un troc où les marchands essaient de les flouer, on leur remet des francs, des centimes. Mais c'est un système nouveau, et dès lors il les rebute.
- Comment voulez-vous qu'ils s'y retrouvent dans le change, devant s'habituer à la fois à sept ou huit pièces différentes, argent, nickel, cuivre.
- Evidemment. En même temps, à l'ancien impôt en travail ou en produits, on substitue l'impôt en argent.
- Réforme humanitaire, progrès évident, mais qu'on ne fait rien pour leur expliquer. Ils ne comprennent pas.
- Alors ils regimbent.
- Pas même, commandant, ils s'abstiennent ou s'enfuient. Il faut faire beaucoup au noir pour qu'il se révolte ouvertement.
- Enfin, Monsieur Cammaerts, le chef de poste, vient de faire une tournée de deux mois pour collecter l'impôt.
- Et comme on le connaît, il aura déployé tous ses efforts pour serrer la vis.
- Sans doute. Mais il s'est heurté à des gens qui répondaient en chœur: "nous n'avons pas d'argent!" il a eu en tout et pour tout un seul noir qui s'est présenté pour payer la moitié des six francs demandés.
- Encore affirme-t-on qu'ensuite cet homme a demandé en récompense d'être nommé grand chef.
- Vous savez tout, Monsieur le Substitut!
- Mais, comme vous avez chaud, commandant. Je ne vous ai jamais vu transpirer ainsi, vous, si résistant à la chaleur. N'êtes-vous pas bien?
- Si, mais je... je...
- Vous êtes un peu embarrassé parce que depuis cette tournée ratée, vous avez décidé d'arrêter les récalcitrants, vous m'en envoyez par douzaines. Vous avez d'ailleurs bien raison, il faut exécuter les instructions du gouvernement. Mais moi, qui dois vérifier la régularité des arrestations et établir des tas de paperasses, je ne parviens pas à suivre, je dois parfois en refuser.
- Croyez que je le comprends.
- On n'aurait dû exiger de moi qu'un bref interrogatoire et une signature, je n'ai pas de secrétaire.
- Oui, oui... Eh bien, je donnerai des ordres, mes agents prépareront les pièces, vous n'aurez qu'à signer. Maintenant, je...
- Allons, la vie est belle, je vous remercie. On fera l'éducation du contribuable. Encore un whisky...
- Non, merci, je... Je n'ai pas terminé de lire mon courrier. Mais croyez à toute ma sympathie. Toute ma sympathie...
Il me serre la main avec effusion, il est tout rouge, il s'encourt précipitamment. Que diable a-t-il aujourd'hui? Allons, à tantôt Labiche, c'est maintenant le tour de Jeanne.
Pierre ouvrit la petite enveloppe bleue, bourrée de pages fines. Et, dès les premières lignes, tout se mit à tourner autour de lui. Jeanne avait essayé de le préparer, d'apprendre la nouvelle graduellement, mais, une seule phrase, et déjà il comprenait, c'était une nouvelle fatale... Père... une congestion foudroyante... Je ne le reverrai plus. Pauvre Van Mollekot, il avait sans doute reçu un message officiel il venait pour me l'annoncer avec ménagements et ne s'en est pas senti le courage devant ma gaieté... Le quinze décembre. Ainsi, pendant que je me représentais leur joie à la Noël, à la Nouvelle-Année, déjà, il était mort. Elles pleuraient... Pierre ne ressentait pas de la douleur, c'est une âpre fureur qui montait en lui, une rage, contre le sort, contre lui-même. Je n'ai pas été auprès de maman en ces heures tragiques. Qui sait, cette mort, si je n'en suis pas responsable. Il n'était plus le même, écrivait-on, déjà depuis que Marguerite était entrée au couvent... Si j'avais été là...
- Bwana, je...
Pierre leva les yeux, et il vit avec étonnement la figure de Katako, toute bouleversée, prête à pleurer. Près de lui Kilia, baissant les yeux en soupirant. Qu'ont-ils? Soudain, il comprit, le commandant avait bavardé, tout le poste était averti, les noirs même... Non, c'est plus que je n'en puis supporter, des visites, des phrases apprêtées, non, non... Il prit son vélo et partit par les sentiers, pédalant comme un fou. Puis il ralentit. Il remâchait: "Je viens de me conduire comme une brute, l'émotion de ce nègre était sincère, plus que de la pitié banale, une sympathie dévouée... Et les bonnes grosses moustaches de Van Mollekot...Mais je n'aurais pu."
Impulsivement, comme la forêt se faisait plus épaisse, il sauta de machine, l'abandonna au bord du chemin, s'enfonça dans l'entrelacement des fourrés épineux et des lianes... Une éclaircie un arbre géant gisant, renversé par quelqu'orage. Alors, comme si les larmes avaient attendu cet instant pour jaillir, il se jeta dans l'herbe épaisse. Longuement, il pleura. Puis il se mit à rêver. Indifférent à la nature indifférente, il ne percevait ni les bruissements des ramures vertes, ni les gazouillis, ni les mille senteurs des herbes et des fleurs, ni l'azur de ce ciel étranger qui ne pouvait rien pour sa peine. Il revoyait son père, deux ou trois poses, deux ou trois souvenirs, toujours les mêmes. Puis il pensa à tout le bien qu'on aurait eu à dire de lui, aux discours qu'on aurait prononcés sur sa tombe, devant le caveau familial, où reposaient déjà, et grand-père, et grand-mère. Un rire de fierté montait à ses lèvres. Je suis de leur race! Alors enfin, il s'adressa à Dieu. Dix fois, il récita sa seule prière qui sortit de son cœur, ce "De profundis" dont il ne savait plus si c'était pour son père... il était si bon, Vous l'avez déjà accueilli!... ou pour sa mère, ou pour lui-même, pour rester digne du mort qu'il le disait.
III
En Afrique, on n'a guère de temps à consacrer à la douleur. Le travail est là qui vous presse. Dès le lendemain, le substitut devait reprendre ses dossiers, son défilé de plaideurs, de victimes et de bandits. Défilé inexorable, monotone.
Parfois une affaire se détachait sur la grisaille des jours monotones. Ainsi, comme Van Mollekot l'avait prédit, les lointaines autorités d'Elisabethville attachèrent plus d'importance à Vallée que ses chefs directs. S'émouvant de ses plaintes contre Rashkin, le gouverneur suspendit toutes les licences du Russe: permis de recrutement, de récolte, patente de trafiquant, du jour au lendemain, rien ne lui était plus permis, ni d'engager des hommes, ni de faire le moindre commerce.
- Nous pouvons nous en laver les mains, fit Minguels.
- Ne comprenez-vous pas, rétorqua Van Mollekot, que c'est un blâme à notre adresse? On trouve que nous n'avons pas réagi avec assez de fermeté.
- Bah! Attendons la fin.
Une autre affaire fut pour tout le poste un vrai divertissement. Il existait dans la région quelques bandes de pygmées, chasseurs minuscules, mais hardis, premiers habitants de ces forêts impitoyablement refoulés par les nègres bantous. A l’approche des blancs, ils se cachaient dans les halliers les plus profonds; bien peu pouvaient se vanter d'avoir vu l'un de ces nains à la grosse tête, aux yeux saillants, à la peau rougeâtre. N'ayant pas de cultures, leurs clans faisaient volontiers alliance avec quelque chef noir auquel ils apportaient des pièces de gibier en échange de farine. C'est ainsi qu'une après-midi un groupe de ces négrilles dansait joyeusement dans un village de Baluba, fêtant avec les habitants une chasse exceptionnellement réussie, quand un clan de Baluba voisins, les Bandasi, vint attaquer à l'improviste ses compatriotes. N'écoutant que leur courage, les petits hommes saisirent leurs arcs et leurs flèches. Habiles à s'embusquer, ils abattirent trois des envahisseurs. Mais ceux-ci avaient le bénéfice de la surprise et la force du nombre, ils furent aisément vainqueurs et capturèrent une grande partie des femmes.
Alors on vit une chose inouïe dans ces guerres tribales où la vie des femmes était toujours respectée; les captives étaient échangées, conservées comme concubines, au pire vendues comme esclaves. Mais les grands avaient le mépris des petits, et puis les Bandasi trouvaient que; en prenant parti dans une querelle qui aurait dû leur rester étrangère, les hommes des bois avaient commis un acte déloyal. Aussi, froidement, publiquement, coupèrent-ils la gorge aux quatre femmes pygmées qu'ils avaient faites prisonnières.
Pour assurer la vengeance, les nains avaient consenti à venir pour la première fois chez le blanc. Ils répondaient calmement avec réflexion. Pierre s'intéressa à eux, les questionna. Et voilà qu'au lieu de la sauvagerie attendue, de mœurs dominées par l'instinct, de la superstition crédule, il rencontrait les aphorismes d'une antique sagesse. Les petits hommes étaient monogames, et, croyant comme tous les noirs en un seul Dieu, le respectaient, ne lui substituaient pas la crainte d'esprits bizarres et malfaisants. Les gens du poste se succédaient au camp des témoins, pour venir les contempler comme des phénomènes de cirque. "Encore bien près de l'animalité première", disaient-ils souvent. Mais Pierre leur répondait: "Au contraire, restes peut-être d'une humanité meilleure que celle des noirs polygames et fétichistes, qui sait, meilleure que la nôtre, avec nos désordres et nos basses recherches du confort matériel.
- Paradoxe! Vous vous placez en adversaire du progrès!
- Il me répugne de le voir utiliser pour la satisfaction de nos plus bas instincts. Voyez comme ces sauvages s’entraident... Ils connaissent au moins une grande loi que nous avons perdues, et que le Christ nous a renseignée en vain, celle de la fraternité!
Une autre fois, un homme vient se plaindre d'un double meurtre :
- Ma sœur et son mari ont été tués par Kunda-wa-Ngulu.
- Par Kunda? Quand?
- Il y a deux saisons des pluies.
C'était donc bien peu de mois avant que le fameux chef, l'ancien allié des Arabes, vienne faire sa confession. Une affaire qu'il n'avait pas avouée.
- Raconte.
Ce fut un long récit. En résumé (1), un gamin de huit ans avait, en jouant, involontairement atteint à l'œil un autre enfant qui en était resté borgne. La victime était le neveu de Kunda. Aussi celui-ci s'était fait livrer les parents par leur chef, avait fait assommer le mari à coups de bâton et percer la femme d'une lance. Application indigène du principe de la responsabilité des parents.
La même semaine, une femme arrivait en pleurs: son fils avait été tué par Kunda. Vérification faite, l'histoire remontait aussi à plusieurs mois. Et elle était encore plus compliquée. Pour satisfaire les mânes de son frère défunt, qui avait découvert outre-tombe qu'une de ses femmes l'avait jadis trompé, le chef lui avait donné comme épouse une fillette. Infidèle à son tour au mari fantôme, celle-ci s’était faite enlever. Pour punir ce double adultère, le chef avait fait égorger le cousin de la fillette, un gosse de six ans. Encore une application du principe de la réversibilité des fautes, de la responsabilité solidaire des membres d'une famille.
Pourquoi, dans sa confession générale, le vieux chef avait-il passé ces deux crimes sous silence? Craignait-il qu'ils paraissent trop récents et trop horribles pour être pardonnés? Ou les jugeaient-ils sans importance à cause de l'insignifiance des victimes? En tous cas, il avait trompé le blanc, celui-ci pouvait exercer sa justice:
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(1) Ces crimes aux détails curieux sont racontés dans "Pigeon des Montagnes", figurant dans le volume <Tréfonds>, récits d'Afrique, par le même auteur.
- Nous sommes d'accord, dit Van Mollekot. Le bandit paiera, nous l'arrêterons à la première occasion. Je ne vous cache pas que cette perspective est pour moi d'un grand soulagement!
IV
Cette journée mémorable commença par un événement tragi-comique. Pierre était derrière sa maison, quand il entendit des cris de son personnel: "Une bête, une bête!" Bon, se dit-il, encore un serpent! Deux ou trois déjà, il en était entré dans la salle à manger, de longs verts, de gros bruns tachetés, qui allongeaient leur ruban sur le mur blanc, se détendaient, s'immobilisaient en des courbes imprévues, dardant leur tête menaçante. Les noirs se groupaient sur la véranda, vociféraient, donnaient des conseils, mais s'égaillaient au moindre mouvement de l'animal. Alors Lusona entrait, muni d'un gros pieu, et, avançant puis reculant prestement, portait habilement des coups sur la tête plate, sur le corps qui s'agitait au mur. Enfin la bête tombait inanimée, on la tirait par la queue, attentifs à ses derniers soubresauts, et on la dépeçait pour étendre la peau au soleil.
"Allons voir ça, se dit Pierre. Et il rentra dans sa chambre à coucher. Mais, la porte ouverte, il fit un bond en arrière: devant lui, cornes basses, se trouvait un taureau! Le taureau! Le gouvernement autrefois avait voulu faire un essai d'élevage, mais les mouches, en leur inoculant la maladie du sommeil, avaient vite fait périr toutes les vaches. Le mâle avait résisté, inutile et solitaire, il se pro-menait dans la station sous la surveillance distraite d'un travailleur promu bouvier, sa vie protégée par des circulaires: qui défendaient d'abattre les animaux de reproduction... Et voilà qu'il avait gravi les degrés du parquet, traversé la salle à manger, pénétré dans la chambre en arrachant la moustiquaire. Une fois de plus, les noirs s'agitaient désordonnément au dehors. Pourtant, l'animal avait surtout l'air prodigieusement embarrassé, ne retrouvant pas la porte par laquelle il s'était fourvoyé. Il contemplait stupidement la fenêtre. Cette fois, ce fut Selimani qui sauva la situation. Entrant sans crainte, sautant avec une prestesse de chat pour se tenir toujours derrière la bête, il la piqua, lui tira la queue, lui faisant faire des mouvements irrités dont, après une demie heure, l'un enfin l'amena devant la porte. Pesamment, elle sortit et marcha vers la lumière...
On commentait encore l'incident, quand une petite caravane apparut à l'autre bout du poste. Un blanc s'en détacha, à grands pas, à grands gestes, il se dirigea vers le parquet.
- Docteur Mardocash, vous voilà de retour?
- Monsieur le Substitut, c'est pour vous que je viens. Je tiens à protester au nom du droit des gens.
- Calmez-vous, docteur. Qu'y a-t-il?
- Je trouve arbitraire que vous ayez fait arrêter Rashkin.
- Rashkin? jamais de la vie.
- Si, et je vous en exprime toute mon indignation.
- Allons, ne restons pas sur la véranda aux yeux des noirs. Entrez.
- Pas chez vous. Au parquet, dans votre bureau. Ma visite est officielle.
- Passons dans la pièce voisine si vous préférez. Ensuite je vous répondrai, d'abord que je n'ai pas fait arrêter Rashkin, mais que, l'eussé-je fait, je me demande en quoi cela vous concerne.
- Je ne puis supporter l'oppression. Je me considère comme son défenseur, son avocat.
- Cela exige que vous soyez agréé par le tribunal. En attendant, je ne puis vous parler de ses affaires. Le secret professionnel existe, voyez-vous. C'est la loi.
- Les lois sont toujours barbares!
Le savant s'était à peine retiré qu'un autre groupe s'avança: un petit agent militaire en uniforme, avec quatre soldats, escortait une espèce de géant, haut, corpulent, aux épaules formidables, des cheveux noirs, la face rouge, les yeux hardis. Depuis longtemps Pierre n'avait plus vu un type de stiff aussi parfait, chapeau stetson, chemise verte aux manches retroussées, laissant voir sa poitrine velue et ses bras poilus, culotte courte découvrant ses genoux nus. Il marchait à larges pas, comme s'il menait la bande... Mais, j'ai déjà vu cet homme... oui, c'est le juif du train, de Broken-Hill...
- Monsieur le Substitut, fit le sous-officier, j'ai pu trouver Rashkin. Le voici.
- Qui vous a dit de l'arrêter?
- Un mandat d'arrêt lancé par le chef de secteur Terwagne. Il m'a envoyé spécialement pour l'exécuter.
Terwagne, qui se trouve dans une autre zone? Pourquoi alors l'a-t-on amené ici? "Je ne sais ce qu'on me reproche. Le soleil tropical tape sur la cervelle des gens" fait simplement Rashkin. Mais un noir apportait du courrier. "Asseyez-vous, dit Minguels, nous allons sans doute y comprendre quelque chose."
Effectivement, la correspondance comprenait des procès-verbaux de Vallée: le chef de poste avait rencontré Rashkin et celui-ci l'avait traité de fou! Comment Terwagne, muni d'une commission de magistrat auxiliaire, en avait-il été aussi vite informé? En tous cas, pour un fonctionnaire il ne devait pas y avoir de crime plus grave que l'outrage à un agent de l'autorité, et l'ordre d'arrestation se comprenait...
- Mais oui, expliquait Rashkin en appuyant sur la table ses énormes bras, je l'ai appelé fou, mais ce n'était pas une injure: une simple constatation. Il est fou. Je vous en fais juge: nous nous sommes rencontrés en pleine forêt. Il m'a apostrophé: "Vos permis vous ont été retirés. Vous n'avez pas le droit d'avoir ces hommes, ni ces marchandises, ni ces produits. Je vous dresse procès-verbal.
- Mais je l'ignorais, je n'ai pas été averti.
- M'en fous." Et alors il a ordonné à tous mes nègres de déposer mes charges et de s'en aller. Vous réalisez la chose: me laisser seul dans la brousse, à vingt milles de tout village. Il a chassé mes hommes. Je lui ai dit qu'il se conduisait comme un fou: n'était-ce pas vrai? Heureusement que les noirs sont plus humains que lui: ils se sont cachés jusqu'à ce qu'il soit loin, puis sont venus me prendre.
Jusqu'alors le géant avait parlé avec calme, comme s'il s'agissait de la plus simple conversation. Mais soudain toute sa fureur lui remontait à la tête, il se leva, se mit à arpenter le bureau en tendant les poings :
- Il est fou, il est fou. Il me hait parce que les indigènes me donnent des hommes et des produits, alors qu'ils se sauvent devant lui. Mais qu'il fasse comme moi, qu'il les traite bien, qu'il les paie.
- Nous y arrivons. On vous accuse d'user de violences vis-à-vis des noirs.
- Stupide. Allez dans les villages, vous ne trouverez pas une plainte contre moi. Voyez-vous, je connais les natifs, il n'y a qu'une méthode avec eux, la générosité. Quelques pence de plus, et vous avez tout ce que vous voulez. Ils sont bons, ces hommes, et ils ont confiance quand ils se sont dits que vous êtes bon aussi. Voilà tout mon secret: la chicote est une stupidité.
Pierre le regardait ahuri: le juif était en proie à une fureur profonde, sa face était congestionnée, ses veines saillaient, il hurlait, mais c'était pour faire l'éloge de la douceur!
- Allons, Rashkin, asseyez-vous. Expliquez-vous posément. Comment obtenez-vous tant d'hommes dans cette région où vous étiez inconnu il n'y a guère?
- C'est si simple, mais un liardeur comme Vallée ne peut rien y comprendre! J'ai acheté de grosses quantités de marchandises.
- Vous aviez tant de capitaux?
- On m'a fait crédit, les grossistes ont vu ce que je valais. J'ai engagé quatre capitas avec de beaux uniformes et deux joueurs de tam-tams qui chantaient un air simple: "Mafuta, voilà le grand Mafuta." Publicité, n'est-ce pas. Nous sommes allés de village en village. En arrivant, j'ap-
pelais les gens, et je distribuais des couvertures aux chefs, des étoffes aux hommes, des perles, des savonnettes, des glaces de pacotille aux femmes.
- Gratuitement?
- Mais oui, gratuitement, il faut semer pour récolter. Je leur disais: "Je ne vous demande rien cette fois-ci, je vous donne ceci pour que nous soyons amis, que vous me connaissiez. Quand je repasserai dans un mois, si vous avez apprêté de la farine, de l'huile, des hommes, je paierai tout très bien." Ils étaient heureux, ils m'apportaient des cadeaux, et je devais filer pour ne pas commencer sur le champ le commerce, ce qui aurait compromis mes plans. Mais quand, le mois suivant, je me suis représenté, partout on m'avait préparé des produits, ils étaient même allés dans la forêt récolter du caoutchouc. Des files d'hommes attendaient pour s'engager comme porteurs, comme travailleurs. J'ai tout pris et j'ai bien payé. Vous entendez: j'ai bien payé, tout le secret du commerce est là: comment voulez-vous qu'un Vallée, qui discute avec les noirs pour dix centimes, le comprenne? Depuis, chaque mois j'ai recommencé ma tournée, et dans chaque village fidèlement on m'attend. Vous n'aurez pas une plainte contre moi.
- Quel dommage alors que vous ayez aggravé votre cas en insultant Vallée, et que maintenant même vous n'exprimiez aucun regret.
Mafuta se rejeta en arrière sur sa chaise et se mit à frapper ses grosses cuisses de claques retentissantes.
- Mais puisqu'il est fou! Je vous donne un conseil, enfermez-le!
Un pas retentit sur la terrasse, d'un geste théâtral le docteur se représentait:
- Maintenant, puis-je agir comme défenseur de cet opprimé?
- Vous n'y avez aucun titre. Cependant discutons. Je vous avoue ma perplexité. J'hésite autant à relâcher Rashkin qu'à l'emprisonner.
- Vous ne pouvez le maintenir dans la geôle, il vous faut un mandat nouveau, maintenant que vous l'avez interrogé.
- Je vois, docteur, vous avez bloqué la loi. Mais ce mandat, je puis le décerner. Mais prenons un moyen terme, pour nous donner le temps de réfléchir. Provisoirement, hébergez votre protégé. Un soldat assurera une surveillance discrète.
- D'accord. Mais je proteste au nom des droits de l'homme et du citoyen, conclut le médecin en agitant frénétiquement ses lorgnons.
Eux partis, Pierre reprit la lecture de son courrier. Soudain il bondit. Une lettre du procureur général disait: "J'ai constaté que beaucoup de vos affaires étaient en retard. Les dossiers Rashkin n'avancent pas. Je ne puis espérer que vous parveniez à les traiter seul avant votre départ. J'envoie Monsieur Gillart pour que vous travailliez à deux pendant quelques mois." Des reproches! Je ne travaille pas assez! Me mettre sous les ordres de Gillart, c'est me décerner un brevet public d'incapacité! Eh bien non, il peut arriver, il ne me trouvera pas ici. je ferai mes affaires moi-même!
Minguels sortit ses dossiers, des cartes. L'arriéré et le terrain principal de l'affaire Rashkin étaient vers le nord. En route, l'itinéraire est clair: je verrai enfin ce Tanganyika qui fit rêver ma jeunesse, le lac de Burton et de Speke, où Stanley retrouva Livingstone... Je dois bien laisser le Russe en liberté, mais je lui interdirai, soit la proximité de la frontière, soit les régions où je vais opérer et où il pourrait influencer les noirs. Cet agent militaire le surveillera...
Tout le monde fut d'accord. Seul Mardocash phrasa: "N'oubliez pas que ce martyr est sous ma protection!"
Encore la caravane! Mais cette fois, la lettre, les reproches immérités qu'il y lisait, étaient pour Pierre un éperon qui le chassait, le faisait avancer toujours plus vite, toujours plus loin. Il accomplissait des marches forcées, d'invraisemblables détours, pour aller dans un village perdu retrouver les auteurs de quelque brigandage ancien, délivrer une esclave, suivre la trace d'un trafiquant. Et chaque soir avec rage il rayait de la liste des affaires celle qu'il avait pu traiter. "Allons, mon retard diminue. Je t'envoie ces hommes au chef-lieu, Gillart, à toi de les juger, maintenant que je te les ai capturés, nous verrons si tu iras vite!" Dans la chaleur moite, il lançait à son collègue d'imaginaires défis.
Il eut un jour une grande satisfaction: il arriva chez Kunda-wa-Ngulu. Sans méfiance, le grand chef vint à l'entrée du village le recevoir avec toute sa cour, son visage fourbe et cruel était tout sourire. Mais Pierre le regarda froidement.
- Je ne sais pas encore si nous sommes amis. Tu devais tout me dire: m'as-tu tout dit? M'as-tu parlé du gamin Twite? de Kalako et de sa femme Milambwe?
Kunda jeta des regards autour de lui comme une bête traquée qui cherche un trou dans les halliers. Les soldats étaient là, droits, l'arme à la main.
- Les blancs sont les plus forts, j'ai eu tort, soupira le vieux despote. Vous pouvez me mettre la corde au cou.
Tu paieras tes crimes. Indifférent, résigné, tu ne te doutes pas, assis sur le sol et fumant la pipe que tes gardiens te passent charitablement, ce que tu représentes pour moi: symbole de toute cette barbarie avec laquelle j'ai du composer, et qui essayait encore de la ruse pour se perpétuer. Mais elle reculera par mon métier, par tout ce qu'il représente de grand, de clair, par la justice. Encore du gibier pour Gillart!
Mais Pierre était arrivé sur le terrain commercial de Rashkin. Jour après jour, tout ce que celui-ci avait affirmé se vérifiait: "Mafuta!" Quand ce nom était prononcé, les regards des indigènes se faisaient d'abord embarrassés: c'était un Anglais, l'ennemi de Vallée, osait-on faire son éloge? "Allons, parlez librement, je suis le juge." Alors c'était une explosion: "Mafuta est bon, il nous donne des couvertures, il nous donne des étoffes." Un homme accourait: "Voyez cette chemise, elle vient de Mafuta...Et cette musique...Et ces bougies..." Des riens. Mais au moins une apparence de largesse. Et peu à peu, la leçon était claire: tous les négriers, les Evenson, les Mac Cough, et des fonctionnaire comme Vallée qui ne croient qu'en la poigne comme méthode d'administration, ils sont cruels, vils, mais surtout ils sont bêtes. S'ils connaissaient les noirs, et mieux même, s'ils réfléchissaient à la nature humaine, ils s'épargneraient leur cruauté inféconde, ils se souviendraient d'un proverbe élémentaire: on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. Mais pourtant, Britanniques, Portugais, et des Français, et certains des nôtres, que de colonisateurs ont la chicote à la main: c'est par le fouet qu'ils veulent édifier une société nouvelle. Une civilisation qui serait une chiourme. C'est insensé, car cela ne peut pas rapporter. Cela ne peut que susciter des haines là où il faudrait dévouement et collaboration. C'est d'un israélite fruste, illettré, violent, mais commerçant que son intérêt éclaire, que me vient cette leçon qui couronne un terme d'expérience. Auraient-ils vingt ans d'Afrique, seraient-ils hauts fonctionnaires ou grands capitaines d'industrie, ceux qui ne croient qu'en la violence pour gouverner ou faire des affaires, je les considérerai toujours, moins comme des malfaiteurs que comme des imbéciles qui ignorent les vraies valeurs et ne savent pas établir un prix de revient...
Et les jours passaient, les étapes succédaient aux étapes, quand, par une chaude matinée, un miroitement apparut au loin entre les arbres. "L'immense nappe d'argent bruni, sous un vaste dais d'un bleu limpide..." De hautes montagnes, des frémissements de palmiers... "Hourra, Tanganyika!" Jour inoubliable où j'aurais campé sur tes bords.
Pierre fit dresser son camp dans le premier village. Déjà des plaideurs s'approchaient. "Non, non, c'est vacances! Aujourd'hui je veux naviguer sur ces flots. -- Aller où, bwana? -- N'importe, au large, loin." Bientôt arriva une longue pirogue, avec quatre rameurs aux fortes musculatures. Pierre s'embarqua, accompagné de Selimani
qui, seul de son personnel, connaissait un peu ce pays. L'air est doux, la brise imperceptible. Depuis deux heures les hommes pagayent, ils chantent...Mais voici qu'ils donnent des signes d'inquiétude, ils veulent virer de bord... allons, les lascars, vous êtes déjà fatigués? Du courage, je vous paierai bien, ne me gâtez pas cette journée enivrante. Mais ils insistent, ils se rapprochent du rivage. Subitement, le ciel s'obscurcit, un vent impétueux se lève, de hautes vagues soulèvent la barque frêle, une trombe d'eau s'abat. En vain les noirs marins se hâtent vers la rive verte, impitoyablement la houle les repousse vers le large. Soudain, soulevée en haut d'une crête qui s'effondre, La barque se retourne, Pierre, ses compagnons, tout est lancé à l'eau...
Miracle, on est à une pointe du rivage aux flancs découpés, j'ai pied. Je suis trempé, mon casque est parti en hommage au sombre Adamastor qui défend son domaine par ces tempêtes, mais je vis! Hourra, Tanganyika!
Cependant, aussi vite qu'elle a grondé, la rage du lac s'est apaisée. Quelques huttes se cachent sous les palmiers de la petite crique, des noirs s'avancent.
- Où sommes-nous ici?
- A Sunguru, répond un vieillard qui parait être le chef. Et il ajoute, comme en donnant un renseignement. c'est ici que le blanc a tué deux hommes il y a trois mois.
- Que dis-tu?
- Deux hommes...
Grandeur et servitude judiciaires: Pierre est là, tout trempé encore, inquiet de cette hématurie que, dit-on, produisent les brusques refroidissements du lac. Mais son métier est là, qui déjà le reprend. un double meurtre! Vite, des témoins, des détails.
- Qui? Comment?
- Un blanc de l'Etat. Il cherchait des hommes pour faire une route, il criait, nous avons eu peur. Nous nous sommes tous enfuis. Le village était vide. Alors il a envoyé des capitas dans la forêt. Ils ont cherché, cherché, et finalement trouvé deux des nôtres qui se cachaient. nos hommes n'ont pas résisté. on les a ligotés, amenés au blanc. Et lui s'est mis à les frapper, à coups de pieds, à coups de crosse, à coups de poings. Ils imploraient: "Nous travaillerons, bwana, nous travaillerons." Mais il frappait encore. Il les a enfermés dans une case, toujours liés. Il est parti le lendemain. Quand nous avons réintégré le village, nous n'avons retrouvé que deux cadavres.
- Mais vous étiez en fuite, comment savez-vous tout cela?
- Des gamins étaient cachés dans les herbes.
Un blanc! Un civilisé, dont cette nature alternativement accueillante et hostile a fait surgir le tréfond barbare. Qui cela peut-il être? Tout-à-coup la lumière se fait. Construire une route, il y a trois mois: mais c'est Van Ryk! Ainsi dans toute cette course en apparence si désordonnée et contre laquelle je me rebiffais, et par ce naufrage encore, j'était mystérieusement conduit ici, dans ce trou ignoré où j'allais trouver ce que depuis si longtemps je cherchais en vain.
CHAPITRE XII LE RETOUR
Le Tanganyika marquait la pointe extrême de l'itinéraire que le substitut s'était tracé. Mais, bien plus encore, Pierre avait en le quittant la sensation qu'il commençait son voyage de retour vers la Belgique, que sa tâche était accomplie. Oui, ruminait-il le long des sentiers, en pédalant devant sa caravane, et parfois en de longues rêveries lorsqu'il l'attendait sous les hauts arbres de quelque clairière, oui, cet appel que j'ai entendu un jour en moi, me fiancer, partir, je sais maintenant qu'il m'était envoyé par une volonté supérieure à la mienne. A ce brave homme qui voulait me consoler, dans le train, j'ai répondu que j'ignorais pourquoi je partais: je le vois maintenant, j'étais destiné à l'accomplissement d'une mission. Impi-
toyablement, par la maladie, la tentation et l'hostilité des hommes, par la sauvagerie et le climat adverse, j'ai été broyé, retourné sur l'aire, enfoncé dans les profondeurs de la solitude, mais la moisson est là: faire cesser les excès des Evenson, des Mac Gough et des Doebnitz, préparer le châtiment des Kasongo, des Gandu, des Kunda-wa-Ngulu, et aussi parfois, justifier un Rashkin, enfin, achèvement suprême, démasquer un Van Ryk, cela valait mes jours et mes souffrances, cela aurait valu ma vie. Et maintenant, vers quel destin suis-je mené? Vers elle, sans doute, ma chère gosse, ma petite Jeanne, ma taciturne aux yeux passionnés. Vers cette douceur, ce calme et cette ardeur. Mais est-elle la récompense, le havre, ou le début d'un nouveau passage sous le fléau de Dieu pour réaliser quelque autre dessein mystérieux?
Il avançait lentement. La fougue de l'allée était tombée. Il se sentait épuisé, et souvent des affaires banales, que, en d'autres temps, il aurait expédiées en quelques minutes, lui prenaient des heures, l'obligeant à camper un second jour dans le même village. Plusieurs fois, des accès de fièvre le forcèrent aussi à des stationnements. Pourtant, des courriers qui le rejoignirent apportaient du baume sur ses blessures. Sven, en partant en congé pour sa Scandinavie, lui envoyait un au revoir cordial. Il ajoutait: "Nous admirons les résultats que vous avez obtenus alors que vous étiez surchargé d'un si grand nombre d'affaires. Vous l'aurez compris en voyant que le parquet général vous adjoignait un collaborateur. Et nous envoyons un juge à Kyombo, Monsieur Bareel, pour liquider l'affaire Rashkin et toutes les autres. Mais laissez Gillart s'en occuper: vous avez droit au repos, revenez." Ainsi cette lettre du parquet général qui l'avait tant ému, précipité sur les routes, il l'avait mal interprétée, elle lui marquait de la bienveillance et non des reproches! Ainsi aussi, un magistrat serait là, à pied d'œuvre, prêt à juger Van Ryk dés son arrestation: toujours le même mystérieux enchevêtrement des causes et des effets qui, d'un mandat sottement lancé contre Mafuta, faisait sortir l'arrestation et la condamnation d'un meurtrier...
Il pouvait partir, et il en avait hâte. A son passage à Kyombo, sa maison était déjà occupée par Gillart. Bareel était arrivé. Van Ryk, faute d'une prison décente, se trouvait détenu sous bonne garde dans sa propre demeure. Rashkin faisait chaque jour des démarches pour que son affaire fut jugée, car, en attendant la décision, ses permis restaient suspendus. Pierre prit congé de tous, boucla hâtivement ses bagages, et, dés que des porteurs lui furent trouvés, se remit en marche pour le sud.
Quand il parvint à Kishila, Renkin, le petit chef de poste, voulut à tout prix le retenir quelques jours. "Vous devez vous refaire: vous êtes fondu, émacié, pas présentable. Que vous est-il arrivé? D'ailleurs, c'est bien simple, comme vous ne pouvez vous remettre en route sans porteurs, je ne me hâterai pas de vous les procurer." Il se laissa persuader. Près du poste une rivière formait une chute d'eau en se jetant dans le lac. Il allait s'y coucher de longues heures sur la roche brune échauffée par le soleil, en écoutant le murmure de la cascade, en lisant: mais des poètes seuls, Racine, Baudelaire, s’accommodaient de ce cadre grandiose. A table, le brave Renkin parlait de ses projets d'avenir: "je vais bientôt rentrer, moi aussi, ma fiancée m'attend, nous reviendrons ici!" Pierre l'écoutait distraitement, quelque chose toujours semblait lui manquer. "Vous avez pris l'habitude de lire en mangeant, devina le Tournaisien, et cela vous fait défaut. Que de manie on gagne, quand on est seul! Et votre barbe? Vous ne la taillez pas souvent, sans doute. Regardez vous donc dans ce miroir: à votre place, j'enlèverais tout cela pour rentrer dans les milieux civilisés!" Pierre rit, et le lendemain matin suivit le conseil.
II
A son arrivée à Elisabethville, Minguels se sentit dépaysé, esseulé de nouveau. Qu'on avait bâti en son absence! Les frustres maisons de tôles ou de pisé à la mode ancienne s'étaient multipliées, et les bars aux allures de Far-West, et les longues rues de boutiques sordides pour noirs, mais aussi des maisons de briques soignées et cossues, de magasins dont certains avaient même des vitrines. Le personnel de la justice était triplé et presque complètement renouvelé. Sven et Pella étaient partis. Le procureur Turenne le félicita: "Vous allez avoir un congé bien mérité. Mais il s'en faut de quinze jours que votre terme soit terminé. Deux semaines à attendre ici. Travaillez un peu au parquet si le cœur vous en dit, pour passer votre temps. Et venez prendre vos repas au cercle avec nous." Pierre fut logé dans une chambre absolument vide d'une maison en tôles peintes en rouge, sonore et froide. Il y dressa sa tente et son lit de camp, sa table et sa chaise pliante. Il ne reçut pas d'autre mobilier: quand l'un ou l'autre vint le voir, il dut faire asseoir ses hôtes sur ses malles. L'impression de détresse continuait.
Le parquet, installé dans une de ces mornes maisons en brique du type chemin de fer, faites d'une série de pièces accolées, toutes en façade, comme autrefois celle de Van Perre à Sakania, était dirigé par Lampart, un substitut de quarante ans qui en paraissait cinquante, portant beau, avec une trogne rubiconde et des cheveux gris. Fort ancien magistrat, il n'avait jamais avancé dans la carrière, étant connu comme pilier de cabaret. Trois jeunes collègues étaient placés sous ses ordre. Intarissable, il allait de l'un à l'autre sous prétexte de leur donner des instructions, leur tenait d'interminable discours et empêchait tout travail. Il retint Minguels toute une matinée pour lui expliquer qu'il était débordé de besogne et n'avait pas de temps à lui consacrer. Lorsque Pierre lui offrit son concours, il lui remit un paquet de paperasses à remplir, un travail que n'importe quel clerc indigène pouvait assurer. Pierre partit et ne reparut plus.
Au repas, Turenne lui annonça: "J'ai reçu un courrier de Kyombo. Bareel a fini sa session: il a condamné Kunda-wa-Ngulu à mort, Van Ryk à dix ans de prison, et --dessinit in pacem-- Rashkin à trois cents francs d'amende pour outrage à un fonctionnaire. L'administration va devoir lui rendre ses permis, elle sera irritée contre vous. Déjà le gouverneur vous avait qualifié de pusillanime dépourvu du sens de l'autorité parce que vous n'aviez pas maintenu le Russe en détention. Mais n'en soyez pas trop ému, jamais l'administration ne comprendra rien à ces questions, pour elles les galons confèrent toutes sagesses." Pierre entreprit dans les bureaux des visites protocolaires. il supposait que les hauts fonctionnaires allaient profiter de son passage pour s'enquérir des problèmes des régions qu'il venait de parcourir. Mais il n'en fut même pas question. Les bureaux d'une capitale contiennent toute science dans leurs dossiers, et l'avis des provinciaux ne pourrait que leur faire perdre un temps précieux.
Dans ses courses à travers la ville, le Liégeois retrouva mainte connaissance. Passant dans une rue commerçante, il fut interpellé par un marchand debout devant la petite case qui lui servait de boutique: "Monsieur le substitut, vous revenez de l'intérieur, donc, vous avez besoin de vous refaire: j'ai un petit mercurey que je vous conseille. Et si vous êtes connaisseur, un beaune dont vous me direz des nouvelles." C'était monsieur Donat, plus jaune que jamais, agitant un doigt tremblant devant son long nez; il avait abandonné l'hydromel pour le bourgogne. Il avait innové de l'importer en barrique; Mais beaucoup de colons n'étaient pas amateurs de grands crus, et les autres prétendaient que, dans son désir d'assurer tranquillement de ses vieux jours, il opérait des mélanges naïfs de ses produits de la Côte d'Or avec de gros vins de l'Afrique du Sud. Alors il restait tout le jour devant sa porte, interpellant chaque passant au point qu'on faisait des détours pour lui échapper.
- Je regrette, je prends mes repas au Cercle, fit le substitut.
- Mais venez donc déguster, cela ne vous engage en rien...
Dans un magasin, le comptable était l'écossais de la Pauling, Fergus P. Mac Ivor.
- Vous êtes donc revenu, lui dit Pierre. Vous devez être heureux, vous êtes avec votre femme?
- Hélas non, quand je suis arrivé à Dumbardeen, elle était mariée. Vous vous souvenez, j'avais été retardé, obligé d'attendre une quinzaine mon remplaçant. Flora m'a dit: "Oh Fergus, je regrette. Je vous ai attendu deux ans et deux mois ainsi qu'il était convenu. Comme vous n'êtes pas arrivé dans ce délai, huit jours après j'ai épousé Jimmy, qui avait la seconde priorité sur ma main."
Et voilà, j'ai dû revenir toujours célibataire.
Pierre avait revu au Cercle Guy, dans l'exaltation car il partait au même train que lui. A son invitation, il alla chez lui prendre l'apéritif. En rentrant, il aperçut dans un coin de la parcelle une négresse opulente, qui, accroupie sur le sol, en pagne de velours et serre-tête rouge, jouait de l'accordéon. Elle lui sourit de ses joues pleines.
- Vous avez une nouvelle ménagère, Guy. mais il me semble que je la connais.
- C'est Kalala, l'ancienne négresse de Pella; elle est devenue une belle femme potelée. Au départ de l'Arménien, comme on la savait bien dressée, on se l'est disputée. Un docteur et un avocat l'ont accablée de présents, de promesses.
- Et vous avez été assez munificent pour l'emporter!
- C'est bien simple, je ne lui ai rien donné, mais fait un beau cadeau au boy, qui me l'a amenée d'autorité. Elle est gentille. Sans importance pour moi, vous le savez, simple passe-temps.
- Que diriez-vous si votre fiancée prenait des passe-temps de ce genre?
- Cela ne se compare pas. Et Yolande est un esprit large qui saura comprendre. Ses chères lettres continuent, elles me sont si précieuses. Figurez-vous que, pour en recevoir jusqu'au dernier moment, j'ai fixé depuis longtemps la date de mon départ, si bien que, même à Capetown, à la veille de l'embarquement, je trouverai encore mon dernier courrier rose.
François Préalle est plein de cordialité: "Il faut venir faire la connaissance de Gabrielle, elle aime tant parler de Liège. Vous verrez comme on est heureux! J'ai une maison en brique, mes affaires vont très bien à la C.C.A." Pierre va leur rendre visite, la maison est aussi du type chemin de fer, petite, banale, mal disposée, mais quel charme au dedans, grâce à quelques bibelots, des broderies, et le bon sourire de Gabrielle, si reposant. François chevauche à nouveau les nuages: "Nous aurons bientôt une belle villa, monsieur Agapit André me l'a promis. Il est plus un ami qu'un directeur, depuis l'arrivée de Gabrielle, il vient souvent ici, veille à notre confort. Puis, je lui suis indispensable, les clients s'adressent à moi bien plus qu'à lui. J'ai obtenu une augmentation, encore légère, mais j'espère bientôt le titre de sous-directeur. Quand nous aurons notre grande maison, nous y ferons un salon oriental...-- Moi, dit Gabrielle, ma petite demeure, si intime, et c'est d'une nursery que je rêverais."
Deux jours plus tard, Pierre et Guy prirent le train. Pierre se sentait reposé, plein d'espoir. Etendu sur les banquettes de cuir du sleeping, il laissait parler Guy, qui, sans cesser de fumer de blondes cigarettes évoquait les figures qu'il allait revoir: "Vous connaissez sans doute madame d'Espars... La dernière fois que j'ai rencontré monsieur Gondin, vous savez, le directeur général de ..." Six longues journées, six nuits de train, la chaleur, la poussière des déserts. Mais Guy ne sentait rien, il feuilletait, il lisait des extraits de ses chères lettres roses. "Quels termes ravissants Yolande aura trouvé pour me dire sa joie de mon retour, dans cette lettre qui m'attend à Capetown!" Certains jours, Pierre frissonnait malgré la température torride, d'autre fois il se sentait la tête en feu, il transpirait abondamment. Allons, se disait-il, la colonie ne veut pas me lâcher, elle m'envoie la malaria. Il se bourrait de quinine. Guy n'apercevait rien et dissertait des salons bruxellois.
Enfin, on arriva à Capetown. Gris clair, blanc et rouge, le beau navire de l'Union Castle Line attendait dans les docks. Pierre se précipita à l'agence, à la douane, pour régler leur embarquement. "Moi, je vais à la poste", s'écria Guy. Lorsqu’il revint sous les galeries de l’hôtel où ils s'étaient donné rendez-vous, Minguels trouva le jeune officier affalé, hagard, dans un fauteuil. "Qu'avez-vous? --Voici ce que j'ai trouvé à la poste..." Un faire-part de grand luxe: Yolande était mariée depuis un mois. Sa dernière lettre rose, cette lettre que Guy lui avait lue dans le train, était datée de la veille de la noce... "Je vais faire retirer mes bagages, je ne pourrai supporter la Belgique. Je demanderai à pouvoir reprendre du service immédiatement." Quel coup étrange!
III
Vingt jours s'étaient écoulés. Sur le pont de la malle de Douvres, Minguels voyait à l'horizon se dessiner la côte belge. tant la soif du pays le poignait que, débarqué la veille à Southampton, il n'avait fait que traverser Londres. Soudain, des larmes montèrent à ses yeux; le décor se précisait, le kursaal, la digue. Quelle émotion bête, je n'aurais pas cru ça de moi. En apercevant ma ville, oui, j'aurais compris de l'attendrissement, mais devant cette banale file d’hôtels... Encore quelques heures, et ce sera Liège, maman, Jeanne... Non, maman ne sera pas là, pour ne pas dépasser sa faible pension de veuve de fonctionnaire, elle s'est réfugiée dans une maison de retraite, à la campagne. Elle ne recevra pas mon télégramme assez tôt pour venir à la gare. Mais Jeanne s'y trouvera...
Il était plus de minuit quand le train entra à Liège, dans la gare des Guillemins. Pierre était le seul voyageur. Sous l'immense verrière, Les quais à peine éclairés étaient déserts. Il remit ses valises à un porteur. La chaleur était étouffante. Juillet, je ne me souvenait pas qu'il faisait si chaud, je n'ai jamais souffert autant de la chaleur là-bas... "Où allez-vous, Monsieur?" demanda l'homme. Pierre regarda la grande place vide, devant la gare. Un ou deux hôtels encore éclairés, un dernier taxi attendant un problématique client, pas un passant. "N'importe où, dans le premier hôtel venu. Tenez, là, à l'Univers." Ils se mirent à traverser la place. Soudain, on les appela; "Monsieur, monsieur..." C'était un homme d'équipe de la station;
- Monsieur, n'est-ce-pas vous qu'une demoiselle est venue attendre au train précédent?
- Une demoiselle? Non, je...
- Enfin, plutôt un vieux monsieur avec ses filles. La petite demoiselle aurait bien voulu rester, mais le papa n'a pas l'air facile. Il a remis ce billet pour vous. En arrivant, si tard qu'il soit, vous devez aller chez eux.
Bienheureux taxi! Vite elle m'attend!
Quand il sonna à la grande porte cochère, ce fut comme une ruade à l'intérieur, subitement éclairé. Les battants s'ouvrirent, et une grosse fille aux joues pleines lui sauta au coup: "Mon chéri! Enfin, te voilà!" Elle riait, elle pleurait, elle l'embrassait, elle lui parlait de son voyage, et lui la regardait étonné, gêné, prêt à demander: "Qui donc êtes-vous?" Monsieur et Madame Druant, la sœur aînée, l'entourent, on va vers le salon illuminé comme pour un jour de fête. Il se laisse tomber dans un fauteuil, il s'éponge, il se sent une soif inextinguible: "De l'eau, s'il vous plaît... Un grand verre ... Encore..." Les parents se mettent à l'interroger: "Et les noirs? Et le pays, là-bas?..." Quelle naïveté dans leurs questions! Ils n'ont donc rien retenu de mes lettres? Jeanne piaffe pour lui rendre service, bavarde en l'embrassant encore. Il la contemple effaré; cette jeune fille épanouie, qui s'agite ainsi, est-ce l'enfant secrète que j'ai tant aimée? "De l'eau! Je meurs de soif... Cette chaleur." Madame Druant lui prend la main: "Mais, Pierre, vous avez de la fièvre. Montez vite, on va vous montrer votre chambre."
Il s'attarda longtemps à la fenêtre avant de se mettre au lit. C'était une vieille rue étroite du centre de la ville, identique sans doute depuis bien des siècles. Les petites maisons d'en face, cabarets et boutiques étroites, abritaient cent ménages dans leur chambres minuscules. Beaucoup de fenêtres étaient encore éclairées. Le jeune homme, en appuyant son front brûlant sur la vitre, se mit à se représenter les foules qui depuis des générations défilaient dans cette rue, les vivants mettant inconsciemment leurs pas dans les pas des disparus, répétant les mêmes gestes, les mêmes propos, les mêmes pensées, et ces couples pressés dans ces taudis, dans ces cases, comme des lapins dans leurs caisses. Europe mesquine, aux horizons étroits. Comme je sens déjà que je ne pense plus comme eux, que pour moi le monde est plus large. Je suis dépouillé de tout, même de ce rêve que je vivais, ma petite gosse. Et tout ici me repousse. J'ai besoin des forêts, des ciels enivrés d'azur, des braves nègres et des traversées aux escales exotiques, aux tempêtes enivrantes. Des sentiers où je me sentais un fondateur, premier de ma race à y poser le pied. J'ai encore une tâche à remplir, une mission. Je repartirai. Avec cette jeune fille, cette inconnue qu'ils appellent Jeanne, qui dit m'aimer: je ne veux plus être un de ces hommes sans foyer. Nous fonderons une famille, une de ces îles qu'ils menacent... Et j'aurai mon métier...
Il se mit au lit. Il transpirait. Il avala de la quinine. "De profundis... Me voici de nouveau au fond de l'abîme, et ma couche est baignée de sueur..." D'incohérentes visions lui traversaient l'esprit. La malaria --l'Afrique-- restait son maître sur la terre natale.
Chapitre XIII LA MAISON DE CARTON
I
Sous la moustiquaire étouffante, étendue auprès de Pierre, Jeanne ne parvenait pas à s'endormir. Ce crissement ininterrompu des grillons, ce coassement obsédant de crapauds qui remplissait la vallée, ces cris bizarres d'oiseaux traversant les arbres contournés, et, à travers la fenêtre où deux essuie-mains servaient de rideaux, cette lune jaune qui venait éclairer le figure lasse de Pierre endormi, tout ce décor de sa première nuit de Congo lui paraissait irréel, redoutable. Ce matin, elle avait franchi la frontière si heureuse, si remplie d'un allègre espoir! Après ces sept interminables journées de train, chaudes, poussiéreuses, éreintantes, elle avait tant aspiré à être dans leur ville, dans leur première maison. Elle n'aurait pu imaginer alors cette chambre à coucher, si étroite qu'on ne pouvait tourner autour du lit, son seul meuble, qu'en frôlant le mur... Le mur? Non, comment faut-il dire pour une simple paroi de carton? Une maison de carton, sur pilotis, entourée d'une parcelle embroussaillée. Pierre avait dit: "Tu verras, on nous attend, tout sera préparé." Des collègues les attendaient à la gare, en effet. "Il est tard, avaient-ils dit, nous irons souper au Cercle pendant qu'on conduira vos valises chez vous." Au Cercle, on avait dû rester au dehors, parce que les femmes n'étaient pas admises. Par faveur, on leur avait consenti cette demi dérogation, souper sur la terrasse, à peine éclairée, harcelée de moustiques. Immédiatement, Sven et Galbroeck, un nouveau substitut, avaient commencé de parler service, et tout le repas avait été accompagné de potins judiciaires auxquels elle n'avait rien compris, ils n'avaient pas essayé de l'y mêler. Puis on s'était mis en route. "Vous verrez votre maison, elle n'est pas grande, expliqua Sven, mais il y a assez de pièces, et ce fut difficile de vous en trouver une, nous subissons une crise de logements. Nous y avons disposé tout ce qui pouvait vous être utile, j'ai moi-même préparé une carafe d'eau filtrée et un verre." Et c'était une maison de carton vert-sale, avec un mobilier de pitchpin rudimentaire, une table, quatre chaises, un buffet vide, un lit dans une chambre, un lavabo et une minuscule garde-robe lingère dans une troisième. A peine l'indispensable, mais les pièces étaient si petites qu'elles s'en trouvaient encombrées. "Voilà la maison, et voici la carafe. Dormez bien, les amoureux!" avait fait Sven, et il les avait laissés. Une carafe, mais rien d'autre. Les malles n'étant pas encore là, ni draps, ni couvertures pour le lit. A la lueur d'une bougie, ils avaient, des valises, tiré des serviettes de toilette pour les fenêtres sans rideaux, ils s'étaient étendus sur le matelas en se couvrant de leurs gabardines. Combien tout, les hommes, la nature, ce qu'on appelait une maison, se révélait inhospitalier, étranger. C'est cependant ici qu'il allait falloir vivre...
Heureusement, il y avait Pierre. Pierre, si aimé, si décevant aussi. Je revois la nuit de son retour, à Liège, cette chaude nuit de juillet, la sonnette qui vibre, et le moment unique, quand la grande porte s'est ouverte et que je me suis jetée dans ses bras. Puis on est entré dans le salon, on a bavardé en famille, et j'ai pu le regarder. Comme il était changé: sérieux, sec, préoccupé de cent questions qui nous étaient étrangères, excité contre les négriers, l'administration, les Anglais... Je riais, je l'embrassais encore, mais dans sa face amaigrie, ses yeux enfiévrés étaient remplis des visions de son terme et ne me voyaient pas. Pendant nos fiançailles, et depuis notre mariage, non, je ne retrouve pas là Pierre joyeux, expansif et tendre de naguère. Ce qu'il a dû souffrir! Il m'aime pourtant, je n'en puis douter quand je sens la passion qui le transporte chaque nuit, la lampe éteinte. Quel enivrement! Puis il s'endort soudain, lourdement, comme maintenant. Je lui dis. "Tu n'es plus un Pierre, mais une pierre!" Cela ne le déride pas, il ne s'égaie pas de mes essais de plaisanteries, on dirait que je l'agace quand je ris. Et je ris souvent, je me sens malgré tout si joyeuse, si heureuse d'être sa femme. Est-il possible de ne pas s'aimer, quand on n'est que deux, qu'on a tout quitté, et tous. Cet instant sacré, quand on a enlevé la passerelle du paquebot, que l'Europe a commencé à s'éloigner de nous, nos parents, nos amis, les paysages de notre continent, les choses familières, pour nous laisser à deux, partant vers un monde nouveau, ne pouvant plus compter sur personne, que l'un sur l'autre. Comme, plus encore qu'au moment du "oui", des cérémonies, j'ai senti en ce moment-là que je me donnais toute à lui! Et comme il m'a étreinte! Non pas comme s'il assumait ma protection, mais plutôt comme si lui aussi se sentait faible et se confiait tout à moi. Deux enfants abandonnés qui se blottissent l'un contre l'autre pour se préserver du froid, se réchauffer mutuellement. Comment pourrait-on oublier de telles minutes...
Se préserver du froid! Que je suis bête, qu'il se moquerait, lui si intelligent, si je lui avouais ces pensées, parler de se réchauffer alors qu'on languit sous cette moustiquaire, dans cet air étouffant. Maison de carton, tu n'as accueilli qu'une jeune sotte. Tu es minuscule, sans rideaux, et je ne sais pas comment nous déjeunerons demain, car ils n'ont préparé ni vivres, ni vaisselle. Mais qu'importent ces grillons et ces crapauds, et ce lit sans draps, nous nous aimons, nous serons heureux... Et puis, il y a la carafe: amour et eau fraîche!
Un coq chante. Pierre ouvre les yeux: de ses années de brousse, il a gardé ce réveil matinal. L'aube point, glauque, entre les feuillages. Sa première pensée est pour la conversation d'hier soir, ce que Sven à table lui a dit du travail qui l'attend au parquet, ces bandes de voleurs noirs, ces conflits incessants à propos des indigènes qui désertent leur travail et qui eux se plaignent de la façon dont les patrons les traitent... Un poids pèse sur son bras, l'ankylose. Il tourne la tête, il regarde. C'est Jeanne, elle s'est endormie toute recroquevillée dans cette gabardine, s'appuyant sur lui comme pour lui demander protection. Une fois de plus, il la contemple, étonné de la voir là contre lui, son épouse. Cette femme inconnue, belle, tendre, il ne peut le nier, mais forte, toute en bavardages et en éclats de rires, parlant abondamment cuisine, modes, ménage, alors qu'il a, tout un terme, vécu du rêve de sa mince fiancée, de sa chère gosse, secrète et passionnée. Il revoit la nuit de son retour, et sa sensation d'être accueilli par une étrangère quand cette fille aux joues rondes s'est jetée dans ses bras... Jeanne... Parfois, mystérieusement, quand nous sommes seuls dans l'ombre de la nuit, un miracle s'opère. Une ardente pression de sa main, un silence, un baiser, et je la retrouve, je sens que c'est elle qui se presse, toute palpitante, dans mes bras. Inoubliables heures! Mais le lendemain, le sortilège s'abolit, c'est l'autre Jeanne qui s'éveille en me parlant du linge, des achats, et même en voyage se préoccupe de cent détails, matériellement importants peut-être, mais qui paraissent si frivoles, auprès de l'amour que j'attendais...
Il essaya de se dégager. Jeanne ouvrit les yeux.
- Mon chéri, tu me laissais dormir. Et nous avons tant à faire aujourd'hui, il faut s'installer, ce sera une journée si remplie... Mais d'abord, comment déjeunerons-nous? Il n'y a rien ici, pas une tasse, pas une assiette, pas un morceau de pain. Une bouteille d'eau et un verre! J'aurais pleuré hier soir, mais je ne puis maintenant m'empêcher de rire en revoyant ton procureur dire qu'il avait pensé à tout.
- Ce pauvre Sven, je crois qu'il n'y a mis cependant aucune mauvaise volonté!
- Mais non, mon chou, c'est un homme, Tu n'as pas le droit de te moquer de lui, tu en aurais fait autant! Ecoute, dans la valise, nous avons encore une boite de biscuits de voyage, on s'en contentera. Puis, dès que les magasins seront ouverts, nous irons acheter de tout. Il faudra que tu te débrouilles pour faire amener de la gare les malles qui contiennent la vaisselle, le linge, les tissus pour rideaux. Mais nous devons nous procurer des casseroles, des provisions...
- Des boys.
- Enfin, tu dis quelque chose de pratique!
On s'habille, en se cognant aux cloisons, on a moins d'espace que dans la cabine du steamer ou dans le train. Puis on fait dînette sur un coin de table.
- Tiens, voilà une nappe. Et voici du saucisson, des fruits, une boite de lait. Dis que ta petite femme est ingénieuse... Dis qu'elle a été prévoyante d'acheter tout cela. Dis que tu as un trésor d'épouse, embrasse-moi... Cependant, je ne me serais jamais imaginé cette habitation de poupée. Hier soir, j'étais prête à pleurer, mais avoue que c'est comique. Au Congo comme au Congo, mais si tu peux en obtenir une plus grande, ce ne sera pas plus mal. Tu essayeras? Je sais que tu as horreur de demander, même ce qui te revient, mais si ce que nous croyons est exact, si notre espoir se réalise, où vois-tu ici place pour un berceau? Dis-moi que tu m'aimes, papa, tu as l'air plus embarrassé qu'heureux. Alors, on fera tous ces achats ce matin?
- Ce n'est pas si simple, je dois aller au parquet, je suis magistrat.
- Déjà ton parquet!
- Simple prise de contact. Puis des visites protocolaires, la douane pour les bagages. Il faudra bien que tu essaies de te débrouiller sans moi. Se jeter à l'eau est encore la meilleure façon d'apprendre à nager. Regarde, dans cette rue, tu verras un grand magasin, la S.C.M. Là, tu trouveras tout ce qu'il te faut, batterie de cuisine, provisions. On te l'apportera, nous ferons encore un dîner froid ce midi. Et j'aurai ramené des boys...
Jeanne se mit en route sous le soleil par l'avenue que son mari lui avait indiquée. Sortir en casque pour la première fois, c'est un événement. L'avenue était de terre rouge battue, aux flancs ravinés par les pluies, avec des accotements envahis par les herbes et impraticables. Il n'y avait d'ailleurs aucune circulation, pas un piéton, une ou deux fois seulement elle fut dépassée par un cycliste noir. Des deux côtés, des arbres, restant de la forêt où avait été taillée la ville, et, blotties parmi eux, des maisons, comme de minuscules villas ou des cases de tôles, où des boys en bavardant étalaient sur des cordes les couvertures rouges et la literie de leurs maîtres. Maisons à peine garnies, d'où on sentait que tout soin féminin était absent, maisons vides, car à cette heure tous les blancs étaient à leur bureau. Plusieurs cependant étaient entourées de parterres multicolores, de hautes marguerites roses, blanches ou mauves -- des cosmos, lui a dit hier Pierre --, des zinnias, même des rosiers. Et ces grappes mauves des bougainvilliers, ces montées de volubilis bleus, que c'est pittoresque! mais que cette avenue est longue... Enfin, voici un peu plus d'animation, quelques groupes de noirs marchant l'un derrière l'autre comme s'ils suivaient un sentier étroit. Et voici des magasins, mais ce sont minces bicoques, avec des pagnes étalés sur des cordes, des sacs de maïs et de farine que l'on vend à des négresses à la coupe, des accordéons. Est-ce donc cela, les fameux établissements dont Pierre lui a parlé? Elle aborde deux ou trois noirs: "Où est la S.C.M.?" Ils répondent en une langue inconnue avec des gestes de regret, ils n'ont pas compris. Voici un blanc: pas plus de succès, il ne parle qu'anglais. Elle recommence sa tentative, mais dans cette ville personne ne semble comprendre le français. Elle se sent désemparée. Cependant qu'est-ce que Pierre penserait d'elle si elle rentrait sans rien? Toutes ces boutiques se valent. Elle entre dans la première venue, et, par gestes, à un vieux juif qui lui parle un jargon allemand, elle achète des casseroles de fonte d'un type primitif, des sardines portugaises, des boites de beurre poisseuses, un pain dur... Que tout cela est de mauvaise qualité, à combien de privations faut-il s'attendre si la ville n'a pas d'autre approvisionnement. Pour ne pas se perdre, elle revient sur ses pas, retrouve sa maison, la plus petite, la plus négligée de toutes, et en déballant ses piètres achats, seule entre ces murs vides, pour la première fois le découragement la gagne et elle se met à pleurer.
C'est ainsi que Pierre la trouve une heure plus tard. Il est suivi d'une théorie de noirs qui apportent les bagages.
- Des larmes ? Qu'as-tu ? Tout marche si bien. Voici les malles, et un boy. Sais-tu qui ? Mon vieux Katako, qui m'attendait au parquet. N'est-ce pas merveilleux ?
- Bozou, Madame, fait le noir avec un large sourire.
- Bonjour, Katako.
- Moi Alibet, Madame.
- Oui, j'oubliais de te le dire, maintenant il est baptisé, il s'appelle Albert.
- Alors, bonjour Albert!
- C'est très bon, madame, bwana avoir une madame maintenant!
- Eh bien, qu'en dis-tu?
- Tout cela est parfait, mais, chéri, je me sens si seule en ce pays, ne m'abandonne pas, n'oublie pas que tu es tout pour moi. Je me suis sentie si étrangère dans ces rues...
- T'abandonner? Voyons, tout cela n'est pas raisonnable. Mais qu'est-ce que ceci? Tous articles pour noirs. Où as-tu pu aller dénicher ce bric-à-brac?
De nouvelles larmes, un récit, et puis tout s'explique.
- Que je suis distrait! Pardonne-moi, s'écrie Pierre, je me suis trompé de rue. C'est dans l'avenue suivante que se trouvent les magasins pour Européens, je t'ai envoyée au quartier juif, chez les petits trafiquants pour nègres. Je comprends ton dépaysement. Allons, console-toi. J'ai une heure à moi, je vais t'accompagner...
II
Dès le lendemain, une routine s'établit dans leur vie. Peu après huit heures, Pierre partait au parquet, tandis que Jeanne s'attardait à sa toilette, puis se rendait elle-même au centre de la ville pour faire des achats. Ceux-ci étaient vite terminés, car ils ne comprenaient ni la viande, ni les légumes, ni le pain. Chaque soir les boys du boucher et du marchand de légumes passaient pour prendre la commande et l'apportaient pendant la matinée. Le boulanger venait aussi régulièrement, et des prisonniers amenaient le bois pour la cuisine. Il restait donc à la jeune maîtresse de maison bien peu d'articles à aller choisir et commander elle-même. Mais il lui fallut des semaines pour s'habituer aux commerçants, parfois si bizarres. Elle partait par les avenues larges et vides, bordées pêle-mêle de parcelles inoccupées et broussailleuses, de bars et baraques dignes du Far-West, et de magasins sans étages, aux multiples vitrines. Pierre l'accompagna quelques fois tant il la sentait désorientée. Les bouchers étaient, l'un Bulgare, l'autre Polonais, un troisième Ecossais. Ils avaient l'air agressif, leurs viandes étaient découpées d'une façon toute différente de ce qu'on lui avait appris à l'école ménagère, leurs nombreux garçons étaient uniformément pourvus d'un tablier vert. Quand on approchait de leurs boutiques, on entendait toujours des cris: ils se disputaient avec les clientes noires auxquelles ils imposaient d'office des morceaux de rebut. Chez le Bulgare, on apercevait sa femme, une beauté grecque classique, à l'air éternellement morose.
- C'est, si l'on peut dire, l'héroïne d'un vaudeville d'amour, fit Pierre.
- Comment cela? Le Bulgare n'a en tous cas pas l'air d'un héros.
- On raconte qu'elle était, en Rhodésie, l'épouse d'un cantonnier Grec. Que ce mari, rentrant un jour chez lui à l'improviste, la surprit avec le boucher en galante posture. Il éclatait, saisissait déjà une arme, quand le Bulgare l'a interrompu: "Allons, ne te fâche pas, discutons en hommes d'affaires. Fais un prix, combien veux-tu pour me la laisser?" On prit du whisky, des verres...
- Cela ne pouvait manquer dans une histoire coloniale!
- Et en buvant, on marchanda. Enfin, une somme fut fixée. Et la voilà. Elle a plus de luxe ici que chez son cantonnier, mais le Bulgare est d'une jalousie féroce et la rosse sans cesse.
Le marchand de fruits était un juif allemand qui passait sans transition de la servilité à la hargne. Un des principaux magasins, grande bâtisse de tôles, s'intitulait "Reuben Goldman et Cie, succursale de Johannesburg". En fait, expliqua Pierre la firme était formée de deux frères qui, associés à Johannesburg et n'y réussissant pas, étaient partis, l'un pour Chicago, l'autre pour Elisabethville. Ainsi l'affaire avait deux maisons et celle du Congo était gérée par Daniel Goldman, petit Juif à la figure poupine et aux boucles blondes. On y trouvait un invraisemblable assortiment des marchandises les plus diverses, "depuis des punaises sélectionnées jusqu'à un cercueil d'occasion", disait-on plaisamment, venant de tous les pays, sauf d'Europe. Leurs achats fait, en anglais, car pas un membre du nombreux personnel ne connaissait un mot de français, les époux furent aimablement accueillis à la caisse par un grand gaillard aux traits fortement découpés.
- Monsieur le Substitut, très heureux de vous revoir.
- Tiens, monsieur Fergus Mac Ivor, comment allez-vous?
- Vous êtes donc marié? Bienvenue à la jeune dame, fit l'Ecossais.
- Oui, monsieur Mac Ivor, elle m'avait attendu. Et vous, le célibat ne vous pèse pas trop?
- Mais je suis marié!
- Vous avez oublié si vite votre Flora?
- Non, c'est elle qui est ma femme. Le mois dernier j'ai reçu d'elle un télégramme: "Suis veuve, Si voulez toujours de moi, soyez Capetown le 15 décembre, arriverai par s.s. Durham Castle". Son mari était mort, quel coup de la Providence! Notre langue anglaise est belle et économique, cher monsieur. J'ai pu lui répondre en câblant un seul mot: "Allright". Je suis allé à sa rencontre, on s'est marié au débarqué, et nous sommes parfaitement heureux...
Ainsi les magasins étrangers, les plus nombreux, regorgeaient de figures pittoresques qui désorientaient un peu la Liégeoise. Les firmes belges étaient presque toutes des sociétés anonymes. Leurs vendeurs se montraient généralement aimables, loquaces, mais aussi souvent déprimants par leurs récriminations contre le climat, l'administration, leurs traitements, les noirs surtout. D'autres prenaient un air distant, comme s'ils disaient: "Voilà mes marchandises, je consens à vous les vendre. Si vous ne les voulez pas, cela m'est parfaitement égal".
Ces quelques achats terminés, Jeanne rentrait dans sa maison minuscule. Déjà, d'ailleurs, la chaleur rendait la marche peu agréable. Chez elle, aucune occupation ne l'attendait; les boys automatiquement accomplissaient tout l'ouvrage. Parfois elle leur donnait des instructions, essayait de réformer quelques pratiques qu'elle jugeait défectueuses, mais le résultat était rarement heureux, les noirs ne comprenaient pas et leur façon de faire était adaptée aux usages locaux. Pas de raccommodages, tout le linge était neuf. Alors Jeanne lisait, brodait. Que le temps était long, dans l'unique pièce où elle pouvait se tenir, la salle à manger, étroite et surchauffée... Chaque fois qu'il fallait le moindre objet, elle devait le tirer des malles, reléguées sous le lit. Aucun passage dans l'avenue, sinon quelques noirs allant, une serviette à la main, faire des achats pour leur maître.
Un coup de canon tiré à l'autre bout de la ville, au camp militaire, annonçait midi. Des blancs commençaient à passer, revenant du bureau en vélo. Ils discutaient bruyamment. Pierre était toujours l'un des derniers. Déjà le boy apportait la soupe sur la table, car il savait le maître affamé. Jeanne essayait de faire la petite chronique de la matinée, raconter ses emplettes, ses expériences de jeune africaine. Elle signalait les rideaux neufs, l'entremets ou le dessert inédit qu'elle avait ajouté au menu au prix d'un long stationnement dans la cuisine au fourneau rudimentaire, au feu de bois fumeux. Mais Pierre était absorbé. Soudain, ses préoccupations éclataient. "Figure-toi, cette nuit un vol a été commis... Lampart n'est arrivé qu'à onze heures... le procureur a reçu une lettre..." Le parquet, il ne se préoccupe que de son parquet, pensait-elle avec amertume, moi je n'existe pas pour lui. Taisons-nous, elle écoute à peine, se disait-il, elle ne s'intéresse qu'à ses vaines histoires de ménage. Elle ne comprenait pas que le métier est une part essentielle de la vie de l'homme, qu'elle ne pouvait être vraiment sa compagne qu'en acceptant de devenir la confidente de ses soucis, de ses espoirs, de ses déceptions. Il n'apercevait pas que le ménage, c'était sa vie à elle, l'occupation de ses longues heures, et surtout, que c'était pour lui qu'elle s'en tracassait, que ce souci de varier le menu, d'avoir une robe coquette, une maison attrayante, venait de sa tendresse, que ces rideaux, ce plat nouveau qu'il mangeait distraitement, étaient au fond des déclarations d'amour, d'un amour que ces menues indifférences blessaient.
Alors, il regardait autour de lui, comme si quelque chose lui manquait; vieille habitude du temps où il était seul en brousse, il lui fallait un livre sur la table, il se mettait à lire en mangeant. Un roman banal qui le rendait plus distrait encore et l'empêchait d'apprécier le dessert qu'elle était allée préparer elle-même dans la cuisine enfumée et dont elle espérait tant de joie. Bientôt il repartait, et Jeanne se retrouvait seule entre les murs de carton.
A la soirée, ils firent parfois des visites chez deux ou trois magistrats ou fonctionnaires mariés. Sven était l’époux d'une grande Norvégienne blonde, fraîche, souriante, mais qui ne connaissait que quelques phrases de français qu'elle répétait lentement, en s'appliquant. Cette fois, et quand les Scandinaves réciproquèrent, les deux femmes s'étaient vite tues et les maris avaient recommencé à parler service. Ailleurs, ils tombèrent dans des réunions bruyantes, comme celles d'autrefois chez Brunnehilde. Chaque dame était ainsi l'étoile d'un petit univers, la reine d'une cour, et, obligée de se consacrer à ses soupirants bavards et buveurs, n'avait guère de temps pour la nouvelle venue. Quelques collègues célibataires vinrent dans la maison de carton faire acte de politesse. Mais on n'avait pas de fauteuils et Pierre, avec l'éloignement pour les groupes que lui avait laissé son premier terme, se montrait peu cordial. Jeanne était intimidée à jouer pour la première fois la maîtresse de maison. Lors de la visite du procureur Turenne, qui leur avait fait l'honneur de se présenter un des premiers, elle s'était trompée de bouteille et lui avait versé un verre d'huile au lieu de porto. Avec sa grande courtoisie, il l'avait bu sans sourciller, et l'erreur n'avait été découverte qu'après son départ, mais depuis, chaque fois qu'on venait les voir, elle se sentait sur le qui vive, inquiète, empruntée.
Certains après cinq heures, ils prenaient leurs vélos pour une courte promenade, parfois dans la ville, plus souvent dans la forêt remplie de murmures, de bruissements, de soleil déclinant. C'étaient leurs meilleures heures. Mais d'autres jours, la pluie tombait, persistante. Ils étaient confinés dans leur petite case, lisant, étendus dans des transatlantiques. Après le souper, Jeanne se remettait à broder, Pierre à lire, à la lueur de la lampe à essence qu'il fallait pomper sans cesse pour en raviver la flamme. Il s'endormait sur son livre, et bientôt Jeanne disait: "Tu n'en peux plus, mon amour, si l'on allait au dodo..."
Pierre était là, près d'elle, tant d'heures chaque jour, et cependant elle se mettait à souffrir de ce mal africain qu'il lui avait décrit, la solitude.
Lui ne la ressentait plus. Les heures du parquet était si vivantes, ces études en commun, ces visites de blancs et de noirs, ces enquêtes qui étaient des combats et qui vous faisaient pénétrer dans les tréfonds des cœurs humains, dans la mentalité de ces indigènes primitifs, ou dans celle, non moins curieuse, des aventuriers cosmopolites. Sven était cordial, on collaborait entre amis. Lampart provoquait chaque jour des scènes de comédie bouffe. Les yeux rougis, la face bouffie, il n'arrivait qu'avec d'invraisemblables retards dont il s'excusait en invoquant des maladies moliéresques. Presque toujours, il trouvait sur son bureau une note de Sven. "Je signale à Mr Lampart qu'il a 9 témoins à interroger aujourd'hui... que 119 de ses affaires sont en retard... qu'il y a chez lui 27 dossiers qu'il semble ne pas même avoir ouverts..." Lampart bondissait chez Minguels. "Qu'a encore le procureur, il me traite en incompétent, moi qui, en 1899..." Il entamait une interminable histoire. Mais le Scandinave surgissait, agitait ses longs bras: "Sapristi, Lampart, si vous êtes incapable de rien faire, laissez au moins travailler Minguels! Lampart disparaissait, mais bientôt on percevait sa voix chez Galbroeck: "Vous avez entendu le procureur? On ne peut plus dire un mot, maintenant!".
En même temps, des fils se renouaient entre cette vie de la ville et le terme passé de Pierre. Sven lui confiait l’examen des dossiers que Gillart envoyait de Kyombo. Un jour, il dut aller inspecter la prison. Il y trouva Van Ryck, détenu zélé, employé aux écritures, qui l'accueillit avec un regard écœurant de fourbe déférence. Puis il alla voir les prisonniers noirs qui, à l'heure du repas, accroupis dans la grande cour, jacassaient malgré leur chaîne. Tout-à-coup, une voix joyeuse retentit.
- Bwana, vous voilà! Vous êtes juge ici, maintenant, c'est bien.
- Qui es-tu, toi?
- Vous ne me reconnaissez pas? Kasongo!
En même temps, le nègre en pagne bleu, en vareuse à raies jaunes et bleues se retournait gaiement vers ses compagnons.
- C'est mon bwana, le juge de Kyombo, celui qui m'a mis en détention!
C'était bien le maigre adolescent qui, par une affreuse superstition, avait cruellement assassiné, dépecé, brûlé sa tante. C'était lui, mais grossi, l'œil clair, la peau saine, il paraissait un autre homme, au regard franc et dévoué, qui, tout ému, répétait encore. "Mon bwana, mon bwana".
- Il se conduit bien, dans quelques mois on pourra lui accorder sa libération conditionnelle, fit le directeur de la maison centrale.
On parlait souvent au parquet de la vie du Cercle. Pierre refusait de s'y inscrire à nouveau, il s'y était trop ennuyé et ne désirait pas abandonner Jeanne pour s'attarder à des apéritifs, à des banquets coûteux. On lui disait. "Il y a des devoirs de rang... De temps en temps d'ailleurs, les femmes sont admises, on danse. Madame Minguels doit avoir besoin de distractions..." Mais Jeanne l'encourageait dans son refus. "Qu'y ferais-je? Tu me suffis. D'ailleurs, dans mon état..." Cependant la chronique ne cessait de répéter les blagues incessantes du procureur Turenne. Un jour, Pierre rentra chez lui hilare.
- Une bien bonne. Figure-toi qu'hier soir, s'étant attardé au Cercle sans lanterne, le docteur Rossino s'est dit. "A mon tour de faire une farce!" et il a enlevé la lampe d'un vélo qui se trouvait là. Hélas, il s'est trompé, ce n'était pas la machine d'un autre membre, mais d'un ouvrier venu pour une réparation. Alors ce matin, on a reçu une lettre du Procureur Général nous disant que l'ouvrier déposait plainte du chef de vol, qu'il fallait interroger le docteur. C'est Galsbroeck qui a eu la corvée, César fulminait, s'agitait, et finalement il s'est écrié. "Que celui-là ne tombe pas malade, il verra quoi si je le soigne!"
- Mais c'est affreux!
- Le plus drôle, c'est que l'ouvrier n'avait déposé aucune plainte, le tout était un bateau que nous montait Turenne. Quand le docteur l'a appris, il ne cessait de répéter que Galsbroeck avait admirablement conservé son sérieux en le questionnant. Rien d'étonnant, Galsbroeck était victime, lui aussi. Tordant, ne trouves-tu pas?
- Oui, mais, Pierre, quel vilain bonhomme, ce médecin. Au fond, on rit ici de choses dont on devrait pleurer.
- Surtout, ne lui montrons pas ce que nous pensons de lui, nous allons en avoir besoin. Il sera prudent d'aller chez lui pour qu'il t'examine.
Ils se rendirent à sa consultation, dans l’hôpital rudimentaire aux plaques de tôle déjà rouillées.
- Docteur, nous venons... nous croyons que ma femme...
- Parfait, parfait, c'est sans importance, c'est encore assez tôt, je vous ferai disparaître cela très facilement...
"Comme vous voulez!" dit-il quand on le détrompa. Jeanne en était encore toute émue, quand ils eurent ce soir là la visite du gros Meunier. Il pontifiait, il donnait à la conversation ce qu'il appelait un tour philosophique. Et tout-à-coup Jeanne comprit mieux la scène du matin.
- Voyez-vous, madame, disait le fonctionnaire avec gravité, la morale doit s'adapter, elle ne peut être la même ici que dans les vieux pays. Les ménagères! Oh, en principe, je les réprouve, mais en fait, il faut savoir comprendre. Les enfants, on ne peut pas en avoir ici, chacun sait que sous les tropiques ils ne se développent pas bien, la race dégénère. En tous cas, on manque d'expérience, ce seraient de véritables cobayes...
Ils restèrent dans la maison de carton de longues semaines. Pierre multipliait les démarches pour obtenir un logement décent, mais cela dépendait de l'administration, et le vieil esprit de concurrence entre les services n'avait pas disparu. Les habitations libres étaient immédiatement attribuées à des fonctionnaires: le président du tribunal d'appel lui-même avait dû, pour obtenir une installation convenable, faire d'office transporter ses bagages dans une maison à étage qu'on venait de construire pour un fonctionnaire d'un rang inférieur au sien, puis dire "J'y suis, venez me déloger si vous l'osez!" On répondait à Pierre. "De quoi vous plaignez-vous? Vous avez un nid d'amoureux..." Mais les heures désœuvrées que Jeanne passait dans ce nid lui paraissaient bien longues.
Quand revint la belle lune, plusieurs fois, ils sortirent après le souper, se donnant le bras, au hasard des avenues. Ils allèrent ainsi un soir par le quartier de petits magasins où elle s'était égarée en faisant ses achats le lendemain de leur arrivée. De hautes herbes envahissaient le chemin comme si la forêt essayait de reconquérir son domaine. Fermées, les boutiques basses étaient invisibles, on avait l'impression de se promener dans un grand parc négligé. Tout-à-coup, ils entendirent s'élever le chant d'un violon. C'était du Schuman, du Beethoven, du Chopin, que l'artiste nocturne nuançait avec un sentiment profond. Sous son archet, chaque morceau devenait la plainte d'une âme mélancolique, pleurant nostalgiquement on ne savait quel paradis perdu. Jeanne se pressait contre son mari. Elle aussi se sentait si seule, si loin de la patrie absente. Cette ville, avec ses gens, sa nature, ses usages, sa morale, lui paraissait étrangère. Pierre, si tu ne m'aimes pas, que deviendrai-je ici? Lui aussi, en écoutant l'artiste inconnu, se rapprochait d'elle, comme pour se protéger contre cette solitude des cœurs que dénonçait le violon... D'autres soirs, instinctivement, ils revinrent dans les mêmes avenues. Une ou deux fois, ils entendirent encore l'âme souffrante, sans parvenir à le localiser. Pierre en avait parlé, mais personne ne le connaissait, il semblait qu'eux seuls eussent perçu les sons de l'instrument mystérieux. Mais d'autres fois, ils rencontrèrent dans ces rues des groupes avinés, des vacarmes de querelles montaient de cabarets aux allures de coupe-gorge. Ils abandonnèrent les promenades et recommencèrent les soirées sous la lampe.
Chapitre XIV L'ILE VERTE
I
La maison de tôles qu'on leur attribua enfin était immense; sur de hauts pilotis goudronnés, elle comprenait une vaste terrasse dont les planches tressautaient à chaque pas, cinq grandes chambres aux parois de bois uniformément peintes en vert et défraîchies, des pièces annexes, magasin, office, une autre véranda à l'arrière, le tout recouvert d'un haut toit débordant dont les tôles, surchauffées le jour par le soleil, se refroidissant brusquement pendant la nuit, se gondolaient bruyamment. L'intérieur paraissait vide, tant leur mobilier y était perdu. Ils avaient bien acheté quatre fauteuils et une table d'osier, des guéridons et quelques chaises d'occasion que Joris Van Neren, menuisier des travaux publics renommé pour son habileté et sa complaisance, leur avait aimablement retapés. Mais le tout restait mesquin pour occuper notamment leur "salon", la pièce du milieu, de six mètres sur cinq, qu'ils appelaient plaisamment leur salle de bal.
La maison était située à l'extrémité des avenues alors tracées: trente ans plus tard, quand le plan primitif serait complètement réalisé, cet emplacement devait être considéré presque comme central, mais alors il jouxtait la forêt. A cent mètres se cachaient dans les arbres deux maisons basses de commis célibataires. En dehors de ce voisinage, il fallait dix minutes pour atteindre les habitations les plus proches. La parcelle était vaste, large et occupant en profondeur tout l'espace entre deux avenues. Elle avait été en grande partie défrichée par l'occupant précédant, qui avait commencé sans succès un potager de rapport. Mais elle conservait de hauts arbres d'où dégringolaient en cascade des lianes feuillues aux membrures nouées. Deux termitières grandes comme des maisons étaient recouvertes d'un inextricable fouillis d'arbrisseaux et d'euphorbes.
Jeanne était émerveillée par cette luxuriance végétale. Elle ne cessait, aux heures où le soleil atténuait ses rayons, de parcourir les sentiers en répétant: "Qu'importe l'isolement! Nous serons heureux à deux sur cette île verte. Et quel paradis merveilleux pour notre enfant!" "Sois prudente, répliquait Pierre, ce coin de la forêt a la réputation d'être hanté par les fauves. Il y a deux mois à peine, un lion est venu happer un noir endormi sur la véranda de nos voisins." Elle riait insouciante. Elle se monta un petit poulailler. Avec l'aide des boys, on commença à semer des radis, des salades, des balsamines, et c'était un plaisir chaque jour renouvelé d'épier la sortie des pousses vertes, ou d'aller recueillir les premiers œufs minuscules des chétives poules indigènes. On tendit tout un réseau de fils sur les vérandas pour y faire grimper des volubilis et des belles de jour.
La cuisine était un petit bâtiment relié par un passage couvert à la véranda arrière. De cette véranda, Jeanne pouvait gouverner tout son petit monde, elle commençait à connaître assez de kiswaheli pour diriger Albert-Katako, Kipopo, le cuisinier à la haute chevelure et aux yeux saillants, et le gamin qui les aidait, maigre, intelligent et rieur. Et, devant les basses maisons des boys, derrière la cuisine, deux femmes travaillant: l'une, celle de Kipopo, changeait tous les deux ou trois jours, l'autre, petite négresse anguleuse, gracieuse cependant, avec un haut front intelligent, des yeux rieurs et confiants, puis des timidités de jeune fille, appelait irrésistiblement la sympathie: c'était Agnesi, Agnès, nouveau nom de Kilia, l'épouse de Katako "mariée devant le père", comme ils disaient pour expliquer leur union religieuse. Curieuse répartition du travail, pendant que son mari lessivait, repassait le linge des blancs, la sauvageonne à côté de lui lavait et pressait son linge à lui avec un gros fer à braises.
A pied ou en vélo, Pierre et Jeanne s'enfonçaient souvent dans la forêt toute proche. Un jour, ils s'étaient couchés au bord du sentier à l'orée d'une longue plaine herbeuse que traversait un mince ruisseau. Pierre avait tiré un livre de sa poche, Jeanne rêvassait, jouissant profondément du ciel d'un bleu si calme, de l'air si fluide, de la verdure si mollement balancée. Brusquement, un grondement retentit derrière eux, terrible. Ils sautèrent sur leurs machines, firent une course haletante comme si le fauve les poursuivait. Ils se ressaisirent en voyant leurs grands arbres, leur maison. Jeanne riait aux éclats, nerveusement, et ses lèvres se retroussaient en découvrant ses canines blanches. Agnesi, Albert, Kipopo, les entouraient avec des exclamations. "Un lion, vraiment! Beaucoup de lions ici!" Tout-à-coup, voyant ce tableau, les belles lianes, la terre brune, les termitières, et le ciel léger, et ces bonnes faces des noirs à l'émotion cordiale, Jeanne ressentit un ravissement étonné. "Mais j'aime ce pays, cette nature, ces gens, jamais plus je ne pourrai les oublier, ils sont à moi, je suis à eux. Je continuais à dire "chez nous" en pensant à mes parents, à ma vieille rue irrespirable d'Europe. Mais "chez nous", c'est mon ménage, c'est ici désormais, et je crois que c'est en rentrant là-bas que je me sentirai en exil!".
II
Le lendemain, Pierre était allé chez Mr Donat commander du vin -- Hermitage et Drakenstein généreux que le Verviétois faisait venir du Cap -- quand il rencontra François Préalle. Il n'avait pas encore pensé à lui depuis son retour. Mais entre pays on a vite renoué connaissance. "Venez donc nous voir, fit le comptable, nous serons si heureux." Ils y allèrent le soir même, dans la petite maison de briques à l'aspect si banal.
L'amitié a ses coups de foudre comme l'amour. Les deux femmes se sentirent immédiatement en vive sympathie. Pour la première fois, avoir quelqu'un à qui parler du pays, de la ville, de la Meuse, quelqu'un qui s'intéresse à vos parents, qui retient le nom de votre petite nièce. On se revit bientôt, on devenait inséparables. Plus âgée de deux ans, plus ancienne coloniale de dix mois, Gabrielle se sentait maternelle pour cette Jeanne, si neuve, si timide, qui lui demandait mille conseils et montrait naïvement son amour pour son Pierre devenu si sérieux. La voix chantante, grave, aux "r" roulants, se mêlait aux éclats de rire frais. Bientôt Gabrielle apprit à son amie son secret, déjà apparent; leur bébé ne tarderait plus. En rougissant, Jeanne l'embrassa: le bonheur à partager était double. Elles parcoururent ensemble les magasins, découvrant parmi les cotonnades pour noirs de charmantes indiennes dont elles confectionnaient des robes, des rideaux, des coussins. Ouvrant ensemble des langes, des bavoirs, des chaussons minuscules où l'on imaginait déjà voir s'agiter de mignons petons roses. On commanda deux berceaux semblables chez le même colon. Elles discutèrent longuement si on les garnirait de rubans roses ou de rubans bleus. Quelles heures de félicité que de broder de petits draps de lit, de tricoter des couvertures, tous ces travaux où l'on s'est tant aidées, les aiguilles passant de l'une à l'autre, que, le charmant ouvrage terminé, on n'aurait pu dire laquelle des deux amies en était l'auteur...
A la soirée, les maris revenaient de leurs bureaux, et c'était pour eux un plaisir toujours renouvelé de voir les deux femmes rapprochées, Gabrielle, dont un doux sourire adoucissait la beauté royale, Jeanne vive, riant, tourbillonnant comme un oiseau. En prenant un verre de whisky, ils commentaient les événements du jour. François affectait de plaisanter les femmes, leur demandant si elles rêvaient de vêtir toute une pouponnière ou de ruiner par avance leurs rejetons par leurs dépenses...
Mais bientôt chacun reprenait le cours de ses préoccupations. Une conversation, c'est si souvent l'entrecroisement de deux soliloques! Pierre parlait d'affaires de justice. François racontait avec fierté combien, grâce à lui, la clientèle de la C.C.A. progressait. "Monsieur Agapit André s'y est mis, grâce à mes conseils, qu'il m'a demandés avec confiance, il a maintenant gagné l'expérience qui lui manquait. Nous avons vingt employés. On vient me consulter comme si j'étais un co-directeur: j'en suis parfois gêné vis-à-vis de monsieur André. On me fera certainement une situation magnifique, nous allons avoir des promotions..."
Une autre fois, François remarqua!
- Monsieur André est toujours fort aimable, mais je sens parfois en lui comme une certaine réserve... Tu te souviens, ma gitane, comme il a facilité ton acclimatement, comme il venait souvent, ne sachant quelle attention toujours nouvelle avoir pour toi. Maintenant, il a ralenti ses visites. C'était un ami...
- Voyons, interrompait Gabrielle, il s'est découvert ton ami à mon arrivée. Ses visites si nombreuses étaient légèrement indiscrètes. Ne nous plaignons pas qu'il les ait espacées.
- Il était parfois un peu importun, mais c'était fait de si bon cœur. J'espère que tu ne lui as pas trop montré... On dirait parfois qu'il est froissé. Il lui arrive de marquer un peu d'agacement quand les clients ou le personnel me parlent d'abord de certaines affaires. Et même j'ai remarqué qu'il se plaît à prendre des décisions différentes de celles que j'ai suggérées. Aussi, j'éconduis ceux qui viennent à moi... Mais il reste bien aimable, et je puis compter sur lui. Il nous a promis une plus grande maison, et alors...
François se mettait une fois de plus à décrire ses projets, ses visions. Gabrielle s'arrêtait un instant de coudre, pour l'écouter d'un air affectueusement indulgent. Pierre songeait." Quelle confiance en la bonté des hommes! Si cet André est un homme droit, sans doute il lui montrera sa reconnaissance, mais elle tarde bien à venir. N'est-ce pas un médiocre, un jaloux, que gêne la présence de ce témoin de son ancienne ignorance? Et Gabrielle nous dit-elle pourquoi ses visites lui étaient si importunes? Mais François vit dans une mirage, et c'est sans doute la forme de son bonheur!"
Au parquet, se détachant sur le train-train quotidien des affaires, deux questions revenaient sans cesse harceler le jeune substitut.
D'abord, les rixes de café. Toujours on avait eu l'habitude des bagarres éclatant subitement dans les bouges cosmopolites. Mais un nouvel établissement désespérait la police, car il rendait presque journalières ces moeurs de Far-West. C'était le "Picadilly Bar", misérable boite de tôles du quartier sud. Un comptoir et des rayons mal équarris, quelques hauts tabourets. Le tenancier était un Ecossais nommé Moore. Immédiatement une clientèle spéciale y avait afflué, tous gars d'attaque, prospecteurs ou chasseurs en rupture de brousse, mineurs américains, recruteurs marrons. Certains soirs, c'est le vide, mais trois ou quatre fois par semaine on entend des cris, des chants avinés, puis bientôt le vacarme d'une empoignade et des coups de revolver. Quand la patrouille arrive, elle trouve un champ de carnage; les débris des bouteilles, des verres, des tabourets, jonchent le sol. Deux ou trois consommateurs ont des têtes à réparer. On essaie en vain de les interroger: ils sont ivres, ils baragouinent en argot anglais avec des accents de tous les coins du globe, et surtout ils sont animés du désir très net que les agents de l'autorité ne se mêlent pas de leurs affaires.
Pierre convoque Moore comme témoin. Il voit s'amener un monsieur de taille moyenne, à la physionomie douce et souriante, impeccablement vêtu d'un costume de bon faiseur. En un français excellent, à peine teinté d'accent, il répond sur un ton déférent. Ses déclarations ne varient guère d'une fois à l'autre. Il n'a rien vu; rien entendu. Sans doute, son café n'a pas vingt mètres carrés; mais, pendant que ses clients boxaient, se jetaient ses meubles à la tête, faisaient voler ses bouteilles en éclats, lui précisément tournait le dos, il remplissait des verres, était allé prendre du gin dans la réserve, se livrait à une partie d'échecs avec un consommateur non moins nouveau pour lui. Oui, quelqu'un avait un revolver, mais c'était un homme qu'il voyait pour la première fois, qui venait d'entrer et s'est éclipsé subitement. Tout cela exposé d'une voix calme, en termes choisis où l'on ne pouvait relever ni défi, ni ironie.
Pierre devait se maîtriser pour ne pas éclater, il rageait d'être tenu en échec par ce bonhomme souriant. Il rentrait chez lui maussade. Il s'énervait alors de voir autour de lui tourbillonner Jeanne, qui l'embrassait, caquetait, fredonnait.
C'était pis encore quand les Préalle étaient là. Les plaisanteries et les commentaires optimistes de François l'excédaient. Un soir, le comptable ne tarissait pas:
- Heureusement que je reste presque tout les jours à travailler après l'heure! Tantôt, ils étaient tous partis, quand j'ai aperçu des pièces qui traînaient sur une table. Je vérifie: c'étaient des documents qui devaient être annexés à une lettre importante partie par le courrier pour la direction de Bruxelles. Heureusement, j'ai de l'initiative. J'ai pris une enveloppe, du papier, j'ai écrit: "Monsieur le Directeur Général, "J'ai l'honneur de vous remettre les annexes oubliées à la lettre 1083." Une belle formule de politesse, et J'ai porté moi-même le tout à la poste. Je les ai tirés ainsi d'un fameux embarras, Monsieur André aurait été bien ennuyé si ces papiers n'étaient pas partis. Mais il peut compter sur moi.
François se rengorgeait, Jeanne riait. Pierre était agacé, il était tenté de fuir. Soudain, il aperçut Gabrielle, si calme. Quel repos, quelle sérénité dans son noble profil. Elle leva ses yeux bruns de sa broderie et lui adressa un bon sourire complice, qui le rasséréna. Qu'importe l'agitation des autres, c'est en soi-même qu'on doit construire sa paix.
Pierre retrouvait chaque matin la même sensation de défaite quand, en arrivant à son bureau, il apprenait les nouveaux vols commis la nuit par une audacieuse bande de noirs. Ceux-ci pénétraient dans les maisons, en dévalisaient les pièces sans que jamais les habitants se réveillent. Il arrivait aux malandrins de traverser des chambres où couchaient trois, quatre personnes, d'aller dans la pièce suivante enlever des valises, des malles, des sacs de farine de quatre-vingt-dix kilos, et, par le même itinéraire, de les sortir de la maison par quelque fenêtre. Ils opéraient, non seulement à la ville même, mais à l'Etoile, à la Kafubu, à Kambove, dans dix localités, malgré les rondes et la surveillance des policiers en alerte.
En vain le substitut convoquait-il le commissaire en chef, Monsieur Charles, un homme vif au long nez dont la perspicacité était proverbiale. On ne trouvait aucun indice. Le premier pourtant, Jef Houlemans avait apporté une version originale: "J'ai reçu des confidences des boys, vois-tu, je sais y faire avec eux. Tous racontent que les voleurs agissent sûrs de l'impunité parce qu'ils possèdent un dawa, un remède comme ils disent, qui empêche les blancs de se réveiller". On orienta les recherches en ce sens, mais dans aucun cas il ne semblait possible que des substances aient été administrées aux victimes. Mais tous les noirs répétaient: "Il y a un féticheur qui vend des dawa pour le vol. Les blancs ne peuvent rien entendre!" Jef rentra un jour très fier chez Fintje, qui l'avait rejoint depuis peu. "Mission spéciale! Le procureur a confiance en moi et m'envoie à Kambove à la recherche des cambrioleurs. Tu sais que j'ai l'oeil, Crotje, je les pincerai.
- Fais quand même attention, les noirs ont tant de mauvais trucs!"
En attendant, la vie du parquet devenait intenable. Sven ne décolérait pas. Lampart passait des heures à raconter des souvenirs. "Les nègres, quels voleurs nés! Ainsi moi, en 1900..." Plus que jamais, Pierre rentrait chez lui la tête en feu. Il remâchait ses préoccupations. Quand ils étaient seuls, Jeanne avait beau essayer de lui raconter en riant les menus incidents de la journée, chanter gaiement une romance en travaillant à la layette, peu à peu, la face morne de son mari la glaçait, elle se taisait et la soirée s'achevait maussadement.
III
Des coups sur la porte de leur chambre réveillèrent les Minguels. La voix de Katako retentit toute joyeuse: "Bwana, madame, une lettre! Il y a un enfant garçon chez Bwana Préalle." Le billet que François envoyait dès l'aube était un cri de bonheur: un petit Claude était né à deux heures du matin, qui pesait quatre kilos!
Ils déjeunèrent en hâte et partirent chez leurs amis. Gabrielle montra en souriant le bébé qui dormait en serrant des poings minuscules, François raconta la nuit en plaisantant. Les Balon étaient là aussi, des familiers des Préalle: le mari, un homme corpulent d'ordinaire renfrogné, mais qui éclatait soudain en de gros rires pour les plaisanteries les plus enfantines, était fonctionnaire des Finances, la femme, blonde aux cheveux un peu fous, avait une voix de soprano légère d'une extrême limpidité. Balon agirait comme parrain en remplacement d'Albert, le beau-frère de Gabrielle, Jeanne substituerait comme marraine la mère de François: ainsi les enfants d'Afrique ont toujours une double équipe de protecteurs pour les accueillir dans la vie et les introduire dans l'Eglise.
L'heure d'ouverture des bureaux était largement dépassée quand chacun se rendit à son travail. Au parquet, Monsieur Charles attendait Pierre: il y avait eu pendant la nuit une nouvelle bagarre chez Moore. Le substitut bondit: "J'en ai assez. Faites-le chercher." Un commissaire l'amena, paisible et souriant à son habitude.
- Monsieur Moore, je ne vous interroge pas. Je sais que c'est inutile. Mais vous êtes étranger; à la prochaine rixe dans votre bar, vous serez expulsé. Est-ce entendu?
- Monsieur le Substitut, je prendrai mes mesures.
Un bon point. J'ai trouvé le système. Belle journée!
Il se frottait encore les mains, quand un planton introduisit François Préalle. Il était pâle, défait, et se laissa tomber sur une chaise.
- Qu'y a-t-il? L'enfant?
- Non. Je suis licencié. Congédié ignoblement. En arrivant à la C.C.A., Je me suis rendu chez Monsieur André pour excuser mon retard et lui apprendre la nouvelle. Il m'a félicité avec affabilité, l'hypocrite. Puis je me suis dirigé vers mon guichet. Un autre agent l'occupait qui, d'un air embarrassé, m'a tendu deux plis. Deux lettres de la direction générale. L'une m'infligeait un blâme pour lui avoir écrit sans passer par la voie hiérarchique -- vous vous rappelez? Le billet par lequel j'envoyais des annexes oubliées. L'autre mettait fin sur le champ à mon engagement avec une indemnité de trois mois d'appointements.
- Sans motifs? Vous n'allez pas vous laisser faire?
- Il n'y a pas à discuter. Ils s'en sont réservés le droit par une clause du contrat. On n'articule aucun grief, je ne puis donc pas même me justifier.
- C'est honteux.
- Je restais là, ne parvenant pas à me remettre du coup, quand André s'est approché. J'ai vu dans ses yeux une lueur de triomphe qui m'a fait comprendre que cet homme me détestait, qu'il avait machiné tout cela. "Vos tickets sont à votre disposition, me dit-il. Vu l'état de Madame Préalle, je vous autorise à rester trois semaines encore dans votre maison".
- Vous allez rentrer en Belgique!
- Impossible, on ne paie que mon voyage et je n'ai pas d'économies pour supporter celui de ma femme. J'ai droit à une indemnité, il ne me restera à peu près rien à toucher. Et puis, rentrer en Belgique, c'est être sur le pavé là-bas. Autant l'être ici. Une seule chose m'effraie...
- Gabrielle...
- Oui, je n'ose lui annoncer ce coup en ce moment. Je dois lui jouer la comédie. Il faut que vous m'y aidiez...
Les jours qui suivirent, François quitta sa maison à l'heure accoutumée, rentra comme s'il revenait du bureau, s'ingénia à retrouver de vieilles histoires de clients à raconter comme si elles s'étaient passées dans la journée, alors qu'il était en réalité resté à lire, à se morfondre, dans la "salle de bal". Jeanne allait chez son amie, lui tenait compagnie, écartait les importuns. Elles aidait à soigner le petit Claude, "la merveille", et c'était comme si l'enfant eut eu deux mères.
Quand on était tous réunis, Pierre dispensait François de parler en racontant ses histoires de parquet.
- Ce Moore, quel type! Plus de rixe chez lui, maintenant. Chaque fois que des ivrognes commencent à se montrer turbulents, il se met entre eux: un coup de poing à droite, un à gauche, et voilà nos deux gaillards assommés. Il les jette fort proprement à la rue, toujours calme et souriant. Là, ils se battent s'ils en sont encore capables, et la police parvient parfois à les cueillir. Mais alors, toujours rien de changé pour le parquet: l'Ecossais me répond qu'il ne se souvient de rien avec son imperturbable politesse.
Un jour, Pierre revint avec une nouvelle:
- Jeanne, notre musicien mélancolique, le violoniste qui nous faisait rêver, l'âme solitaire, sais-tu qui c'est? Moore lui même. Je lui ai demandé ce matin: "Où avez-vous donc si bien appris le français? - En Belgique, Monsieur le substitut. Je suis premier prix de violon du conservatoire de Bruxelles." Et je me trouve devant un lettré comme j'en ai rarement rencontré: il a séjourné en Italie, en France, visité tous les musées, lu tous les poèmes... Et après cela, le Picadilly Bar! Nous qui nous exaltions à l'idée du cœur souffrant, c'était simplement ce tenancier de cabaret louche...
- Mais, chéri, quand est-il lui-même? Quand il joue ou quand il frappe? Quelle énigme; ange ou démon?
Deux jours plus tard, Moore était encore à l'ordre du jour:
- Décidément, il joue à l'ange de la paix, mais par des méthodes bien à lui. Cette nuit, pour calmer un de ses clients, il l'a tellement mal arrangé qu'on a dû le transporter à l’hôpital. Un costaud pourtant, une vieille connaissance, le prospecteur Joe Burns. Une société l'a engagé, et il court la brousse avec quelques noirs, mangeant à peine, ne trouvant rien, mais espérant toujours la grosse découverte qui lui apporterait le pactole. De temps en temps, il revient à la ville, et ce sont des noubas à tout casser. Même sa tête, quand il échoue chez Moore.
Jeanne restait rêveuse.
- Avec ton parquet, je t'en veux de m'avoir dépoétisé mon romantique musicien. Pourquoi n'essayez-vous pas de le reclasser? Vous pourriez le prendre comme interprète.
- Quel sourire déférent il opposerait à une telle proposition... Et puis, nous avons un interprète. Moi grâce à mon anglais, je m'en tire toujours, mais avec les Italiens, les Grecs, les Juifs allemands, mes collègues emploient volontiers monsieur Beau, Grec à la face turque, distingué, d'une éducation parfaite lui aussi, et cependant râpé, dépenaillé, vivant à la lisière de la ville, dans un lieu perdu. Tenancier de l'Union Hôtel, où on ne voit jamais de clients le jour, mais illuminé toute la nuit. Quand tu te promènes, tu ne te figures pas quels types curieux, quelles énigmes tu croises, ma petite naïve!
Le jour des relevailles approchait. François était toujours déprimé, inactif. "Voyons, lui dit Pierre, on ne peut cacher la situation plus longtemps à Gabrielle. De l'énergie: ta femme a du ressort, que diable!"
Oui, elle était courageuse: "Qu'importe, fit-elle, à la volonté de Dieu. Nous nous aimons, nous avons notre petite merveille, nous serons heureux... On te connaît, mon ami, on a pu apprécier tes qualités, tu trouveras aisément une autre place. Rien n'est jamais aussi beau ni aussi mal qu'on le croit." L'anxiété du coup à lui porter disparue, François se sentit soudain galvanisé: "Mais oui, j'ai perdu trop de temps. Je vais me mettre en campagne sur le champ." Il revint bientôt la face illuminée:
- Je suis allé à la Générale des Mines, chez le chef du personnel, Morlant, avec qui j'ai eu souvent affaire à la C.C.A. Il m'a accueilli bras ouverts: "Des hommes comme vous, monsieur Préalle, on est toujours heureux de se les attacher. Nous avons en ce moment plusieurs places libres, revenez demain, j'en aurai parlé à la direction." A la Générale, vous vous rendez compte, ce sera mieux que les assurances. Et puis, j'ai un projet. Il faut plus d'une corde à son arc, je ne veux plus être pris sans ver si je suis encore victime d'un traquenard comme celui où m'a fait tomber le bel Agapit. Je vais me construire un magasin. Moi-même, avec des tôles et du bois, un bazar pour indigènes. J'y installerai un capita noir qui y vendra toutes espèces de marchandises...
Le lendemain, François revint déconfit :
- Je n'y comprends rien. Morlant m'a reçu d'un air embarrassé et m'a dit: "Je regrette vraiment, cher monsieur Préalle. Je m'étais trompé, nous n'avons rien de libre en ce moment." Bah, c'eût été trop beau de réussir du premier coup, je décrocherai mieux ailleurs. En attendant, j'ai pu louer un terrain pour mon magasin, j'ai trouvé un menuisier noir pour m'aider, j'ai acheté les matériaux, dès demain je commencerai la construction.
"Notre île est sans doute portée sur les cartes, disait Jeanne, vois donc comme on en prend le chemin!" Presque chaque jour amenait quelque visiteur. Il y eut d'abord Guy Moerenhout de la Trinette. L'ancien fiancé de Yolande était maintenant chargé d'inspections dans les districts et revenait rarement à la ville. Négligé, la barbe longue, se répandant en discours amers, Jeanne ne trouva rien en lui du prestigieux officier que Pierre lui avait décrit autrefois. "Les femmes, quelles gueuses, dit-il au substitut. Cette Yolande s'est jouée de moi comme d'un pantin, à mon départ pour l'Afrique elle était déjà fiancée officieusement au vieux baron de la Robaye, j'étais le seul à l'ignorer. Aussi maintenant, je me contenterai d'une femelle, une négresse, c'est encore le plus propre." Pourtant, en société, l'habitude reprenait ses droits. Sitôt assis près de Jeanne, il fit un effort de conversation: "Vous connaissez sans doute les de Champ de la Vallée ? Le directeur général Pilon, l'ami de mon père, me disait..." Mais bientôt l'ennui reparut sur son visage et il s'en alla.
Renkin, le chef de poste de Kishila, revenait d'Europe. Lui aussi avait perdu son optimisme:" A mon arrivée en Belgique je me suis marié. Ma fiancée paraissait toujours fort éprise et nous eûmes quelques semaines de bonheur parfait. Puis, coup de foudre, ma belle-mère m'a signifié qu'à aucun prix elle ne permettrait à sa fille de partir en Afrique. Je croyais à une boutade, mais ma femme m'a déclaré que, même mariée, elle se considérait comme devant obéissance à sa mère. Et je retourne seul dans ce beau poste du lac où j'ai tant de fois rêvé d'une famille, de gais enfants autour de moi..."
Il y eut encore le docteur Poulot et sa femme. On les avait rencontrés chez Gabrielle, que le docteur avait soignée, et madame Poulot, la belle Danitza, avait immédiatement annoncé sa visite. Car c'est elle qui décidait de tout dans le ménage. Grand, sec, fatigué, le docteur n'était guère dans la vie que le mari de la séduisante Dalmate. C'est sur les bancs de l'université qu'il avait fait la connaissance de cette flexible slave, portant au-dessus d'un cou allongé une tête aux traits accusés, aux cheveux d'encre, aux grands yeux noirs pleins de flamme. Comme tous ceux qui l'approchaient, Poulot en était tombé immédiatement épris. Il n'avait jamais compris pourquoi elle l'avait agréé de préférence à vingt autres. A peine mariés, il avait dû perdre tout espoir de reprendre la clientèle de son père et de vivre bourgeoisement dans la capitale, car sa femme était immédiatement entrée en lutte contre ses parents, ses frères, ses belles-sœurs, ses amis, jalouse de tous ceux qui avaient été ses familiers. Dans leur intérieur, elle était sans cesse frénétique. Dès que Poulot rentrait et mettait ses pantoufles, elle commençait à arpenter leur salon à grands pas, lui faisant une revue de la journée, ou plutôt de ses griefs de la journée, contre les boys, les voisins, les fournisseurs, les passants et l'humanité en général. Le pauvre mari, fatigué de ses consultations et de son dispensaire, prenait un journal ou un livre. Prestement, elle le lui arrachait des mains: "Malotru, lire quand une femme vous parle!" En visite, c'était un couple bruyant. Comme Danitza, au début de leurs relations, n'avait que peu de connaissance du français, Poulot, croyant se faire mieux comprendre, avait pris l'habitude de crier pour lui parler, et maintenant il prononçait la moindre phrase d'une voix tonitruante. Tout le monde le croyait
sourd. Danitza, elle, passait en revue avec volubilité tous les potins de la ville. Elle distribuait en même temps des sourires et des regards langoureux qui n'avaient que peu de rapports avec ses phrases pointues. Jeanne avait un petit chat noir plein de vie. Dès son arrivée, Danitza s'en empara, brandissant parfois la bête effrayée pour ponctuer son geste. En partant, elle l'emporta: "Cet amour, je l'aime trop, je le veux cette nuit à mes pieds! Je vous le renverrai dans quelques jours!"
Le tonnerre de Poulot conjugué avec la crécelle de Danitza n'étaient pas parvenus à réveiller Maximilien Maxime. Le contrôleur des terres était venu à cinq heures. Après une phrase sur son séjour à Kyombo, il s'était installé dans un des fauteuils d'osier et immédiatement assoupi. A sept heures, le remue-ménage des préparatifs du souper l'avait réveillé. Il avait repris la conversation au point où il l'avait laissée. Chose mystérieuse, pendant son sommeil, il avançait parfois machinalement la main et portait le verre à ses lèvres, si bien que, tout endormi qu'il fut, il avait vidé trois whiskies.
Ces apéritifs lui plurent sans doute. Il revint plusieurs fois. Madrus et ses histoires de chasse, Meunier rempli de graves conseils, deux ou trois autres encore. Il y avait des visiteurs chaque jour. "Chéri, t'imaginais-tu qu'une femme enceinte puisse être l'objet d'une cour? Je vais croire que je ne suis pas trop vilaine, à les voir si empressés.
- Que veux-tu dire?
- Que notre île va bientôt ressembler à celle de Brunnehilde, que tu me décrivais dans tes lettres. Ne sois pas jaloux, au moins, si tu savais comme ils m'agacent.
- Jaloux, moi? D'abord, je crois que tu exagères un peu, ces gens sont simplement polis. Et puis, je te connais, je ne crains rien. Je trouve seulement qu'ils sont encombrants et que les dépenses de whisky deviennent un peu fortes. Sais-tu quoi? Nous sortirons tous les après cinq heures, le combat finira faute de combattants.
Voilà qui est bien arrangé. Bientôt la cour de Danitza s'en trouvera accrue d'autant. Mais il en reste une petite blessure au cœur de Jeanne: ne serait-il pas jaloux, s'il m'aimait comme je l'aime? Ne serait-il pas plus clairvoyant, ne comprendrait-il pas ce qu'il y a au fond des yeux de Gabrielle quand on parle d'Agapit André? Moi, si Danitza avait tourné autour de lui, j'aurais...
Chaque jour, François rentrait déçu. Il avait beau multiplier les démarches, faire le tour des sociétés belges, les grandes, les petites, partout il était éconduit. Cependant, il y avait des emplois vacants. Même la Générale des Mines venait d'engager un Anglais et un Français inconnus débarqués du dernier train. Une sorte de rage montait en lui quand, avec son menuisier nègre, il assemblait à grands coups de marteaux sa bicoque près de la gare. Il en peignit lui-même la grande enseigne: "Matabiche-Bazar". Les trois semaines étant écoulées, ils durent quitter la maison: les Balon les recueillirent. Enfin, un jour il rentra avec des frémissements dans la voix:
- J'ai le mot de l'énigme. J'ai rencontré Morlant qui, d'un air apitoyé, m'a dit: "Monsieur Préalle, abandonnez la partie. Vous ne serez engagé nulle part.
- Qu'a-t-on à me reprocher?
- Rien. Promettez-moi le secret, car j'y risque ma place.
- Comptez sur moi.
- Voici. Tout le monde vous sait travailleur, consciencieux, expérimenté. On voudrait vous embaucher. Mais il existe une entente entre les sociétés: elles se sont engagées à ne pas reprendre à leur service celui qui serait congédié par l'une d'elles. Monsieur André exige le respect de l'accord. C'est criminel, injuste, mais c'est un des revers de ce capitalisme qui rend notre province si florissante. Bien entendu, confidentiel n'est-ce pas? Voilà. Je serais un stiff, on me prendrait... Mais je ne me décourage pas. Les Belges me renient, je frapperai à la porte des étrangers!
Dès le lendemain, il put enfin crier victoire, il était engagé comme comptable par un boucher Ecossais, avec des appointements doubles de ce qu'il touchait à la C.C.A.. Il avait pu louer une maison, une modeste maison de tôles posées à même le sol, étroite, laide, "'mais on la garnira!" Enfin, le magasin était ouvert: le mot "matabiche", cadeaux, avait un effet magique: les premiers acheteurs s'étaient rapidement présentés. Le vent était de nouveau à l'optimisme.
IV
La rédaction du procès-verbal que Jef Houlemans envoyait de Kambove avait dû coûter bien des efforts au brave brusseleer. Que de grands mots, pour dire que, ayant rencontré des indigènes porteurs de paquets, il avait ouvert ceux-ci et découvert des objets provenant sans conteste d'un vol commis la nuit même. Alors, considérant avoir ainsi pincé la fameuse bande depuis si longtemps recherchée, "je les ai, continuait-il, habilement cuisinés et enserrés dans le fil de leurs contradictions, ce qui les a fait fondre en aveux complets et détaillés. Ils n'ont pas pu me cacher plus longtemps qu'ils employaient un soporifique qu'ils m'ont délivré. Moi, officier de police judiciaire, constate que cet élément consiste en des feuilles d'arbre séchées. A titre d'expérience, je soussigné j'ai absorbé une poignée de ces feuilles, après quoi je me suis endormi d'un sommeil profond qui a duré plusieurs heures sans me réveiller. Je jure que le présent procès-verbal est sincère et est l'expression de la vérité."
Enfin, les fameux cambrioleurs étaient pris et leur procédé connu! Le procureur et les substituts se hâtèrent vers la véranda où attendaient les noirs. Ils aperçurent trois nègres chétifs à l'air piteux. "C'était notre second vol. Nous avons acheté ces feuilles à un féticheur arrivé il y a trois jours à la mine. Nous ne sommes pour rien dans tous les autres vols. Des voleurs, il y en a beaucoup..." Visiblement, ceux-ci n'étaient pas la fameuse bande, mais de pâles imitateurs. "Soit, fit monsieur Charles, mais nous avons le fameux dawa. Je pars au laboratoire le faire analyser."
- Cela, s'exclama le pharmacien Pelus, un gros diable jovial et barbu qui habitait non loin de César Rossino, ce sont des feuilles d'un mimosacée très vulgaire. Inutile de procéder à une analyse, elles n'ont aucune propriété.
- Mais le sommeil du commissaire Houlemans?
- Imagination ou peut-être a-t-il pris quelques verres de bière pour les faire descendre.
Hélas pour les ambitions du fils des Marolles, le pharmacien avait raison. Quand Pierre interrogea les prévenus.
- Vous endormiez les blancs avec ces feuilles?
- Oui, bwana.
- Comment faisiez-vous pour les leur faire manger?
- Nous ne les faisions pas manger au blanc. Comment serait-ce possible? Ce n'est pas ainsi qu'agissent nos feuilles.
L'un de nous...
- C'était moi, fit un gringalet.
- Oui, il se couchait sur le sol devant la maison, il fermait les yeux, on répandait des feuilles tout autour de lui.
- Alors je faisais semblant de dormir très fort. Cela s'est passé comme le féticheur l'avait annoncé: tant que je fermais les yeux, les blancs ne pouvaient s'éveiller.
Voilà: pure superstition, mais qui leur donnait de l'audace. Silencieux, entièrement nus, noirs dans l'obscurité de la nuit et agissant sans crainte, il était assez naturel qu'ils réussissent leurs coups.
- Il ont été maladroits ensuite, parce que n'étaient que des apprentis. Mais la grande bande continue, nous n'avons pas terminé nos efforts. Par contre nous sommes provisoirement tranquilles du côté de Moore: il a disparu. Hier matin, on a trouvé son bar entièrement vidé. Bon débarras!
Voilà ce que racontait Pierre chez Préalle un soir de saison sèche. Il faisait froid, on avait dû tirer les pardessus des malles. François était rentré tard de son travail. C'est que la vie chez le boucher était rude: le système de vente en vigueur, bons de commande remis aux boys, facture le lendemain pour la livraison à domicile, comptes de clients avec relevés mensuels, exigeait du comptable une énorme paperasserie à exemplaires multiples. Il devait être au poste dès six heures du matin, et, après l'interruption de midi, reprendre jusqu'à six ou sept heures du soir, ayant travaillé sans cesse dans le brouhaha des trois ou quatre bouchers en tabliers verts, des disputes avec les clients noirs, des querelles des servants et des brèves interventions du sec Ecossais qui allait sans cesse de l'un à l'autre en les harcelant. Ce travail terminé, François se rendait encore au "Matabiche Bazar" vérifier la caisse et inventorier les marchandises vendues par le capita pendant la journée. C'était exténuant.
- N'importe, on vit bien, n'est-ce pas, mon Andalouse aux yeux de velours!
- Fou, disait Gabrielle, contente-toi d'une Liégeoise.
- Avec cette beauté? Non, tu viens d'un pays de soleil. D'Orient! Tiens, Pierre, tu vas me faire un plaisir. On vend des paquets de cigarettes qui contiennent tous comme prime un petit rectangle de soie aux dessins de tapis persans. Fumes-en, elles sont excellentes, et donne-moi ces rectangles.
- Qu'en feras-tu?
- Des coussins, des tapisseries, tout un salon oriental comme cadre pour ma houri!
On rit, et Pierre promit de fumer beaucoup. "Je t'aiderai", plaisanta Jeanne. Mais il était près de onze heures, ils repartirent par les avenues désertes. Le froid leur paraissait intense, ils marchaient étroitement serrés pour se réchauffer. Le firmament était lumineux, resplendissant de constellations.
- Qu'ils nous sont étrangers, fit Pierre, ces astres inconnus du ciel austral! Le vieux pâtre de Daudet ne reconnaîtrait pas ici ses étoiles familières et ne pourrait raconter leurs vieilles légendes.
- Comme tu manques de tendresse, mon chéri. Pourquoi ne penses-tu pas plutôt aux étoiles qui protègent les amoureux. Toi, le fervent de Samain, tu devrais évoquer celles qui veillent sur le sommeil de Canope, ou celles qui contemplent Mélanthe et Clydie, enlacés comme nous.
- "Enivrés de la nuit transparente et sublime"
- Comme c'est bien cela, n'est-ce pas? Hélas, nous ne pouvons comme eux prononcer ici leurs noms doux et mystérieux, tu te souviens, "Pégase, Cassiopée insigne--Andromède et la Lyre, et la Vierge, et le Cygne..."
- Comme tu connais tout cela!
- En ton absence, j'ai tant lu et relu les poètes que tu préférais! Je croyais ainsi te sentir plus près de moi.
- Et pendant ce temps, je me passionnais pour Racine et pour La Bruyère... "Cassiopée insigne..." Mais ces astres-ci peuvent aussi nous émouvoir, il y a dans ce ciel toute une faune et une fleur de rêve. C'est ici que brille Canope, et le Paon, l'Oiseau du Paradis, le Phénix, la Colombe, beaux oiseaux de feu, pléiades inconnues, claires géométries des splendeurs azurées...
- Tais-toi, tu me ferais pleurer. Tu sembles réciter des litanies à des divinités inconnues. Si les astres sont différents, c'est le même ciel unique, le même Dieu qui veille sur nous. Si ce pays est de Tropiques et de nègres, et le nôtre de houillères et de draches nationales, tout cela n'est que le décor, sous nos pieds, c'est toujours la même terre...
En elle-même, se blottissant contre lui, Jeanne pensait encore: "Et tu as beau avoir changé, être si différent de ce que j'attendais, tu es toujours mon Pierre!"
C'est cette nuit là que Minguels dût se relever et, sous les astres bienveillants qu'ils avaient invoqués, alla en vélo réveiller le docteur Rossino et la femme de fonctionnaire qui, en prenant des airs de grande dame qui déchoit, consentait à exercer son métier d'accoucheuse. Puis il s'assit près du lit où Jeanne essayait de surmonter ses souffrances. Elles tendit la main, il la pressa dans la sienne d'une étreinte où il semblait que, amour, douleur, espoir, souvenirs, tout se confondait, tout leur était commun. Le médecin voulu l'écarter, mais elle ne le permit pas, c'est de cette étreinte qu'elle puisait sa force. Il faisait glacial. A tous moments, le docteur et la sage-femme s'éclipsaient pour aller tendre leurs mains aux feux des braseros que les boys avaient allumés dans de vieux bidons. A six heures, Gérard fit son entrée dans le monde. Il était blond, il était vigoureux. Mon fils... notre enfant... "Ouf, c'est fini! Enveloppez-le bien. On est content de pouvoir aller enfin se réchauffer", fit César.
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